Dialogue n° 3.2.

 

 

 

Préambule

Le texte ci-dessous, de Michèle Rosellini, répond au dialogue engagé par Hélène Merlin-Kajman à propos de leurs saynètes respectives (1 et 2), toutes deux commentant un texte de L’Événement.

 

 



Enseignement, critique, littérature

 

Michèle Rosellini

02/04/2022
                                        

   

Chère Hélène,

La lecture attentive de ma saynète à laquelle tu te livres clarifie à mes propres yeux les enjeux qu’elle engage et que je n’avais pas perçus avec le degré de clairvoyance critique que tu manifestes. Je ne vais donc pas tenter d’apporter un éclairage théorique sur mon commentaire du passage d’Annie Ernaux puisque je suis d’accord avec celui que tu proposes si généreusement. Je vais plutôt tenter de poursuivre la réflexion sur les critères de la transitionnalité – ce qui, dans notre rapport à un texte, appelle (ou autorise) sa lecture en termes transitionnels.

Je partirai de la conclusion à laquelle tu parviens concernant la démarche que j’ai suivie – plutôt à tâtons, à vrai dire – dans mon commentaire de la scène que j’avais moi-même proposée. C’est là d’ailleurs que réside l’écart initial (et sans doute crucial) entre nos positions respectives à l’égard du texte. En effet, quand je lis à la fin de ta lettre que « [la transitionnalité] ne se produit jamais qu’à la rencontre d’un texte et d’un lecteur singuliers, dans l’écho de leurs deux singularités », je constate que la « rencontre » avec le texte d’Ernaux ne s’est pas faite dans les mêmes conditions pour toi et pour moi. Je l’avais choisi, alors qu’il t’est comme tombé dessus, avec une brutalité que tu attribueras dans ton commentaire à sa « factualité », te contraignant à un exercice de lecture qui se présentait d’emblée comme une épreuve fastidieuse, ce dont témoigne ta remarque liminaire : « Mais il est là, et il faut que j’essaie de comprendre pourquoi » (je souligne). Pour ma part, le choix du texte résultait de la lecture du récit intégral d’Annie Ernaux que j’avais faite après avoir vu l’adaptation cinématographique d’Audrey Diwan. Je voulais confronter à l’écriture du récit-source le parti pris adopté par la réalisatrice de soumettre frontalement les spectateurs aux images violentes (et sanglantes, j’y reviendrai) d’un avortement clandestin. Sans doute dans l’obscur dessein de me débarrasser de ces images qui continuaient à me hanter. C’est au cours de cette lecture que j’ai compris pourquoi j’étais allée voir le film : j’y cherchais sans doute obscurément à soigner la trace psychique d’une transmission traumatique dont l’avortement était l’objet jamais jusqu’ici pris (par moi) en considération. De ce point de vue, le récit d’Ernaux m’est apparu remplir assez bien l’une des fonctions que tu reconnais à l’œuvre transitionnelle dans la deuxième partie de L’animal ensorcelé : arrêter la transmission traumatique en offrant au sujet un espace où projeter et donner forme (imaginaire et symbolique) à des angoisses apparemment sans objet. Comment ? par la capacité de l’écriture – que ne possédait pas le dispositif filmique, ou du moins qu’il ne se donnait pas – de tenir ensemble deux temporalités : celle de l’expérience vécue, celle de la relation de ladite expérience. En reconnaissant, comme toi, la dimension lourdement démonstrative de l’énonciation narrative, je trouvais dans le contenu narratif assez d’éléments sensibles pour pouvoir (re)construire l’histoire vécue dans le désarroi de la solitude et l’angoisse du passage du temps, alors comptabilisé en semaines. Or ce qui est le propre du noyau traumatique, c’est qu’il est comme « encapsulé » dans le psychisme (je t’emprunte ici un mot que tu emploies souvent dans L’animal ensorcelé), inaccessible à la mémoire faute d’avoir été intégré en tant qu’expérience, ce qui impliquerait la possibilité de le mettre en récit, d’en faire ainsi un objet transmissible et réaménageable. J’ai bien conscience en rapportant cette impression de lecture, d’élargir l’exercice, puisqu’il s’agissait, par principe, de s’en tenir dans nos commentaires respectifs au seul extrait proposé. Mais j’en viens par là à la raison de mon choix, qui avait à voir avec l’expérimentation de la transitionnalité.

Tu rappelles, dans l’avant-dernier paragraphe de ta lettre, « l’idée que tous les textes dits littéraires ne s’équivalent pas du point de vue de leur potentiel transitionnel ». C’est parce que je partageais, intuitivement mais pleinement, cette conviction que j’ai voulu tenter de mettre à l’épreuve les limites de la transitionnalité d’un récit déjà fragile de ce point de vue, du fait de sa duplicité énonciative, en sélectionnant son passage le plus apparemment « verrouillé », comme tu le remarques, par la présence massive du point de vue du Je narrant, qui (surcroît de verrouillage) n’est autre que le porte-parole de l’autrice. Si ce qui a attiré mon attention sur cette scène-là, c’est sa transformation, en apparence anecdotique, dans l’adaptation cinématographique, je ne dirais pas que celle-ci m’a servi, comme tu le suggères, de « preuve extérieure » pour en démontrer le potentiel transitionnel : la séquence filmique a plutôt été une incitation à explorer, par comparaison, l’agencement spécifique de la confrontation finale que ménageait l’écriture. Il s’agissait donc bien pour moi, dans cette perspective, de repousser les limites que l’objectif d’exemplarité de la narration imposait apparemment au récit d’expérience.

Néanmoins, l’exploration n’était pas faite quand j’ai proposé le texte, et j’avais conscience de me lancer alors à moi-même un défi risqué, auquel je ne pouvais plus me dérober quand il a été publié sur le site. Ma lecture transitionnelle d’un tel texte me tenait sur une ligne de crête, d’autant qu’elle était soutenue par l’impression de lecture de l’ensemble du récit. Aussi ai-je été sensible à la remarque d’Augustin, lors de la séance du 13 mars, sur l’effet rhétorique de précipitation abusive que produisait l’attaque du dernier paragraphe de mon commentaire. Tout au contraire, avant de l’écrire, j’avais pris le temps d’écouter la voix de la perplexité qui me faisait hésiter à formuler catégoriquement ce que je ressentais intuitivement du texte. Ainsi l’effet d’autorité que pouvait produire ce retournement (que tu as la générosité, Hélène, de qualifier de « dialectique ») provenait sans doute de mon insécurité interprétative. D’ailleurs, en découvrant ton propre commentaire, j’étais prête à reconnaître que tu disposais de beaucoup plus d’atouts en sa faveur que je n’en avais pour étayer le mien.

Dans cette perspective, je voudrais revenir sur l’un de ces atouts potentiels que tu n’exploites pas explicitement. Tu ne dis rien de la manipulation à laquelle se livre Ernaux sur le sens du roman de John Irving, L’œuvre de Dieu, la part du diable, dans le but de conforter sa thèse sur le fantasme sadique que projettent nécessairement les hommes sur l’appareil génital interne du corps féminin – car il est improbable que la professeure de lettres qu’elle a été ait pu faire un tel contresens sur un roman de facture si classique. Pourtant une telle intervention confirme cette volonté de verrouillage du récit que tu décèles et qui nourrit, selon toi, « la haine de l’autre comme issue à la haine de soi ». On peut remarquer, au passage, que ce « rêve de matrice et de sang », c’est exactement ce que donne à voir Audrey Diwan dans son film, mettant ainsi inconsidérément les spectateurs (et les spectatrices) à la place du voyeur machiste dénoncé par Ernaux. Du moins doit-on considérer que celle-ci relègue, quant à elle, ce commentaire en note de bas de page, ce qui, à mes yeux, signale, par le dispositif typographique même, les deux strates temporelles de la narration à laquelle se trouve appartenir, par attraction vers la référence marginale, la proposition incidente « que je retrouve toujours chez les hommes dans mon souvenir ». À partir de là, ce que tu nommes très justement « l’hypotypose » du regard effaré de Jacques, me paraît se déployer au niveau de l’énoncé narratif – et donc sur le fil continu de la lecture – sans interprétation réductrice ni jugement moral. C’est du moins ainsi que ce lieu du texte fonctionne pour moi : comme espace offert à une sorte de perplexité interprétative, que je me sens libre d’approfondir dans un autre sens que celui que vient imposer, à la marge du récit, la note de bas de page. Certes, j’y vois, comme toi, une prise de contrôle idéologique sur le récit documentaire à la première personne, mais je fais crédit à la narratrice d’avoir voulu manifester par ce dispositif son caractère d’après coup. Du moins celui-ci laisse-t-il intacte à mes yeux l’exclamation de l’interlocuteur (« Chapeau, ma vieille, chapeau ! »), que je ne peux entendre autrement que comme l’expression d’une forme balbutiante d’admiration, que la fascination, sans doute perçue dans le temps de la scène, ne parvient pas à transformer en sidération horrifiée. Quelque chose pour moi s’humanise de la brève et fortuite relation des deux étudiants que tout semble séparer, leur expérience de la vie comme leur appartenance sociale, en dépit de la « haine de classe » que la narratrice, dans la position de surplomb qu’elle s’arroge, donne comme motif – bien peu vraisemblable, si on y réfléchit – à la confidence sur l’avortement (tout en la mettant en balance avec un autre motif, « l’orgueil », ce qui lui confère un statut hypothétique). Là réside pour moi le tremblé du texte, dans la dissonance entre ce que montre le récit et ce que veut démontrer le discours.

Mais voilà que je me surprends à relancer mon commentaire, comme pour le justifier par des analyses supplémentaires ! C’est justement ce que je voulais éviter. Du moins les lignes qui précèdent confirment-elles, s’il en était besoin, que le commentaire peut contribuer à doter le texte d’une dimension transitionnelle, ou, comme tu le formules plus subtilement, que la transitionnalité « peut surgir de l’agencement des questions suscitées dans le commentaire lui-même ». Or ton propre commentaire fait le constat que, dans le texte d’Ernaux, toute question est d’emblée barrée par une écriture qui fige la sensibilité du lecteur, et anesthésie sa capacité à en être ému, ou même seulement troublé. Avons-nous la même perception de l’écriture de ce texte ? C’est le dernier point que je voudrais aborder. Pas pour tenter de neutraliser notre différend, mais, au contraire, pour mieux en saisir la source.

Tu suggères que ce qui t’ennuie (voire t’accable) dans le texte d’Ernaux, c’est moins son « enjeu politique » que son « enjeu d’écriture », et tu précises : « tout est posé ici dans une factualité analogue, et non sans grandiloquence sur le rôle de porte-parole de celle qui écrit ». Si je partage la sévérité de ton jugement sur la « grandiloquence » énonciative (voir plus haut), je ne perçois pas de la même manière que toi l’effet de « factualité » uniformisante : ce n’est pas, de mon point de vue, une faille ou un point aveugle de l’écriture, mais un parti pris qui me paraît faire sens dans le projet de remémoration d’une expérience enfouie dans la mémoire qui est celui d’Ernaux dans ce livre. Il s’agit de produire une narration sèche, sans affect exprimé, mais non sans prise pour un lecteur ou une lectrice. Tu déplores qu’elle ne donne aucune consistance à Jacques, qui reste à l’état de « marionnette » juste nécessaire à la démonstration. Mais c’est le cas de tous les quasi-personnages du récit, y compris l’étudiante qui assiste le Je dans l’épreuve douloureuse et effrayante de l’expulsion du fœtus dans sa chambre de la résidence universitaire. J’y vois une transposition figurale – à l’usage des lecteurs comme de l’écrivaine qui entend ressaisir le climat dans lequel elle a traversé une épreuve si ancienne dans sa mémoire – de la solitude vécue. C’est pourquoi j’ai le sentiment qu’il y a chez Ernaux, dans une écriture qui se présente comme témoignage, un projet littéraire. Il n’apparaît, bien évidemment, qu’à l’état d’indice dans le texte de la saynète, et on le percevrait plus distinctement dans un récit comme Les Années, dont la réception a été significative de l’élargissement du lectorat concerné par l’écriture d’Annie Ernaux (c’est par ce livre qu’elle est entrée dans les programmes scolaires et universitaires). Je conclurai ce développement en remarquant que, dans mon expérience du moins, l’approche d’un texte ne peut être transitionnelle que si elle décèle dans le texte quelque chose comme une propriété (plutôt qu’une « qualité intrinsèque ») qui puisse être une amorce de transitionnalité, aussi ténue soit-elle. C’est pourquoi les conditions que tu énonces dans la conclusion de ta lettre me semblent devoir être entendues solidairement pour étayer en la complexifiant notre démarche transitionnelle.

En guise de post-scriptum, je me demande s’il ne serait pas intéressant pour nous, dans la dynamique si bien engagée par la conversation critique sur le texte d’Éribon et la conférence de Jérôme David sur Bourdieu, de consacrer un temps de réflexion à ce qui nous est apparu comme un genre actuellement en expansion, le récit de soi des « transfuges de classe » marqué par l’allégeance aux propositions théorique de Bourdieu. Ce que j’appelle le « projet littéraire » d’Annie Ernaux nous apparaîtrait peut-être plus distinctement dans la comparaison avec les récits de Didier Éribon et d’Édouard Louis, qui me paraissent n’en avoir aucun.

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