Adage n°40.5.

 

Dindon perché, temps moullé

 
 

Lise Forment

16/07/2022

Je n’ai jamais entendu cet adage. Jamais. Et pourtant il résonne en moi, gros qu’il est de tous les dictons et leçons venus des champs, savoir populaire ou rural que j’aurais pu avoir en partage. Il n’en reste chez moi que quelques traces : des avertissements bien ancrés (dindon perché ou pas, mieux vaut se méfier des « saints de glace » !) ; de rares expressions, aussi, en gascon mal assuré (peu importe dans cette langue de l’enfance qu’on écrive « moullé » ou « mouillé »… si j’en crois le proverbe du mois, venu des Alpes plutôt que des Pyrénées, c’est « a bisto de nas » et de plumes de dindon qu’il faut prévoir le temps) ; et traversée par ce patois occitan mais incertain, j’ai hérité toute une collection de souvenirs qui n’ont jamais été les miens. Souvenirs au second degré, apanage tronqué de mes parents et de mes aïeux, éleveurs de dindons, entre autres bêtes familières.

Je n’ai fréquenté, de fait, que peu de dindons, mais par la grâce des repas de famille et des récits de ferme, cette bande de fieffés bagarreurs, mal emplumés, peuple ma mémoire. « Gloire de mon père » et « château de ma mère » réunis, je sais de source sûre que les dindons ne sont pas bêtes recommandables. De bons désherbants pour sûr, mais agressifs, terrifiants même, et très pénibles à garder. Chez moi, le dindon a mauvaise réputation.

Mais l’adage a parlé, et voilà donc le bougre d’animal réhabilité. Car ce que je comprends de cet octosyllabe (oui, faisons la diérèse !), a d’abord l’évidence d’une fable : celle d’un dindon météorologue. Et disons-le, l’utile don du dindon vaut bien les prédictions annuelles de Phil la marmotte ou les talents plus discutables de Paul le poulpe… À fable évidente, cependant, leçon ambivalente. Faut-il rire ou pleurer du temps qui va tourner ? Si le dindon se perche, réjouis-toi donc : la pluie va tomber, tes cultures seront bien arrosées… Mais si le dindon se perche, prends garde : comme lui, sauve tes plumes, protège tes biens et abrite les tiens… Proverbe à sens contraire ? Bon sens paysan face à la réversibilité dramatique d’une vie sans merci ? Que sais-je, mais qui de mieux perché, pour dire cette banale contradiction, que le dindon domestique, volatile bizarroïde, exotique et quotidien ?

Inquiétante familiarité du « poulet des Indes » : l’adage fait surgir une autre image, grotesque mais attachante. Le dindon, si moche fût-il, a des qualités photogéniques, que le perchoir vient révéler. Parmi les gallinacés, il a tout du rocker manqué : tête déplumée, crête des mauvais jours, comme renversée en goitre ; il fait le beau et la roue comme le paon, mais reste laid – désespérément. Plutôt Pete Doherty que Freddy Mercury, le dindon ressemble à un paon mouillé, un paon qui n’aurait pas su se percher à temps et serait sorti de l’averse tout délavé… Un paon qui aurait vécu toutes les intempéries, traversé les océans et les continents, échappé au massacre des siens, et qui continuerait de braver les éléments, de résister aux renards en tout genre – exilé, « perché » : « temps moulé ».

La graphie de l’adage, aussi étrange et familière que le dindon lui-même, finit de m’emporter ailleurs : et si « moullé » n’avait rien d’humide ? Le dindon perché, tel compère le chat, aurait le pouvoir d’arrêter le temps, de le mouler immobile. Dindon perché, temps moulé. Didon mouillée, temps perché… Le temps suspendu des souvenirs, le jeu des associations perchées font remonter à ma mémoire d’autres vignettes encore, tel ce moment burlesque où firent irruption dans un exercice de version latine toutes les basses-cours de mon enfance. Didon en dindon, irrémédiablement. Didon déshonorée par Énée, Didon bafouée, Didon abandonnée à son désespoir, et transformée par l’onomastique en dinde bouffonne… Didon dîna, dit-on, du dos dodu d’un dodu dindon !

Langues, temps et lieux désorientés, sans queue ni tête… mon texte erre, comme un poulet ou un dindon décapité… mais c’est Transitions, son pouvoir, sa magie, je suis perchée !

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