Saynète n° 56

 

 

Dom Garcie
« Ah Madame, il suffit, pour me rendre croyable,
Que ce qu’on vous promet doit être inviolable
Et que l’heur d’obéir à sa divinité
Ouvre aux plus grands efforts trop de facilité
Que le ciel me déclare une éternelle guerre,
Que je tombe à vos pieds d’un éclat de tonnerre,
Ou, pour périr encore par de plus rudes coups,
Puissé-je voir sur moi fondre votre courroux,
Si jamais mon amour descend à la faiblesse
De manquer aux devoirs d’une telle promesse,
Si jamais dans mon âme aucun jaloux transport
Fait…!

(Dom Pèdre apporte un billet.)

Done Elvire
J’en étais en peine, et tu m’obliges fort.
Que le courrier attende. A ces regards qu’il jette,
Vois-je pas déjà que cet écrit l’inquiète ?
Prodigieux effet de son tempérament !
Qui vous arrête, Prince, au milieu de serment ?

Dom Garcie
J’ai cru que vous aviez quelque secret ensemble,
Et je ne voulais pas l’interrompre. »

Molière, Dom Garcie de Navarre, dans Œuvres Complètes, t. I, Paris, Garnier, 2014, p. 265-266

 

 


Augustin Leroy

21/01/2017

 

 

L’argument est simple : Done Elvire, princesse en fuite dépossédée de son royaume, a trouvé refuge dans la maison de Dom Garcie, Prince de Navarre et homme jaloux. Tous deux s’aiment mais la jalousie de Dom Garcie est telle que le Prince manque à la bienséance et aux codes de la courtoisie, demandant toujours un supplément de preuve pour pouvoir donner crédit à l’amour que lui promet son amante. Done Elvire, outrée par cette passion tyrannique, lui demande de calmer ses angoisses pour le bien-être de leur relation. Elle satisfait par là le désir d’aveu du Prince, puisqu’en lui demandant de croire en l’amour qu’elle lui porte, elle confirme la réciprocité de leur lien. Et Dom Garcie, aux anges, de lui jurer que « C’en est fait, je renonce à mes soupçons jaloux ». La Princesse est méfiante : « je doute fort / Si vous pourrez sur vous faire ce grand effort ». Mais le prince, et c’est là que débute notre extrait, s’engage, à grands renforts d’hyperboles, de prières et de fictions héroïques héritées de la tradition courtoise, à murer dans le silence cette angoisse sourde qui lui faisait questionner la franchise et l’honnêteté de celle qu’il aime. Il en appelle même le ciel à témoin et se voue à une mort mythique dans le cas où il manquerait à sa promesse : Dom Garcie tendance Drama Queen.

Au moment où l’acteur va finir sa tirade, il est soudain interrompu : le théâtre s’ouvre. Côté jardin entre un écuyer, porteur d’un billet adressé à Done Elvire. Il le lui donne et s’enfuit côté cour, sans mot dire. L’amoureux, qui jurait que plus jamais il ne serait jaloux, est coupé dans son élan. Le silence se fait, le temps passe, l’amante lit le billet.

Dans ma tête se superposent d’autres scènes, que je n’ai pas vues qu’au théâtre ou dans les films et qui ne sont pas toujours un jeu : une dispute, de la colère et des pleurs, des promesses que, plus jamais on ne recommencera, tu sais, c’est parce que je me sens si vulnérable… Et alors que le conflit semblait trouver une issue paisible, un texto est reçu, c’est le téléphone qui sonne, les deux tonalités de Facebook qui me rappellent que le monde, dans sa radicale altérité, existe : autant de signaux qui dessinent des figures rivales, ennemies, susceptibles de menacer l’amant jaloux -- Dom Garcie ou moi ?

Done Elvire sent bien ce que ce billet a de fâcheux pour le jaloux paranoïaque, mais il faut le lire, car il en va de la reconnaissance de sa propre liberté ; sans compter que l’affaire est peut-être urgente et peut concerner sa survie ou celle de ses amis, de ses parents. C’est ce que laissent entendre les deux phrases qu’elle prononce : la première dit l’impatiente fébrilité de l’attente, l’espérance de recevoir des nouvelles de ses proches ; la seconde, en demandant au messager de rester disponible, affirme son besoin urgent de répondre. L’extériorité, ouverte comme une plaie, ne se referme pas. A côté de la relation amoureuse perdure l’autre versant de la sociabilité –les rapports familiaux et amicaux qui lient les individus entre eux.

Certes, elle voit l’inquiétude poindre dans le regard de son amant qui attend qu’on le rassure. Mais voilà, il vient de jurer que la jalousie, c’était fini ! La civilité exige que la violence des passions, bien que douloureuse, s’articule à une économie de la relation et que le Prince, si blessé soit-il, fasse preuve de conciliation ; par égard pour l’élue de son cœur, il lui faut négocier avec les monstres d’angoisse tapis dans sa poitrine et ne pas laisser la jalousie occuper toute la place dévolue à son désir. Done Elvire lui pose donc cette question dont elle connaît déjà la réponse car elle veut voir si la promesse faite avec tant d’élan a pu survivre à ce billet dont il ignore le contenu : « Qui vous arrête, Prince, au milieu de ce serment ? ». Le Prince de Navarre prend alors la posture du grand seigneur, respectueux du sentiment d’autrui, faisant comme s’il pouvait accepter sans discuter, sans faillir, que celle qu’il aime possède aussi une vie où il n’a aucune place : « J’ai cru que vous aviez quelque secret ensemble / Et je ne voulais pas l’interrompre ». Pourtant sa figure est pâle, il cherche un appui, ses yeux tournent en tous sens : il sent saillir « un mal qui tout à coup vient d’attaquer [s]on cœur ». Il veut se plaindre ! Mais sa plainte ne se laisse pas dire, puisqu’il vient de jurer qu’il ne se plaindrait plus. Que faire ? D’un côté, la jalousie le ronge et lui brûle le cœur. De l’autre, il a promis et il veut prouver qu’il est homme d’honneur et qu’il tient sa parole.

Le dilemme se résoudra par une ruse de la Princesse permettant aux deux partis de consentir à une solution : elle lui proposera de lire le billet et il acceptera, parce qu’elle le lui demande, et que sa volonté « toujours [lui] doit être soumise ». Clairvoyante, mais soucieuse d’éviter le conflit, la princesse consent à l’évidence d’un petit mensonge pour se soustraire l’un l’autre à l’imminence d’un terrible différend qui pourrait conduire à la rupture : « Oui, oui Prince, tenez : vous le lirez pour moi ». En concédant au Prince une issue, elle sauve tout autant l’honneur masculin que l’intégrité de son intimité.

Tout l’enjeu de cette scène repose pour moi sur le hasard de la lettre qui arrive au mauvais moment. C’est, dans la chronologie des évènements, la part d’incompréhensible qui manque de faire échouer la tentative de négociation des amants : le billet a été porté sans égard pour leur amour, donnant à croire que la fatalité de la relation amoureuse pouvait être altérée dans son cours interne par un accident. Cette insignifiance qui échappe si sournoisement au désir de sens de l’amant jaloux (qui cherche la preuve et la preuve de la preuve) ne peut être acceptée comme contingence. D’où le fait qu’il lui confère une signification qui complaît à sa propre paranoïa. La jalousie fonctionne ainsi : elle transperce l’opacité ou le défaut du sens, le force en voulant le placer sous le régime de l’évidence. Pour y échapper, il faut toute la sensibilité inventive d’une amante et un peu de théâtre.

D’une part, la décomposition du lien affectif qui unit les deux personnages n’a pas lieu grâce à l’astuce d’Elvire. Au lieu d’être impassible, comme elle eût pu être en droit de l’être, elle sent dans sa chair que celui qui l’oppresse souffre aussi. Tout en sachant que le Prince a résolument tort, elle joue, fait semblant de céder. Ainsi, elle déplace la souffrance vers une expérience de la civilité, c’est-à-dire qu’elle atténue la douleur et l’ouvre sur un jeu qui ménage la possibilité d’une retraite pour lui et pour elle, sans pour autant neutraliser la possibilité d’être ensemble.

D’autre part, la ruse de la Princesse déplace la vive souffrance du Prince par un procédé comique, préservant ainsi le spectateur d’une communion avec le pâtir du jaloux. Ce dernier figure le point de recoupement entre un rêve de tout-pouvoir et l’aveu d’une irréparable fragilité. Le jaloux n’aime rien de ce qui excède l’emprise de sa passion et sur lequel il n’a aucune prise. Le spectateur, précisément, peut à la fois frôler l’intériorité de cet état contradictoire et garder un pied à l’extérieur. Entre lui et la scène, il se déplace, transite, tour à tour amant, messager, Princesse et amante. Assis, mon livre dans les mains, je m’imagine, je joue au spectateur et transite à mon tour vers cette scène de mon esprit où s’incarnent mes angoisses ; elles s’apaisent sans s’effacer et mon cœur se déplie, sous les yeux mi-moqueurs mi-grondeurs, mais toujours doux, de la délicate Princesse.

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