Saynète n° 132.2.

 

Les misères commençaient alors dans Paris à se faire sentir, et les pauvres pâtissaient déjà beaucoup. Toutes les denrées enchérissaient ; et quoique ce fût peu souffrir pour une ville assiégée, cette disette ne laissait pas d’incommoder beaucoup, et surtout les pauvres. Les eaux étaient fort débordées cette année, et Paris était devenue semblable à la ville de Venise. La Seine le baignait entièrement : on allait par bateaux dans les rues ; mais, bien loin d’en recevoir de l’embellissement, ses habitants en souffraient de grands incommodités ; et les dames, pour faire voir leur beauté, ne se servaient nullement de ces gondoles si renommées que l’on admire sur les canaux vénitiens. La nature a mis un bel ordre en toutes choses : ce qui sert d’ornement en certains lieux serait une grande laideur en d’autres. Ainsi cette belle rivière, la richesse et la beauté de Paris, n’étant plus renfermée dans ses bornes ordinaires, ruinait par cette trop grande abondance de ses eaux, la ville qu’elle baignait plus qu’à son ordinaire, et lui ôtait les avantages qu’elle lui donne quand elle se contente de couler doucement dans son lit naturel.

Madame de Motteville, Chronique de la Fronde [1669], Paris, Mercure de France, 2003

Guido Furci

11/06/2022

 

J’ai toujours pensé aux villes comme à des dispositifs, des thermomètres capables de prendre la température de ce qui se passe autour, y compris en dehors de l’espace urbain. Ce qui « commence à se faire sentir » en ville – souvent sous la forme d’un écho, d’un ricochet, de houle ou de vague selon les circonstances – est ce qu’il nous est donné de percevoir d’un événement qui a lieu ailleurs, hors-champ. En ville il y a plein de choses qui se passent. Mais la ville est aussi un cadre au prisme duquel mesurer les rapports de cause à effet entre des endroits hétérogènes et distants. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’aime la campagne ; c’est aussi pourquoi je ne saurais pas habiter trop loin d’un « centre ». Parfois je me dis que mon besoin de me savoir proche d’un centre dépend en premier lieu de la peur que j’aurais de vivre dans un contexte où les dangers pourraient ne pas se manifester avec suffisamment de préavis. D’autres fois, je me dis que cette nécessité traduit plutôt une incapacité à trouver mon propre centre, loin d’un centre perçu par tous en tant que tel.

Paris est ma ville depuis bientôt seize ans. Une seule fois je l’ai vue « semblable à la ville de Venise ». C’était en 2016 je crois : « les eaux étaient fort débordées », mais on n’allait pas « par bateaux dans les rues ». On parlait de pluies torrentielles, de dérèglement climatique, de papillons susceptibles de provoquer des déluges d’un battement d’ailes à l’autre bout du monde. Enfin, on parlait surtout de pluies torrentielles et de dérèglement climatique, mais moi ça me faisait penser aux papillons. Je ne sais pas si « la nature a mis un bel ordre en toutes choses » (à vrai dire, je ne crois pas) ; cela dit, il m’arrive parfois de penser que la physique quantique a su mettre un magnifique désordre « en toutes choses ». Si j’avais été bon en maths, j’aurais probablement approfondi la question. Faute de pouvoir creuser les raisons d’un tel ressenti, je me laisse émerveiller par ce qu’il véhicule. Autrement dit, par le réseau de correspondances en vertu desquelles n’importe quel sujet devrait se penser en rapport au monde ; par ce que « les échelles » représentent, sur le plan politique, symbolique et expérientiel.

À ce propos : ce qui me questionne dans le texte de Madame de Motteville, en dépit de sa composante documentaire, c’est sa portée intrinsèquement « imagée ». Celle-ci me protège un peu de ce qui, au niveau factuel, risque de renvoyer à l’actualité de manière presque sarcastique. Par ailleurs, elle m’aide à penser moins approximativement que d’habitude à la « chronique » en tant que genre. N’y-aurait-il pas nécessairement quelque chose de chronique, dans une chronique ? Une chronique ne devrait-elle pas nécessairement se configurer autour de la possibilité d’établir un système de rimes entre les époques ? « Ce qui sert d’ornement » dans certains contextes « serait une grande laideur en d’autres » : est-il vraiment imaginable de ne pas recevoir cette phrase dans la continuité des interrogations qui précèdent et, pour ainsi dire, fuor di metafora ? En me le demandant, impossible de ne pas voir défiler dans ma tête quelques gondoles voguant en apesanteur.

 

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