Saynète n° 131.2.

 

Le monsieur de Vienne, à Bruck an der Leitha.

Jusque-là, j’ai été seul, dos à la marche, sur une banquette à trois places. A tout hasard, j’ai mis une valise sur la place à côté. D’un seul coup d’oeil, le monsieur de Vienne jauge la situation : « Gestatten Sie » ? dit-il en désignant ma valise d’un doigt impeccable. Il s’assied, sort des papiers de serviette. Colonnes de chiffres, rubriques comptables. Il prend un stylo à bille, chausse ses lunettes. Je suis rassuré. Sans m’en rendre compte, je m’empêtre dans une conversation désespérante. La remarque de Canetti dans Jeux de regards à propos des bavards qu’on ne peut absolument pas éviter à Vienne. En voici un spécimen vivant. Après quelques questions, j’avoue être écrivain et traducteur. Il s’anime : je vois qu’il pense avoir fait une bonne prise. Je suis impuissant face aux importuns. Mais au moins le monsieur de Vienne est-il distrayant. A sa manière. Un peu trop de culture. Littérature – Hofmannsthal, Schnitzler, Roth, que j’ai traduits, puis musique. Richard Strauss, dit-il, est un compositeur plus original que Malher, parce que Malher est inimaginable sans Beethoven et Brahms, alors que Strauss, oui. C’est idiot, mais je le laisse dire. Le maestro Abbado, poursuit-il, vise les places laissées vacantes par Karajan à Vienne et à Salzbourg, et non sans succès, je le verrai. Malheureusement, ça m’est égal. Lui, non. Il s’énerve comme s’il était question de football. C’est toute la différence, me dis-je. Il ne critique pas non plus le système. Aucun système. Quelle harmonie. « J’ai vécu 1956 comme vous, les Hongrois », dit-il soudain. Il avait été profondément bouleversé. Ensuite, il est venu en aide aux réfugiés, il a travaillé pendant un an dans une sorte d’organisation de secours, si j’ai bien compris. Je lui demande : « Et 1968 ? ». Il répond que cela ne contenait rien de nouveau pour lui. A présent, à son grand-âge (il dit avoir soixante-dix ans, je lui en donnerais quinze de moins), il a trouvé Dieu, son propre Dieu, un Dieu personnel. Il est arrivé au point où il peut prier n’importe où, n’importe quand, dans n’importe quelles circonstances. Je finis par l’apprécier, c’est indéniable. Bien que je manque par sa faute les étapes de l’arrivée. Parce que j’aime traverser les sinistres banlieues désertes, j’aime quand autour de moi la ville se met d’un coup à bouillonner, à palpiter et qu’après quelques soubresauts surprenants, elle prend vie. D’un autre côté, cette conversation est la plus appropriée des arrivées à Vienne. C’est comme dans un roman de fin de siècle. (Peut-être chez Paul de Kock que Krúdy[1] cite sans cesse : mais Paul de Kock at-il vraiment existé ou Krúdy l’a-t-il inventé pour pouvoir le citer ? « Ganz recht » me dit avec un sourire le monsieur de Vienne en entendant ma remarque. Le train ralentit, je me lève, je descends mes bagages, j’enfile mon manteau. Le temps de me retourner, je ne vois plus nulle part le monsieur de Vienne. Il a disparu, il s’est évaporé dans l’air comme s’il n'avait été qu’un rêve. Peut-être bien, me dis-je : il a disparu comme Paul de Kock que Krúdy avait rêvé. Sérénité de la descente du train, prévoyance des chariots à bagages, des portes en verre qui s’ouvrent automatiquement. Vienne m’accueille avec un soleil voilé. Des gravats s’amoncellent en face de la gare ; impressions familières. (J’apprendrais plus tard que ce n’est que le chantier du métro). Le chauffeur de taxi est digne et serviable. Je lorgne avec angoisse sur le compteur pour voir si les cent quatre-vingts schillings négociés en plus du chèque de voyage suffiront à payer le taxi que le billet de train à tarif réduit a rendu indispensable. A peine. Avec un petit pourboire. Au moment où le chauffeur me remercie poliment, je retrouve soudain mes esprits, je ne sais pas pourquoi. Je me sens comme un monsieur étranger. Je ne me connaissais pas sous cet angle ; j’éprouve un certain respect pour moi-même, comme quelqu’un qui voyage incognito. Un agent secret totalement inconnu, porteur d’une mission totalement inconnue. Pourvu qu’on ne me démasque pas, me dis-je avec anxiété.

Irme Kertész, L’Holocauste comme culture, traduit du hongrois par Nathalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, Actes Sud, 2009, p. 16-18.

[1] L'un des meilleurs prosateurs hongrois (1878-1933). (Toutes les notes sont des traducteurs).

Augustin Leroy

07/05/2022

 

Ce texte est tiré d'une série d'articles regroupés par Kertész dans un volume intitulé L'holocauste comme culture. Il s'agit du premier, où l'auteur relate le voyage qu'il effectue à Vienne pour un congrès sur la traduction. Pour ma part, je sais en ouvrant ce livre que Kertész a survécu à Auschwitz, où il a passé quelques mois lors de son adolescence. Vais-je nécessairement lire ce texte à travers ce prisme et mettre tout évènement signifiant sur le compte d’une écriture ayant survécu au désastre ? C’était la question que je me posais lorsque j’ouvris le livre pour la première fois.

Je fus très surpris de retrouver Kertész, la familiarité d’une écriture, d’un style, d’une attitude face au monde (j’ai lu plusieurs fois le Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas ), et de me sentir emmené loin d’Auschwitz, malgré le titre déprimant du livre. Ce qui est en jeu, ce n'est pas le témoignage de l'irreprésentable ou la recherche des traces, détails, symboles d’un monde ne pouvant s’expliquer que par la surdétermination qu’impose l’histoire du génocide perpétré par les nazis ; mais plutôt la possibilité même, pour l'écriture, de raconter une scène de la vie quotidienne dans les années 1980s (un voyage en train), une rencontre comme il en arrive régulièrement dans ce genre de scène et une conversation. Au fond, il est davantage question de culture que d’Holocauste, et cela me soulage, d’autant que malgré la hauteur apparente de l’énonciateur, qui n’est pas franchement ouvert à la rencontre avec un inconnu, je reconnais, entre lui et moi, quelque chose de partagé dans l’embarras que peuvent provoquer certaines scènes sociales.

Lorsque je vais chez le coiffeur, je croise les doigts qu’il ne me fasse pas la conversation. J’aime écouter celles des autres, divaguer, me taire, appréhender la forme de ma coupe (je suis myope, j’enlève mes lunettes et ne vois donc pas la progression, seulement le résultat, quand il est trop tard), et je trouve extrêmement pénible de devoir m’exposer en parlant à quelqu’un qui peut, d’un coup de tondeuse, se venger.

En somme, quelque chose du désir d’incognito du narrateur me touche dans le texte de Kertész, et j’éprouve un sentiment étrange, comme si je me reconnaissais dans l’énonciation d’un auteur hongrois ayant survécu à Auschwitz, même si je n’y suis pas allé, même si ma proximité avec cette histoire ne tient qu’au fait que je suis européen, relativement contemporain, que j’ai lu des témoignages, appris l’histoire à l’école. En somme, Auschwitz fait partie de ma culture, mais ce n’est pas pour ça que je lis ce texte, c’est parce que moi aussi, quand un inconnu m’adresse la parole dans un train où j’entendais me laisser hypnotiser par le paysage, une part de moi rêve d’un trou de silence où je pourrais me cacher, sans avoir à rendre compte de mon existence, ni devoir répondre et supporter ce que Baudelaire appelle si bien « la tyrannie de la face humaine ».

Ainsi, malgré l’éthos un peu suffisant du « je », qui semble avoir un peu trop de mépris pour le football (mon seul point de désaccord avec lui, qui me donne brusquement envie d’être assommant et le pousser hors de ses gonds, si si, un bon match avec des idiots qui hurlent, ça vaut la 9 e de Beethoven dirigée par Karajan), je suis touché par la voix presque palpable, blessable, qui enroule les mots du texte. Elle semble irrémédiablement désajustée par rapport au monde qui l’entoure, mal-foutue, incohérente. La parataxe et l’ellipse sont des outils stylistiques et narratifs que Kertész affectionne, et ce n’est pas une stratégie rhétorique pour dérouter le lecteur, mais une façon de rendre compte de l’incommunicabilité entre les intériorités :

« D’un seul coup d’oeil, le monsieur de Vienne jauge la situation : « Gestatten Sie » ? dit-il en désignant ma valise d’un doigt impeccable. Il s’assied, sort des papiers de serviette. Colonnes de chiffres, rubriques comptables. Il prend un stylo à bille, chausse ses lunettes. Je suis rassuré. Sans m’en rendre compte, je m’empêtre dans une conversation désespérante. »

« Rassuré » ; « désespérant ». Entre les deux, quoi ?

On pourrait voir du mépris, mais j’éprouve et suis touché par le désespoir réel du « je ». A chaque interlocution, il faut recommencer l’effort épuisant qui consiste à parler à quelqu’un. Kertész me fait sentir le prix de cette activité davantage que n’importe quel auteur : à peine le temps de dire « ouf, il me laissera tranquille », voilà la conversation engagée, parce que malgré tout, il n’est pas possible de ne pas répondre. Tragédie du quotidien, qui devient, sous la plume de Kertész, doucement drôle.

Oui, au fond, c’est ça : parce que parler, sociabiliser, est si coûteux, l’évidence qu’il n’y a pas d’autre choix que de répondre devient d’autant plus lumineuse, étonnamment rassurante, envisageable.

Parler à quelqu’un, ça se fait, et ça n’empêche pas de rêver, de retourner à sa solitude et à ses fantasmes, de glisser d’une identité à l’autre, de pouvoir s’inventer : « Je me sens comme un monsieur étranger. Je ne me connaissais pas sous cet angle ; j’éprouve un certain respect pour moi-même, comme quelqu’un qui voyage incognito. Un agent secret totalement inconnu, porteur d’une mission totalement inconnue. ».

Curieusement, c'est parce qu'il peut enfin n'être personne que le "je" se découvre un nouveau visage, peut devenir, justement, une personne. Toutes les déterminations sautent : d'où je viens, vers où, quelle est l’histoire de ce type, la sienne, la mienne, pourquoi porte-t-il un tatouage chiffré sur le bras, et ses yeux un peu fuyants et tristes, cernés…. La série des questions pourraient continuer jusqu'à remonter à la scène écrasante, les camps, le témoin, l'impossibilité d'être autre chose que le produit d'une histoire traumatique.

Oui, le droit à l’anonymat devrait faire partie des droits fondamentaux et inviolables de l’humanité, car il protège l'intériorité de la peur rampante, inévitable : celle de se retrouver à nouveau expulsable, enfermable, exterminable. Ou plutôt, elle la frôle. L’humour tragique de Kertész borde l’effondrement psychique, le retient – il est à mes yeux furieusement transitionnel.

Alors je préfère laisser suspendue une question qui me taraude depuis que j’ai lu le texte : le Monsieur de Vienne existe-t-il, ou n’est-il qu’un personnage imaginé par le narrateur, un interlocuteur halluciné ? Je ne veux pas répondre, parce que la réponse me fait trop peur : Kertész ne peut plus parler depuis Auschwitz, la possibilité de la parole s’est tue dans les camps, et moi qui n’y suis pas allé, je ne parle jamais non plus à quiconque, je ne sais pas pourquoi, ma voix est sans destination, et même en écrivant, il n’y a personne, seul, résolument seul, sans ami autre que le monsieur dont j’imagine en soupirant qu’il me parle alors que je suis seul dans ma chambre, malin, bien enfermé à double-tour, en train de parler au mur, au papier, à l’écran de mon ordinateur.

La peur est toute proche. « Pourvu qu’on ne me démasque pas, me dis-je avec anxiété ».

 

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