Sablier n° 10.15

 

Ce qui nous arrive  n°15
 

Guido Furci

06/11/2021

 

De retour d’un séjour à Milan, je suis allé rendre visite à deux amis que j’aimerais voir plus souvent. Après avoir parlé d’université, de marchés aux fleurs et de problèmes de voisinage (ils en ont eu quelques-uns ces derniers temps), nous avons discuté de folklore (et de whisky) irlandais. J’aime les dîners comme ça, où l’on saute du coq (rôti) à l’âne...

« Il était une fois un roi qui avait un secret : ses oreilles n’avaient rien d’humain, c’étaient des oreilles d’âne. Personne n’était au courant, exception faite pour ses coiffeurs – qu’il prenait soin d’exécuter après chaque coupe, pour qu’ils n’aient pas la possibilité d’en parler autour d’eux. Le roi aux oreilles d’âne ne partageait sa vie avec personne. Afin de garder une certaine crédibilité face à ses subordonnés, il avait mis son existence au service de la couronne. Un jour, après une coupe particulièrement réussie, le roi n’eut pas le courage de faire exécuter son énième coiffeur. Celui-ci avait une famille, des enfants en bas âge, et semblait être quelqu’un de confiance. Attendri par ses supplications et ses promesses – Majesté, ayez pitié de moi, je suis un père, un mari respectable, je vous jure que je ne parlerai jamais à personne de votre secret, je vous donne ma parole ! –, le roi décida de faire confiance, pour la première fois après tant d’années, à quelqu’un d’autre que lui-même. Les mois passèrent. Le coiffeur était fasciné par les oreilles du roi et faisait un effort invraisemblable pour ne pas en faire un sujet de conversation à la maison ou avec ses proches. Les années passèrent, le roi et le coiffeur entretenaient désormais une relation presque amicale. Et pourtant, le temps n’agissait pas de la manière dont le coiffeur l’avait souhaité : ce dernier ne s’habituait pas à la vision des oreilles du roi ; au contraire, ces oreilles d’âne étaient devenues une espèce d’obsession, il y pensait sans cesse, il en rêvait souvent... Un après-midi d’automne, il décida de se promener dans les bois et, sur le conseil de deux mages, d’aller chuchoter le secret dont il était le gardien à l’un des arbres les plus anciens du comté. Au fond, les arbres séculaires ont l’habitude d’entendre les histoires des hommes et, jusqu’à preuve du contraire, ils ne sont pas en mesure de les répéter. Soulagé, après avoir été dans le bois le coiffeur reprit son activité avec une sérénité dont il avait perdu la mémoire. Tout aurait pu très bien se terminer, si un luthier n’avait pas décidé un jour de fabriquer son violon avec le bois du même arbre. Lors d’une fête en présence du roi, le luthier s’exhiba avec les musiciens les plus célèbres de son époque. Au moment d’entamer son solo, aucune mélodie. Puis, d’un coup, un braiment prolongé, un « hi han » qui laissa tout le monde sans souffle. Personne ne sait exactement ce qui arriva au coiffeur : il existe plusieurs versions de cette histoire. La moins tragique est celle où, d’un regard, le roi pardonna son ami, car sans le vouloir il l’avait finalement libéré d’un fardeau auquel les gens, une fois passé l’étonnement initial, n’allaient plus accorder tellement d’importance au bout de quelques saisons... »

Je connaissais Midas, mais je l’avais toujours associé à la mythologie classique et aux paysages méditerranéens. Dans mon souvenir, le coiffeur avait fini par confier le secret à un puits, dont il avait oublié de fermer l’orifice. Lucy, en revanche, me parle de mages – druides – et termine en fredonnant des chansons en gaélique (une langue qui m’a toujours fasciné, contrairement aux forêts enchantées et eux elfes). C’est beau les histoires qui n’ont de cesse de voyager. Les histoires à nouveau « en présentiel » ! En ce moment, j’aurais besoin que quelqu’un m’en raconte tous les soirs. Beaucoup de bruit pour rien, je me répète, en repensant au roi aux oreilles d’âne – et à une infinité de situations issues du quotidien. Et en même temps, j’ai souvent eu l’impression que cette formule se donne à entendre plus comme une question que comme un constat.

Dans le train pour Paris, le paysage défile rapidement de l’autre côté de la vitre.

 

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