Littérarité n° 12

 

 

 

Préambule

Ce texte est la version écrite de la réflexion menée par Gérald Sfez, professeur de philosophie en classe préparatoire et spécialiste de Lyotard, lors de sa venue au séminaire de Transitions (18/06/2021). 

Transitions

 

 



L'exercice du différend, l'enfance et la terreur.

 

Gérald Sfez

06/11/2021
                                        

   

 

  Je souhaiterai aborder aujourd’hui la relation entre le différend et l’enfance, depuis une certaine perspective criticiste, un fil directeur qui a traversé tous mes travaux philosophiques, c’est-à-dire tout ce que j’ai pu écrire autour de Machiavel, Lyotard, Leo Strauss et certains écrivains de la modernité où j’alléguais la valeur de la cohérence brisée. Je pourrais résumer cette perspective ainsi : il n’est aucune philosophie, mais tout aussi bien aucune théorisation solide, quelque forme qu’elle suive et de quelque nom ou titre dont elle se prévaut, qui ne rencontre sa butée, c’est-à-dire, d’une part, les impasses de ses conséquences, lorsqu’elles sont poussées jusqu’au bout et, d’autre part, ce qu’elle manque, ses limites. Et cela vaut également pour les facultés humaines : la raison, la sensibilité. L’immunité de la pensée n’existe pas, et son exposition à ce qui la corrompt n’est ni le seul fait d’un agent extérieur, ni l’expression de sa dérive. Le ver est dans le fruit. Il y va de la finitude de toute pensée et la question n’est pas celle de son appartenance à tel ou tel courant, à la métaphysique ou à sa critique. Pour le dire autrement, il y a toujours un moment où une formation de l’esprit « se grille ». Cela tient au rapport entre la pensée et le tout, et à la finitude humaine. C’est pourquoi le champ de bataille, le Kampflatz de la pensée, selon l’expression de Kant, a une part de sérieux et une part de vanité, et qu’à mon sens, un nouveau criticisme est à venir. Ce qui ne doit pas nous porter à un relativisme qui nivelle, mais à un relativisme intelligent et une attention accrue à la manière. C’est peut-être aussi du fait de ce défaut constitutif de la pensée humaine, qu’aussi bien, les malentendus se développent sur un plan polémique, s’avivent les querelles, chacun percevant le défaut de l’autre et non le sien, mais qu’aussi bien, naissent de nouvelles formations de pensée et que s’aiguisent les justesses dans un concours ici tout agonistique d’aspirations à plus de clarté. Telle est, du moins, ma conviction ou ma sagesse.

Aussi bien, je voudrais reprendre ce titre du colloque que nous avions organisé ensemble sur l’œuvre de Lyotard peu de temps après sa disparition, Dolorès Lyotard, Jean-Claude Milner et moi-même, en 1998, et que nous avions intitulé, sur la proposition de Dolorès Lyotard et d’un commun accord : l’exercice du différend. Exercice, donc parce que tout dépend de la façon dont le différend s’exerce et dont nous l’exerçons, dont il se passe et dont nous l’agissons, et ceci sans que, de cette pratique, il n’y ait jamais eu deux temps, l’un de la théorie et l’autre de la pratique ; exercice aussi, bien sûr, dans le sens d’un exercice spirituel, d’une ascèse, en quelque sorte. Exercice au double sens où la marge de manœuvre pour le bien exercer est très étroite et où tout est dans la manière. Exercice du différend qui s’oppose au sens vague du terme d’exercice, celui d’emploi comme dans « exercice de la terreur »

Je voudrais soulever, dès lors, plusieurs questions.

La première : Quelles sont les latitudes et les équivoques de langage de la notion de « différend » inhérentes à sa conceptualisation ?

La seconde : La relation entre différend et enfance peut-elle se penser depuis la référence à l’opposition entre le mineur et le majeur, et si tel est le cas, de quelle manière ?

La troisième : pourquoi importe-t-il de penser l’enfance comme une autre langue et comme l’ailleurs de la langue ?

Pour commencer, je voudrais introduire à la question du « mineur ». A la fin du livre qui précède celui intitulé « Le Différend », de cet entretien avec Jean-Loup Thébaud intitulé « Au juste », où Lyotard ouvre des pistes et tourne des pages, il écrit : « Si un jeu de langage doit son efficacité, je ne dirai pas seulement mais aussi à la peur de la mort, même s’il est minoritaire, il est injuste. Majoritaire, cela ne veut pas dire grand nombre, mais grande peur. De là ma deuxième question : pour devenir majoritaire, faut-il outrepasser nécessairement les limites du jeu de langage considéré, et dans la prétention de régler d’autres jeux de langage, n’y a-t-il pas nécessairement quelque chose comme la terreur ? [1]» Ces questions débouchaient sur une démarcation à faire entre l’exercice de la violence qui accompagne nécessairement le travail de l’imagination (« travailler aux limites de ce que les règles tolèrent, pour inventer de nouveaux coups, peut-être de nouvelles règles [2]») et l’emploi de la terreur , le chantage à la mort du partenaire pour se rendre majoritaire. Une justice de multiplicité se devait d’autoriser la violence de l’une et d’interdire la terreur de l’autre. Sa marge de manœuvre était étroite. Elle ne pouvait qu’être paradoxale : assurée par un prescriptif de suspens de l’hégémonie de l’universel à valeur lui-même universel.

Il faut situer. Le livre est signé non par un nom mais par une séquence de dates marquant les dates de ce dialogue et de son écriture : Novembre 1977—Juin 1978. Pourquoi donc ? Le 9 Mai 1978, Aldo Moro , président du conseil et homme politique italien, disciple de Beccaria et grand défenseur des libertés, était assassiné par la complicité entre les minorités agissantes d’extrême gauche et le consensus du bloc politique de l’État italien « faible avec les forts et fort avec les faibles », ayant été enlevé le jour même où il devait annoncer un accord historique, un litige trouvé à même le différend entre socio-démocrates et communistes : un bon compromis, pas une compromission. Les dirigeants politiques, que l’écrivain Leonardo Sciascia nomme les hommes de pouvoir furent unanimes dans leur complicité contre Aldo Moro : il fallait, pour eux, donner au compromis historique entre la social-démocratie italienne et le parti communiste, une fonction de simulacre, « que tout ait l’air de changer pour que tout reste comme avant ». C’est cela dans la mémoire, et qu’il faut avoir à l’esprit en lisant ces lignes de Lyotard.

Je reviens au passage que je viens de citer. Je reprends le nerf de l’argument : Il y a deux façons de l’entendre et je pense qu’elles sont toutes les deux justes. L’une est de soutenir que le minoritaire en nombre, dès lors qu’il fait régner la terreur en faisant taire le partenaire, est injuste, il tombe, pour ainsi dire, dans son contraire : il est « majoritaire », il prétend l’emporter. Autrement dit, la véritable « minorité » en un sens positif, légitime, est d’un autre ordre, elle échappe à la valeur du peu ou du beaucoup. L’autre est de penser qu’il faut abandonner le terme, cesser de se revendiquer du « minoritaire » entendu comme valeur, qu’il importe de se déprendre de la fascination pour ce terme et récuser l’opposition et faire permuter « mineur » et « majeur » au point de déconcerter ce couple notionnel.

Je crois que c’est une des dernières fois que Lyotard devait utiliser activement ce terme de « minorité ». Lyotard défendait l’existence des minorités sur le plan ethnique, social, sexuel, et celles des identités évasives qui, sur tous ces plans, périment la notion d’identité figée ou normée, et s’opposent frontalement au consensus des normes sociales [3] de celui-là même qui s’appuie sur la terreur policière, « le glaive [4]» et la torture infligée par la police. Mais, tout en défendant le respect des minorités anciennes et nouvelles, il soupçonnait la façon dont le terme pouvait si facilement se transformer en piège , servir à « minoriser », dans le mépris sinon la condescendance ou être promu en simulacre de valeur, se prêter à l’idéologie, qu’elle soit philosophique ou non, prendre lui-même la relève de la terreur commise, il fallait l’abandonner, je dirais, comme concept essentiel, se défier de ce qu’il avait de piégeux pour les « minorités elles-mêmes et le détrôner de sa valeur de résistance. Le terme était grillé. Je n’en tire pas la conclusion qu’il ait eu raison ou tort de l’abandonner, raison sûrement pour la subjectivation de sa pensée, pour ce que cela lui a fait découvrir , de ce fait même, en rompant par là les amarres avec la philosophie de Gilles Deleuze. Mais certainement, nous fumes plusieurs à penser qu’il fallait désormais user d’une extrême prudence avec ce terme, qui peut très vite tourner au mot d’ordre et quitter l’élément d’une devise de la pensée. L’idée ne disparaît totalement : elle se maintient, je crois, d’une certaine façon et sous une tout autre forme, dans la dénonciation des grands récits et la valeur accordée aux petits récits. Ainsi, jusque dans Le Différend : « Le mode d’être populaire du langage est la petite histoire dé-ritualisée. Petite parce qu’elle est fidèle aux régimes de phrases et aux différends, que les récits populaires ne cherchent pas à dissiper, mais seulement à neutraliser […] La prose est le peuple des historiettes [5].» On la retrouve également dans les deux articles d’hommage de Lyotard à Deleuze, à la disparition de ce dernier : « Il n’a jamais rien fait pour faire reconnaître sa grandeur, ne croyant qu’au petit » (5 novembre 1995) [6]. Le petit, la petite, terme que les grands donnent avec tendresse et familiarité à leurs enfants. Sur lesquels on doit veiller et savoir entendre la désobéissance. Valeur du mineur comme ce qui s’évade et conscience de ses limites : « Il ne manque pas de mélancolie pourtant. Les enfants sont mélancoliques. Deleuze sait, comme eux, que l’évasion s’évade, soit qu’on renonce, soit qu’on la laisse s’instituer et se consacrer », écrit-il [7]. Des accents de « minorité », donc. Mais, à une condition , que cela ne donne pas lieu à un grand récit de la Minorité, c’est le piège. Le motif de la « minorité », entendue comme devise, se présente à lui comme ce qui n’échappe pas mot d’ordre catégorique ou péremptoire et au danger de faire régner la terreur, tout en ne témoignant pas d’un tort radical, entendons d’un tort extrême universalisable, pouvant servir de signe de ralliement de tous les torts en marche vers une émancipation partagée de l’humanité. Lyotard écrit ainsi : « Nous avons à prendre des positions pour défendre ceux que nous considérons comme les opprimés et les offensés. Mais ces interventions se placent dans le cadre du système, sans perspective de le détruire, seulement de le rendre moins injuste. Je n’aime pas ce qu’il y a d’arrogant, de prétentieux, de faussement tragique dans les enjeux des “minoritaristes” contemporains. Je veux bien prendre position, mais qu’on ne me dise pas : c’est ça ou la mort ! Ce n’est pas vrai. Quand les ouvriers faisaient la Commune de Paris, c’était réellement ça ou la mort. Qui est prêt à mourir pour la politique aujourd’hui ? […] Pour le marxisme vivant, la solidarité de classe était le signe qu’une lutte, même lointaine, même revendicative et particulariste, était entendue par tous les exploités comme un appel à l’émancipation. Ce n’est plus le cas. C’est en ce sens que je ne dirais plus que la politique est “peut-être” un moyen de témoigner d’un tort radical. Et c’est tant mieux ! […] Je redoute les nostalgiques de la politique comme tragédie [8]. ». Minorité n’est pas un argument, qu’on l’entende comme un nombre d’exclus, d’incomptés, pour reprendre la formulation de Jacques Rancière ou comme ce qui n’est pas adulte et majeur. Il ne peut être un étendard de l’émancipation universelle, telle que l’histoire universelle se la représente, et il n’appartient pas, en bien comme en mal, à la tragédie. Le « minoritarisme » connaît son travers : si le droit à la différence défait, dans son principe, l’assignation à une identité exclusive, son principe de multiplicité peut se renverser dans son contraire : l’assignation à des identités distinctes qui arrête l’indétermination essentielle, demandant à chacun de « se situer » et suscite des divisions, tandis qu’en même temps, elle infléchit ou rompt avec une universalité de principe, et suppose un partage du singulier, de l’impartageable, par seul effet de sympathie réciproque, par le sens fort de la compassion, souffrir depuis sa souffrance de la souffrance de l’autre. En retour, l’universalité impérieuse, elle aussi, risque toujours d’être une particularité, un multiple exerçant son hégémonie et s’universalisant de façon exclusive. Tort possible d’un côté comme de l’autre, on se trouve pris dans un cercle, on n’en sort pas. C’était un constat triste, un renoncement.

Je pense que Lyotard avait, pour partie, tort. D’un côté, les luttes des minorités, cela peut être ça ou la mort ; et, de l’autre côté, l’entre-passibles dont parle Patrice Loraux, est une manière de la reconnaissance de l’autre comme semblable, aussi bien de l’altérité que du même à travers l’autre, du semblable. Tout est dans la manière, et non dans la garantie d’un concept. Tout est dans la manière et tout est dans la mobilité.

Autant de réserves diverses sur l’emploi emblématique de ce terme et des rôles qu’on pouvait en espérer lui faire jouer.

Ce qui prit la suite, ce ne fut pas la fin du paradoxe qui conjugue universalité et multiplicité, mais sa métamorphose et la reconfiguration de la même difficulté : comment poser l’universalité avec le multiple ? La métamorphose du paradigme, et de l’attitude qu’elle implique, celui d’assumer une contrariété de la pensée comme seul remède au mal de la radicalité dogmatique, se joua sous le terme de « différend ». Ce terme présente comme premier paradoxe qu’il s’agit de penser un peu sans lampe, pour reprendre cette expression de Benjamin reprise elle-même par Adorno, dans le contradictoire et le minuit. Car le différend est dans la pensée de Lyotard ce qui donne lieu à plusieurs significations et définitions qu’il me faut rappeler ici, pour mémoire, des formules bien connues de vous, pour comprendre l’inflexion de ce terme à propos de l’enfance.

Je cite : « A la différence d’un litige, un différend serait un cas de conflit entre deux parties (au moins) qui ne pourrait pas être tranché équitablement faute d’une règle de jugement applicable aux deux argumentations. Que l’une soit légitime n’implique pas que l’autre ne le soit pas. Si l’on applique cependant la même règle de jugement à l’une et à l’autre pour trancher leur différend, on cause un tort à l’une d’elles (au moins et aux deux si aucune n’admet cette règle [9].»). Dans cette formulation, le problème est posé en termes de conflit d’argumentations, et de plaidoiries, mais ce ne sera pas toujours le cas.

Et : « J’aimerais appeler différend le cas où le plaignant est dépouillé des moyens d’argumenter et devient de ce fait une victime [10].

De la confrontation entre ces deux formulations voisines et opposées, je voudrais tirer des premiers enseignements et faire ressortir le trait qui les différencie.

La première acception de la notion dit ceci : il y a différend lorsque deux disons « langages » en général, et tout langage est affirmation, phrase, sont incommensurables entre eux, de sorte que l’on ne peut trancher entre l’un et l’autre, sans commettre l’injustice de juger de l’un dans le langage de l’autre, et, par là même, en le niant, ou de juger des deux dans un langage prétendument arbitral, un langage troisième qui fait tort à tous deux. Je retiens ce premier trait : le différend signifie qu’il y a des incommensurables, et reconnaître le différend, le respecter, c’est attester de cette incommensurabilité. Mais dans quel langage et qui peut le reconnaître ? Je retiens immédiatement un second trait : toute affirmation soutenue (et toute affirmation signifie qu’elle est soutenue) enveloppe avec le trait de son incommensurabilité comme un caractère qui lui est inhérent, son caractère hégémonique, présente immédiatement la fonction d’exclure. Elle est exclusive.

Nous rejoignons ici la seconde acception : le différend, c’est le tort, et « il est d’une victime de ne pas pouvoir prouver qu’elle a subi un tort » [11], de ne pas le prouver à l’autre, et, en certains cas, de ne pas pouvoir se le dire à soi-même.

De là, deux attitudes fortement contraires à l’égard du différend : d’un côté, s’en défier, puisque toute incommensurabilité ne veut rien savoir de l’autre. Le tort peut être dissymétrique, d’un seul côté et unilatéral, comme il peut être symétrique. De là une expression à laquelle Lyotard s’était aventuré dans un entretien : « Je n’ai pas un amour particulier pour le différend, je le redoute, je le crains [12]». On comprend en quel sens. Car , avec un différend, nous nous trouvons devant une impasse. Et, de l’autre ?

Il n’aime pas le différend, mais il n’aime pas le consensus, car Lyotard veut retenir du différend la reconnaissance de l’incommensurable, l’affrontement à l’extrême difficulté de décider, à l’indécidable et la possibilité de surgissement d’un autre langage : non pas arbitre, non pas tiers : un autre. Rappelons ce passage de l’ouvrage : « Accordez au moins ceci : les phrases du langage ordinaires sont équivoques, mais c’est une tâche noble de rechercher l’univocité et de ne pas entretenir l’équivocité. — C’est du moins platonicien. Vous préférez le dialogue au différend. Et vous présupposez que l’univocité premièrement est possible ; deuxièmement est la santé des phrases. Et si l’enjeu de la pensée (?) était le différend plutôt que le consensus ? Et cela dans le genre noble comme dans l’ordinaire ? Et en pleine “santé”, en toute vigilance ? Cela ne veut pas dire qu’on entretient l’équivoque. Mais au bout de l’univocité, quelque chose s’annonce (par le sentiment) que cette “voix unique” ne peut pas phraser [13]. ». Lyotard avance ici l’idée selon laquelle non seulement l’univocité est impossible, et, par suite, le commensurable, mais que l’incommensurable et les disputes qu’il entraîne a quelque chose à voir avec la santé du langage, avec sa vie, avec la condition même de la natalité, de l’événement, du vif, et que c’est l’enjeu de la pensée, à supposer même que l’on sache ce que c’est : la pensée. Le différend présente deux valeurs : le respect des incommensurables, le ressort de l’inventif, et l’apparition non d’un arbitre, mais d’un nouvel incommensurable, une création. Lyotard est leibnizien : le bien n’est pas seulement le moindre mal mais le plus de bien , le plus de possibles positifs passés à l’actualité [et c’est pourquoi Leibniz explique que Dieu a laissé produire du mal pour que, d’un autre côté, il y ait une plus grande richesse de biens.

Ce surgissement est celui de cette seconde voix, de la parole autre, d’une autre possibilité de la phrase, d’une autre règle du jeu qui prend la tangente par rapport à la première voix. Mais comment ? Comment s’entend-on, s’écoute-t-on puisque nous ne parlons pas de la même chose, que nous ne tenons pas la même interlocution ? C’est là, je crois que l’on touche à la différence entre la violence de l’imagination et la terreur, et que se trouve la marge étroite entre le vif et le mortifère.

C’est la même idée, modalisée et figurée que l’on retrouve dans « Un partenaire bizarre ». Modalisée : « C’est une chose de considérer la discussion, ou même la “simple” conversation, en vue d’étendre le consensus, comme une tâche politique importante, c’en est une autre de réduire à elle tout l’“usage” qui peut être fait du langage [14]

. »

Figurée. Vous connaissez ce passage, Hélène le cite souvent, notamment dans La littérature à l’heure de Me too : « Admettons que vous commencez à jouer avec des balles de tennis en compagnie de quelqu’un. Vous êtes surpris d’observer qu’il n’a pas l’air de jouer au tennis, comme vous le pensiez, avec ces balles, mais qu’il les traite plutôt comme des pions d’échecs. L’un ou l’autre de vous deux se plaint que “ça n’est pas de jeu”. Il y a différend [15].» . Comment faire ? « Vous jouez au tennis avec vos balles, votre partenaire joue avec elles à un jeu que vous ne connaissez pas. Vous lui demandez à quoi il joue, il ne vous répond pas. Qu’est-il raisonnable de faire ? Je pense, répond Lyotard, que ce qui est raisonnable est d’essayer d’apprendre le jeu de l’autre [16].» Suivent les passages sur l’enfant et l’écrivain.

Avant d’y revenir, reprenons la question posée au début : où situer la ligne de démarcation entre exercer le différend et exercer, cette fois en un sens tout autre, la terreur ? Si l’autre me propose un autre jeu de langage, le plus raisonnable est d’essayer d’apprendre à jouer son jeu, certes, et c’est de véritable éthique de suivre l’autre. S’il propose, mais non s’il l’impose. Comment faire la différence entre ce qui est proposé et ce qui est imposé ? Toute la difficulté ici est qu’on ne peut pas jouer les deux jeux : l’un, le tennis et l’autre, les échecs dans la même partie . C’est l’un ou l’autre, le tien ou le mien. Et il n’y a pas entre les deux jeux : l’un qui serait le bon, et l’autre celui qu’il faut éviter. Dès lors, s’agit-il de se plier au jeu de l’autre ? Pour Lyotard, il n’existe pas de critère. C’est une question de sentiment, de feeling. Il faut trancher quelque part dans l’indéterminé et l’indécidable, évaluer s’il s’agit d’une proposition ou d’une imposition, d’un appel à l’imagination ou de l’exercice d’une tyrannie. Dans Au juste, la pleonexia, « le vouloir en avoir trop » était rapporté à l’excès le plus large : s’aider de la terreur « pour se rendre majoritaire dans la plupart des jeux et sur la plupart de leurs postes pragmatiques [17]», mais il enveloppait également un excès plus limité quand un jeu de langage « se met à régler un jeu de langage qui n’est pas le même que lui [18] », sans que cela concerne tous les jeux de langage. Il reste que dans Au juste comme dans Le différend, il s’agirait de respecter « le désordre pragmatique » et d’empêcher qu’ait lieu également la tyrannie en un sens ordinaire (la violence du glaive) et la tyrannie en un sens pascalien (celui de vouloir régner partout et hors de son ordre, le forçage) [Lyotard mobilisait la pensée pascalienne de la tyrannie [comme le feront aussi bien Michael Walzer ou Marcel Hénaff]. La question qui demeure est celle de l’écart entre le vif du libre jeu entre les langages et le mortifère du forçage.

Sinon l’enfance, qu’est-ce qu’il y avait de plus qu’il n’y a plus ?

Si maintenant nous nous rapportons à l’enfance transie par l’in-fantia (l’impossibilité de parler ou l’extrême difficulté à le faire), la question prend pour Lyotard un relief bien plus abrupt : car le différend n’est plus entre deux jeux de langage, mais entre le jeu lui-même du langage, de l’interlocution et de ce qui lui échappe, ne relève pas de sa « justice », pour ainsi dire. « Mineur » renvoyait encore à un mode de langage, et, en ce sens, l’expression de violation d’un enfant mineur est insuffisante : le tort subi ne tient pas au fait d’être mis dans l’impossibilité de faire la preuve parce que la victime ne peut se faire entendre dans sa langue et doit se rendre à la langue de celui qui, par là même, la destitue et la force, mais parce qu’elle ne serait pas elle-même située dans l’interlocution et dans la langue. Emma ne serait pas seulement victime du fait que le boutiquier s’adresserait à elle comme à une femme, mais du fait plus radical que le boutiquier s’adresserait à elle dans l’élément de l’interlocution alors qu’Emma est transie par la phrase-affect. En subissant le trauma du forçage sexuel ou de façon concomitante, elle ne comprendrait pas l’adresse à elle dans une interlocution qui nécessairement symétrise et accouple.

Revenons à la phobie d’Emma. « A huit-ans, Emma est victime d’un “attentat” sexuel dans une boutique. Elle ne s’en souvient pas et n’en a pas été “affectée”. Une phobie, la crainte d’entrer seule dans un magasin, se déclare par la suite [19]» Il y a distorsion entre le choc et l’affect, choc sans affect, et , en différé, affect sans choc : l’incompréhensible. Si l’on se rend à l’évidence de ce que l’enfance n’est pas un temps mais un mode, qu’il n’est pas dans le temps du pas-encore mais renvoie à son propre univers, comme l’ont montré, du reste, des écrivains aussi différents que Rousseau et Péguy, alors ne faut-il pas dire que l’interprétation selon le couple du mineur et du majeur, selon un certain sens de la distinction, (« elle n’est pas encore majeure ») est l’imposition d’une opposition qui symétrise, et, par là, neutralise l’incommensurabilité.

Il faut accroître cette prise d’écart et concevoir, dès lors, qu’Emma enfant est ailleurs. Quel ailleurs ? Sauvage ne veut rien dire d’autre que « ailleurs ». Sauvage ne signifie pas révolté, mais comme lorsqu’un enfant est retiré dans son coin, n’est pas là, est ailleurs. On dit de lui qu’il l’est ailleurs, il rêve. Je dirais que cet ailleurs se décline de plusieurs façons. Majorer l’écart, c’est comprendre l’étendue de l’asymétrie.

Dans le suspens ou l’époché du postulat de la continuité du temps et de l’identité du sujet qui permane à travers le changement, Emma enfant ne serait pas l’élément de l’adulte.

Je pense qu’il y a ici deux thèses différentes et articulées entre elles : Emma serait, et de façon concomitante, ailleurs que dans la sexualité et ailleurs que dans l’interlocution.

;La première thèse) dit que Freud se trompe sur un point essentiel : si l’avancée de Freud fut de montrer qu’il y avait une sexualité infantile, ce qui nous délivre du préjugé de la sexualité liée à la reproduction et intimement liée à la symétrie sexuelle, il n’a pas vu qu’il y avait dans l’enfance quelque chose qui ne relève pas de la sexualité. Le terme de « libido » est trop large, c’est un maître mot et une dernière instance. Il y a bien un traumatisme du surgissement du sexuel, et, peut-être d’emblée, par rapport à une condition antérieure, l’affect pur, qui n’échappe pas seulement à la mise en représentation, la ronde des passions, mais qui est, je reprends la pensée de Lyotard dans Supplément au Différend, la phrase-affect, un « transcendantal ». Transcendantal, mais de quoi ? Comme Kant a pensé un transcendantal (qui ne relève ni de l’empirique — de ce qui se passe — ni du cérébral) de la sensation (l’espace et le temps, selon Kant) et un transcendantal du concept d’entendement (la catégorie), il y aurait, selon Lyotard , un transcendantal du sentiment. Un transcendantal, cela signifie un originaire à priori pour la pensée, nécessaire à la pensée, une condition pure (sans que ce terme revête en rien de sens moral) auquel évidemment on n’a jamais affaire dans l’empirie « en propre », mais qui est cet autre ordre qui nous dispose à sentir, et, qui est en écart avec ce sentir même, et que nous apercevons, je dirais, toujours « à travers ».

La seconde thèse dit que l’enfant en tant qu’il est transi d’infantia, n’est pas dans la langue, pas plus qu’il n’est dans le dialogue. Approfondissant l’incommensurabilité, Lyotard lit ce qui a eu lieu comme l’événement d’une phrase d’affect pure qui n’est ni d’ordre sexuel ni d’ordre interlocutoire. C’est perturbant, parce que nous sommes enclins à penser que l’interlocution, le dialogue, le partage de la langue et la ronde de la prise de parole, permet de sortir du pulsionnel où nous pourrions être enfermés. Or, là, il est dit que l’interlocution exerce sa terreur et ne respecte pas un différend premier qui se montre ici. La phrase-affect « se remarque à ceci qu’elle n’est pas référentielle ni adressée, qu’elle n’est articulée ni selon l’axe de l’objet ni selon celui de la destination [20]». Il n’y a pas de demande d’enchaînement, pas plus sexuelle qu’autre chose. Il va de soi que Lyotard épure, qu’il met en relief le trait distinctif et l’incidence du transcendantal.

Dans les conversations critiques d’Hélène comme d’Augustin Leroy, je remarque des points communs dont l’expression dubitative à l’égard de l’existence de cette hétérogénéité, et cela tout en reconnaissant l’asymétrie. Je pense que Lyotard veut souligner le fait que ce qui permet d’expliquer la phobie, c’est que l’asymétrie est incommensurable.

Je vais tenter de décomposer les deux moments des deux thèses pour mieux les expliquer et mieux les exposer à un examen critique.

Voir le viol ici, ce serait voir deux choses distinctes et liées entre elles.

Peut-être que ce que nous nommons la langue de la tendresse, pour reprendre l’idée de Ferenczi est seulement le fait de laisser être la phrase-affect.

La première , à la faveur de la faculté pour l’enfant Emma d’être affecté(e) , le boutiquier tente de détourner cette affectibilité , et s’adresse à elle comme à « toi, une femme » : « Son geste “dit” : écoute la différence des sexes. C’est-à-dire la génitalité. Il place l’enfant d’un coup en position de toi dans une interlocution qu’elle ignore, et en position de femme dans une division sexuée qu’elle ignore[21]. » C’est incompréhensible à l’enfant. Coup double et simultané : « l’“excitant” est toujours une phrase affective de type adulte, qui comporte l’articulation d’un univers en personnes, et en personnes sexuées [22]. » Le viol est tout autant langagier qu’affectif, et tout autant une violation de l’intelligence que de la forme de passibilité, l’attentat envers la passibilité même, où l’on ne peut y séparer l’effraction langagière de l’effraction corporelle. C’est un viol de l’esprit, du psychisme sur la surface du corps.

La seconde : selon Lyotard, s’il y a trauma, incompréhension et sidération d’Emma, ce n’est pas seulement pour s’être adressé à elle selon une interlocution positionnée sexuellement, mais pour s’être adressé à elle dans l’élément de l’interlocution. Thèse bien étrange, je le concède. Ne nous adressons-nous pas constamment aux enfants ? Pourquoi l’interlocution serait-elle par définition adressée en personnes sexuées de façon binaire homme/femme, selon la division sexuelle la plus normative, et , d’une façon plus générale, nécessairement sexuée ? J’en comprends toutefois parfaitement l’intention : il faut attester et rendre compte de l’ampleur du tort commis. Sur cette base, il n’est pas possible que l’enfant entende simplement qu’on lui parle dans une autre langue que la sienne, car, en ce cas, le tort ne serait pas d’une telle ampleur, pour autant que, dans le cas de deux langues, celui qui ne comprend pas sait, à tout le moins, que les phrases qu’on lui adresse sont sensées, que cela doit être une autre langue, et n’éprouve pas que ce qu’on lui dit est absurde, mais que c’est seulement dénué de sens pour lui ; davantage, il sait qu’il pourrait y avoir traduction. Il n’est donc pas sidéré. Tel n’est pas le cas de la situation entre le geste du boutiquier et Emma enfant, car ici l’asymétrie est entière. Lyotard veut souligner l’ampleur de l’abrupt qui va faire trauma, pourquoi la violence subie rend Emma folle. Ils ne se placent pas tous deux sur le terrain de l’adresse, de l’interlocution, de la référence, de la demande d’enchaînement. C’est la stupeur. De là, l’hypothèse avancée de la phrase d’affect : « on ne saurait parler d’une “langue” affective enfantine puisqu’il manque à la phrase d’affect pure, que j’invoque ici sous le nom d’enfance, les articulations indispensables à toute traduction [23]», écrit ainsi Lyotard. La phrase d’affect n’est pas articulée. Elle n’est pas adressée. Car l’adresse est d’entrée, connectée à la différence sexuelle. L’enfant Emma est, bien plutôt, affecté d’être adressée. La radicalité de l’interprétation lyotardienne du phénomène est de soutenir que le tort commis (et le trauma) n’est pas de ne pas s’être adressé à Emma comme à une enfant qu’elle est, mais de s’être adressé, tout court, à elle. Il est d’affecter l’enfant de l’adresse et c’est cela, ne pas s’adresser à un enfant. Je tiens à faire remarquer les termes qu’emploie Lyotard : il parle de « phrase d’affect pure », il nous dit qu’il « l’invoque » ici sous le nom d’enfance : c’est qu’il s’agit de ce à quoi on n’a jamais affaire à l’état pur et qu’il s’agit, pour lui, dans l’enfance usuelle, de nommer ce qu’il y a en elle d’ in-fantia (d’impossibilité de parler). L’enfant n’est pas dans la phrase d’affect pur, il ne l’est pas seulement, mais c’est cela qu’il y a d’autre dans l’enfance , qui en est la signature.

Aussi, on ne s’approche pas assez de la chose même, en la circonstance, en parlant de « confusion des langues » , comme le fait Ferenczi. La question n’est pas que Ferenczi en parle de façon métaphorique, mais c’est qu’il en parlerait de façon moins adéquatement métaphorique que si le détour métaphorique était celui de l’allégation d’un transcendantal de la phrase-affect. Toute la question étant celle du choix de la modalité de la métaphore. Attachons-nous maintenant à la teneur de cette langue selon Ferenczi nommée « langue de la tendresse » . Je ne pense pas du tout que cette expression soit fausse, et je pense comme Hélène, qu’il y a un rapport des plus étroits entre tendresse et abandon à l’autre, désir. Mais je pense plutôt qu’il faut « fluidifier » la notion de tendresse. Je me pose la question : Est-ce que la tendresse, ce n’est pas justement ce geste double , et différemment lié entre l’enfant et l’adulte ? Est-ce que ce que nous appelons « tendresse », ce n’est pas justement s’adresser à l’enfant tout en respectant la part en lui qui échappe à l’adresse et à l’interlocution, l’indécidable et l’ailleurs, la phrase-affect qui n’est jamais présente à l’état pur, en se déprenant de l’interlocution au sein même de l’interlocution [24]? L’adresse juste s’opère en toute reconnaissance du différend. S’adresser à l’enfant, ce n’est pas répondre à une demande présupposée, mais respecter l’indécidable à même le don d’amour, et c’est toujours, pour une part, passer à côté. Et est-ce que ce n’est pas en même temps faire la jonction, poser un pont au-dessus de l’abîme entre la phrase-affect et la langue, et instruire l’enfant de l’interlocution, en se plaçant soi-même, dans l’entre-deux ? Et comment peut-on le faire, d’où le fait-on ? De la phrase-affect toujours tapie en nous et dont nous avons ample mémoire. S’il est vrai que l’aporie « réside dans l’intraduisibilité de la passibilité enfantine en articulation adulte [25]», que la différence essentielle n’est pas la différence sexuelle mais le différend entre affect enfantin et affect adulte, l’amour ne s’éprend de surmonter la différence des sexes qu’autant qu’il rend les armes devant cette passibilité d’avant le sexe . Aussi bien, comme Lyotard le conclut fort justement : « Il n’y a d’amour qu’autant que les adultes s’acceptent enfants [26]. ». N’est-ce pas avouer que l’amour en est tout proche ? Si cette rencontre est possible, c’est du fait même que « si l’enfance demeure chez elle, ce n’est pas quoique mais parce qu’elle loge chez l’adulte [27]. » Elle donne lieu à anamnèse.

La question toutefois se pose de savoir si ce concept de « phrase-affect » n’est pas lié à une conception qui inclinait le désir du côté du « tout sexuel », tendance ou travers partagé de certaines générations d’hommes en France.

On ne mesure du fait de la radicalité de l’infantia, comment, selon Lyotard, et, à mon sens, à juste titre, l’enfance ne saurait être reconduite au concept d’une minorité subversive postérieure au « majeur » et inversant les valeurs entre l’un et l’autre. On est ailleurs.

Une espèce d’espace

Je voudrais, par là, revenir sur la question de la transitionnalité. Je partirais d’un point sensible qui m’a fait beaucoup penser et qu’Augustin Leroy a mis en évidence dans sa conversation critique, de ce moment où Lyotard nous dit que tout porte à penser que l’adolescent interprète dans une langue « “sexuellement” ce qu’enfant il représentait dans une autre langue (“romanesque”, par exemple) [28]

». Qu’est-ce que cette langue romanesque ? N’est-ce donc pas une langue ? Je voudrais dire ici plusieurs choses et enchaîner également sur l’objection formulée par Hélène à la conception qu’elle dit solipsiste de l’enfant à laquelle cette conception inclinerait Lyotard, une interprétation de l’enfance comme esseulement, je dirais presque comme glorification de l’esseulement. Esseulement dont j’ai voulu montrer qu’il échappait, pour Lyotard et selon moi-même, à l’opposition de la désolation qui nous est infligée et de la solitude où nous pouvons être seuls avec les autres en idée, selon la distinction d’Hannah Arendt.

Je tiens qu’il nous faut penser l’émotion comme à l’intersection de la communication et de l’incommunication. Événement transitionnel, oui, mais, pas par ressemblance, par contiguïté d’un espace avec un autre, pas par une levée du mur entre celui qui écrit et le lecteur, chambre communicante, mais par mitoyenneté. On est dans l’oblique. Chacun est dans son incommensurable, sa monade et pourtant ça passe de l’une à l’autre, ça se trace, sans qu’il y ait de chemin, et je dirais, en effet, sans qu’il y ait de traduction analogique entre des expériences différentes de traumatisme. Il y a un saut, le fait que cela soit passé de l’un à l’autre, dans l’après-coup, car il faut penser la communication avec l’incommunication, qui ne rompt jamais avec elle. Quelque chose m’est adressée — incompréhensiblement — au bord de l’abîme, « de là même où tout est fait pour que rien ne passe », pensais-je en lisant le dernier ouvrage d’Hélène. Dans mon article, j’ai voulu montrer, je crois, qu’il ne suffisait pas de dire que l’espace transitionnel n’était pas dialectisable, mais que ce qui passait de l’un à l’autre, avait lieu, je dirais, par misérable miracle, pour reprendre un titre d’œuvre d’Henri Michaux. Alors, la langue romanesque ? C’est, en effet, un problème central, et qui conduit à devoir penser ensemble l’enfance comme ce qui s’y connaît en comme-si de Survivant et la phrase-affect.

Le lien entre les deux se trouve dans Un partenaire bizarre. Revenons à ce passage que je rappelle : Il se situe juste après le passage que j’ai cité précédemment sur la sagesse qui consiste à suivre l’autre dans le jeu que ce dernier propose. Lyotard écrit : « Mais il resterait à prouver qu’il est toujours meilleur de jouer ensemble. Avec leurs chiffons, la petite fille et l’écrivain inventent ou découvrent bien des choses. Il faut reprendre la question de l’Eisamkeit ou de la loneliness en des termes qui excèdent de beaucoup la façon dont Wittgenstein interroge le private language. Recourant à mon propre argument, vous objecterez que l’écrivain et la petite fille ne sont solitaires que comme “individus”, mais que, dans leur intimité, plusieurs partenaires, conscients ou non, sont engagés dans leur jeu et qu’ainsi ils discutent à l’intérieur [29]». Je laisse de côté, la façon que je crois Hélène critique à juste titre, dont Lyotard fait référence faite à « la petite fille » (Pourquoi cette galanterie bien équivoque, tellement masculine ?), et je veux souligner la question posée : l’espace du dedans est divisé, et ils travaillent avec des chiffons, entendons, des doudous , mais aussi des presque-riens, à partir de leurs misères. L’espace du dedans est divisé à tel point qu’il n’y a pas même de dialogue intérieur, ce qui supposerait que le litige l’emporte sur le différend. C’est ce qu’argumente Lyotard aussitôt. La notion d’“individu” présuppose le débat intérieur, mais qu’est-ce qui nous interdit de penser qu’il existe un différend entre les partenaires intimes ? Or, si tel est le cas, si l’espace du dedans est à ce point divisé, ce qui se joue à l’intérieur entre les partenaires est une façon non de se répondre et de conclure un accord, mais de jouer l’un à apprendre le jeu de l’autre de façon interne : « C’est ce que font , dans leurs différends internes respectifs, la petite fille et l’écrivain. Celui-ci essaie d’apprendre à arranger les mots et les phrases comme il présume que son “interlocuteur” les arrange. Cela s’appelle écrire, et j’en dirais autant pour la pensée. Si quelque chose de nouveau surgit comme l’événement d’une œuvre dans la pensée et l’écriture, ce ne peut être que dans ce désordre pragmatique [30]. » J’en conclue deux choses : on n’est pas dans le soliloque parce que l’espace intérieur est traversé par du différend intime ; on n’est pas non plus dans un transitionnel facile : ce qui veut dire que l’on n’est pas seulement dans un rapport non-dialectique, sans médiation mais également dans un rapport sans immédiation : on est dans le comme-si : l’enfant et l’écrivain apprennent à arranger « comme ils présument » et ils se racontent des histoires, c’est le comme-si, le fictif, le romanesque. Pourquoi la petite fille ? Parce que c’est Emma. Elle joue avec elle-même dans la rencontre avec le boutiquier, ce que lui n’en veut rien savoir : la distinction entre le fictif et le réel n’est pas posée, la stupeur reste inconsciente. Pour quelle raison ? parce que la phrase d’affect l’emporte, que c’est son élément, de sorte que la seule langue en euphonie partielle avec la phrase-affect, c’est le comme-si de la langue romanesque, évocatrice. Il y a une feinte de l’enfance qui fait comme si cela était quand même ou comme si cela n’était pas là quand même, qui joue avec l’événement. [Cela pourrait peut-être expliquer des choses sur le piège dans lequel Springora est tombée] C’est pas pour de vrai. C’est le sens de l’apparition au-dessus de toute disparition. Ce rapport à la vérité de l’irréel, écrit Lyotard, est « l’enfance , qui s’y connaît encomme si [31]». L’enfant a toute l’effronterie et la pudeur de ce scrupule, il sait faire retentir le comme-si, de même que nous savons l’entendre depuis notre enfance, depuis ce temps révolu et sauf, depuis cette région en nous jamais apaisée de l’incurable. Tournée vers la mise en rêve, l’enfance seule se dérobe et nous dérobe au simple sur-vivre, à l’exploit sur fond de misère. C’est depuis notre enfance que nous sommes simultanément sensibles à la condition transcendantale ou métapsychologique de la phrase d’affect et de celle du comme-si. Mais ce comme-si est si fort, ce don de la fiction qu’il peut nous égarer, nous interdire de nous représenter la violence subie.

Ce qui me conduit à une question-objection d’Hélène. Mais enfin, d’où est-ce que s’est constitué ce différend intérieur, d’où provient ce sens du comme-si, cette faculté de fictionner sinon d’une transposition d’interactions antérieures avec la mère , d’où le doudou ? et toutes ces histoires que l’enfant se raconte ? Au commencement, n’y a-t-il pas, ni du je ni du tu, mais de l’interaction, la relation qui, elle, a vaguement constitué les sujets de et les sujets à ? Je crois que c’est une question de fond et qui entretient un rapport étroit avec la question de la naissance.

Pour Lyotard, comme pour Malraux, nous naissons séparés , « les hommes entendent toujours leurs voix avec la gorge et celle des autres avec les oreilles » ; « si nous entendions une autre voix que la nôtre avec la voix de gorge, nous serions terrifiés » sauf dans la fraternité et dans l’amour entendons la voix des autres avec nos oreilles et notre propre voix avec notre propre gorge » , nous sommes ainsi radicalement seuls, dans cette stridence , comme personne ne pourra jamais nous entendre, comme des « monstres » , et, pour reprendre une formule de Lyotard, l’écrivain est un monstre, c’est le monstre qui signe , Malraux dit : « un monstre de rêve », il n’y a pas de passage au symbolique. Seule la littérature « tient sa souveraineté de faire partager ce qui n’est pas partageable [32]» Elle n’en finit pas, pour autant, avec la schizophrénie. Nous naissons séparés. A quoi Camus répond : « Nous naissons séparés, sauf de la mère »[33], ou plutôt il y a là une séparation partagée ici qui fait lien. Et Merleau-Ponty, commentant Malraux , lui oppose : oui, nous naissons séparés, par le surgissement de notre parole dans la voix de gorge, mais nous ne naissons à rien seuls. « Mais je suis assez près de l’autre qui parle, ajoute ainsi Merleau-Ponty, pour entendre son souffle, et sentir son effervescence et sa fatigue, j’assiste presque en lui comme en moi, à l’effrayante naissance de la vocifération[34]. » Il y a du partage à la naissance et à chaque prise de parole, et même à la mort, de la communion à même l’incommensurable, du partage de l’effroi inhérente à l’être-avec-autrui, par là de l’humain.

Qui a raison ? Qui a tort ? Je pense que la réponse à cette question est sûrement dans un désaccord non pas seulement sur une différence d’accent entre le réciproque et ce qui ne l’est pas, mais à une différence interprétative entre un point de vue généalogique qui interprète ce qui se produit à partir de la genèse d’un itinéraire qui débute à la naissance et le point de vue que j’appellerais une anamnèse du transcendantal. Elle suppose que nous ne pourrions pas entrer dans l’interaction s’il ne posait pas le principe d’une passibilité originaire à l’autre en soi-même, plus originaire que son effectivité dans l’être-avec- autrui et qui est ce « se parler à soi-même comme à un autre » et qu’avive l’être avec autrui. Point de vue qui récuse la généalogie. Est-ce que cela s’oppose à la phénoménologie : pas lorsque Merleau-Ponty nous dit que nous ne pouvons reconnaître autrui comme autre que depuis le sentiment originaire , transcendantal, de notre étrangeté à nous-mêmes. Le défaut de la genèse et de la généalogie est qu’elle juge de ce qui arrive à partir de ce qui est arrivé, d’une origine, et substitue la description d’un enchaînement à l’explication de sa possibilité. En cherchant l’originel, elle « veut encore trop » et il importe de résister à l’écriture de l’origine et de ce qui se produit à sa suite. En ce sens, le recours au transcendantal sans genèse est plus proche d’une métapsychologie.

La phrase contrariée

Pour l’entendre, il faut se rapporter à la notion de phrase-affect, entrer en intelligence avec cette notion. Sinon, bien sûr, on l’entend comme une utopie, une hétérogénéité absolue, un mythe du « bon sauvage ». « Ce temps d’avant le logos s’appelle infantia [35]». « Il s’agirait d’élaborer le statut transcendantal de l’infantia . [36]»

La phrase d’affect n’a pas l’affect pour objet ou pour référence, elle ne se rapporte pas à l’affect, elle est l’affect. Pour Lyotard, il faut cesser de lier nécessairement phrase et articulation. Aussi, le terme qui lui convient mieux est : phrase-affect. Instantané de phrase où la phrase et l’affect sont le même sans décalage de réalité ni de temps, comme l’éclair et le bruit de la foudre. La phrase-affect, toujours dans l’instant du présent, ne se laisse pas identifier dans le temps. « On dirait qu’un sentiment apparaît et disparaît tout entier à tout instant. Qu’il est sans âge [37]

La phrase-affect ne se laisse pas articuler : « Phrase articulée et phrase-affect ne peuvent se “rencontrer” qu’en se manquant [38]. Dans cette non-rencontre, la phrase-affect, par son existence même, fait injure aux règles des genres de discours, elle en déconcerte la prétention, en dénonce la vanité, elle crée un dommage, mais, en retour, la phrase articulée riposte par sa négation, elle commet, de son côté, un tort ne pouvant, quant à elle, rendre compte de ce qui échappe à son tribunal, celui de l’argumentation [39].

Inarticulée, la phrase-affect n’est pas, pour autant, vide ou absente : « elle signale du sens ; ce sens est d’une seule sorte, plaisir et/ou peine ». « Le signal qu’est la phrase-affect est tautégorique : aisthèsis, Empfindung, elle est à la fois un état affectif ( plaisir ou peine et le signe de cet état, ce que Kant écrivait du sentiment esthétique ». De même que selon Freud (l’opposition représentation de chose/représentation de mots)« Ils sont des témoins mais qui ne représentent rien à personne[40]» « La capacité de sentir plaisir et douleur, l’affectivité, l’ aisthèsis, est indépendante de son articulation possible. Elle ne l’attend pas. C’est le logos qui déclare qu’elle l’attend [41].».  

 D’où vient qu’Emma enfant soit prise de stupeur et qu’elle va l’oublier ? « Il n’est pas clair si le sentiment est une non-phrase, une phrase négative ou une sorte particulière de phrase. Pas clair non plus si le sentiment résulte d’une impossibilité de phraser un événement ou si, à l’inverse, il est cause de cette carence. Est-ce qu’on se tait parce qu’on est trop ému, ou bien se trouve-t-on ému parce que les mots manquent et qu’on est obligé de se taire ? — La question est mal formulée. Elle présuppose une relation de causalité. On peut penser que cette catégorie est inapplicable en l’occurrence ». Question mal formulée parce que la phrase-affect échappe à la succession de l’avant et de l’après, comme à la relation de cause à effet : à la condition (transcendantale ou non) du sensible de la sensation et à la condition (transcendantale ou non) du catégorisable de l’entendement. Le sentiment n’est pas de cet ordre. Mais question qui avoisine la difficulté. Emma ne trouve pas ses mots et elle en est émue. Emma est si émue par le geste du boutiquier qu’elle n’a pas les mots. Ce qui la traumatise, est qu’on lui demande de répondre. C’est cette demande insistante qui enraye son émotion et jusqu’à la conscience qu’elle ne peut pas répondre, qui est plongé dans l’oubli, qui fait qu’il y a choc, anesthésie et amnésie, et non émotion. On lui demande de répondre de son corps : « Seul l’animal logique a un corps […] Il faut élaborer le statut du monde ou du chaos incorporel associé à l’affect, le statut de la Chose. [42]». La violation est d’apposer un ordre sur le chaos, un sujet sur le différend intérieur. La « transitivité des affects sans attente de retour [43]», propre à la phrase-affect, n’est pas transitionnelle. D’une certaine façon, comme avec l’interlocution, le transitionnel pourrait faire violence à cette transitivité. Il angoisse : « Innocence et culpabilité arrivent ensemble, sous le nom d’angoisse [44]» « L’enfance, comme le premier Adam, ignore qu’elle est nue [45]» Sous l’appel à la nudité, le dénuement se révèle une misère insondable, et l’esseulement est converti en désolation. Or, l’esseulement (être avec un autre en soi) n’est pas désolation, il est libre jeu : la mélancolie et sa récusation, la disparition, et l’apparition qui l’emporte sur elle, l’effusion de joie. Ce lien entre mélancolie et joie à même la mélancolie n’est pas sans rapport avec la liberté mais également avec le tragique [46].

Il me semble que Lyotard apporte quelque chose d’important quant à l’espace transitionnel au sens qui le complexifie. Je ne suis pas sûr qu’il y ait toujours de l’accord entre-passibles comme le pose Patrice Loraux. C’est une expérience essentielle, mais elle ne présente pas plus de garantie que le fait de reconnaître l’autre comme semblable, elle est un de ses modes et une de ses expériences. Le rapport entre personnes touchées par des traumatismes différents peut prouver une chose et son contraire : qu’elles peuvent se reconnaître dans une tendresse réciproque, une pitié forte envers l’autre, ou s’ignorer, se haïr, malgré les oppressions analogues qu’elles ont subies. Penser le contraire est supposer l’unité du sujet, et le fait que la passibilité l’emporte. Je reviens à mon idée du début : il n’y a pas d’immunité, tout est sans garantie. C’est possible, mais tout autant , sur une autre base, une sensibilité peut faire effraction contre la dureté, comme peut le faire l’adhésion abstraite à l’universel respect de l’autre.

J’adhère plutôt à l’idée de communication oblique entre « monades » sans « harmonie ni préétablie ni évènementielle, et entre « monades » dont l’espace du dedans est profondément divisé en « partenaires divergents », un espace en tension. Dès lors, la transitionnalité n’est-elle pas, selon moi, bien davantage, à accentuer — et c’est seulement une question — sur le mode de la rencontre et de la tension, force du vif lui-même ? Le bonheur, au fond, est un miracle des libertés qui se rencontrent et qui s’apprennent sur fond de discorde intérieure. L’écriture des arts, et la littérature, mais pas seulement cette écriture, trouve la voie oblique de la rencontre en touchant et en passant à côté. Donne et maldonne. Il n’y a pas de formule du salut, mais plusieurs paradigmes des miracles, tous les jours. Et, bien sûr, chacun déchiffre l’universel au fond de lui-même. L’enfance est muette, mais n’est pas une absence. Ce sont là deux choses très différentes. Sa coïncidence entre affect et phrase fait justement qu’« il n’y a d’amour qu’autant que les adultes s’acceptent enfants [47]», précisément parce que l’enfance loge chez l’adulte [48], et que cela se fait en donnant lieu à anamnèse de ce transcendantal du sentiment. Elle arrive dans une concordia discors avec la mémoire de l’interlocution, et dans un espace hybride d’interférence, et qui fait de l’apprentissage tout autre chose qu’un traumatisme. Depuis le commencement, dira-t-on , il y a de l’hybridité, un enchevêtrement d’incommensurables, mais n’est-ce pas le rôle de la pensée de les distinguer et d’en évaluer les différences de composition ?

L’écrivain est au plus près de l’enfance, il élabore non une langue, mais une « manière de langue », un idiome, par un travail à travers les phrases, là où l’enfant est immergé dans cette autre « manière de langue » qu’est la phrase-affect, au lieu même où la dissociation ne s’est pas opérée et n’est pas traductible. Il conviendrait de penser ensemble trois explorations qui ne vont pas nécessairement de pair, le comme-si du pressentiment de la disparition — la mélancolie — et sa récusation, l’apparition qui l’emporte, la phrase-affect , et la manière de langue [49](qui entretient un rapport avec de l’avant-langue). Cette dernière qui présente toujours un versant utopique. La relation entre les trois fait notre parenté avec l’enfance.

 

 

[1]J.-F. Lyotard, entretien avec Jean-Loup Thébaud, Au juste, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1979, p. 188 [2006, p. 204].

[2]Ibid. , p.189 [p. 205].

[3] « Il nous faut constamment réaffirmer les droits de minorités, femmes, enfants, homosexuels, le Sud, le tiers-monde, les pauvres, les droits du citoyen, le droit à la culture et à l’éducation, les droits des animaux et de l’environnement […] De cette façon, nous pouvons garder vivace le sentiment que notre lutte pour l’émancipation se poursuit. Et ce n’est pas faux. » Mais la réduction du temps et de l’énergie que nous y mettons « indique à l’évidence que notre stratégie est passée de l’offensive à la défensive.» J.-F. Lyotard, « Mur, golfe, système » Moralités postmodernes, Paris, Galilée, 1993, p.66-67

[4] J.-F. Lyotard, Au juste, op.cit., p.188 [p.204]

[5] J.-F. Lyotard, Le différend, Paris, Minuit, 1983, § 230.

[6]J.-F. Lyotard, Libération, 5 Novembre 1995, Misère de la philosophie, op.cit., p. 194.

[7]J.-F. Lyotard, Le Monde des livres, 7 Novembre 1995, Ibid., p. 195.

[8]J.-F. Lyotard, « Devant la loi, après la loi », dans Questions au judaïsme, Desclée de Brouwer, (1991), p. 233

[9] J.-F. Lyotard, Le différend, « Titre », op.cit., p.9.

[10] Ibid., § 12.

[11]Ibid. , § 9.

[12]J.-F. Lyotard, « A propos du Différend. Entretien avec Jean-François Lyotard », J.-F. Lyotard, Réécrire la modernité, Les Cahiers de philosophie 5, Lille, 1988, p.44.

[13] J.-F. Lyotard, Le Différend, op.cit, § 146.

[14] J.-F. Lyotard, Moralités postmodernes, Paris, Galilée, 1993, P.119-120.

[15]Ibid. , p. 127.

[16] Ibid. , p. 128-129.

[17] J.-F. Lyotard, Au juste, op.cit., p. 189.

[18] Ibid. , p. 188.

[19]J.-F. Lyotard, « Emma », Misère de la philosophie, op.cit., p.77.

[20]J.-F. Lyotard, « La phrase-affect, D’un supplément au Différend », (1990) Misère de la philosophie, (2000), p. 83.

[21]J.-F. Lyotard, « Emma », Misère de la philosophie, op.cit., p. 90-91.

[22] Ibid. , p. 91.

[23] Ibid. , p. 91-92.

[24]Ce qui n’exclut nullement l’impératif opposé : ne pas priver l’enfant de sa prise de parole : « Politique, social ou culturel, tel est l’exercice de la terreur : priver l’autre de pouvoir répliquer à cette privation. Quoi qu’on en pense, la peine de mort, si légale soit-telle, évoque toujours ce crime. Mais, aussi bien, l’enfant à qui ses camarades disent qu’ils ne joueront pas avec lui et que ça ne se discute pas est en vérité victime d’un crime contre l’humanité.»« Intime est la terreur », Moralités postmodernes, op.cit., p.179.

[25]J.-F. Lyotard, « Emma », Misère de la philosophie, op.cit., p. 95.

[26] Ibid.

[27] J.-F. Lyotard, « Prière d’insérer », Lectures d’enfance, Paris, Galilée, 1991.

[28] Ibid. , p. 81.

[29],J.F. Lyotard, « Un partenaire bizarre », Moralités postmodernes, op.cit., p. 128.

[30] Ibid. , p. 129.

[31] J.-F. Lyotard, « Survivant », Lectures d’enfance, Paris, Galilée, 1991, p.66.

[32] J.-F. Lyotard, Signé Malraux, Paris, Grasset, 1996 , p. 241.

[33] A. Camus, Notes et Plans, Appendice du Premier homme, La Pléiade, t. III, p. 939.

[34] M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, Tel, 1979, p.190.

[35]La phrase-affect, art-cit , Misère de la philosophie, op.cit., p. 53.

[36] Ibid

[37] Ibid., p. 49.

[38] Ibid.

[39] Ibid.

[40] Ibid. , p. 47-48.

[41] Ibid. , p. 53.

[42] Ibid. , p. 54.

[43] Ibid

[44] Ibid.

[45] Ibid.

[46] « L’effet est l’enfance qui s’y connaît en comme si, qui s’y connaît en douleur due à l’impuissance et en plainte d’être trop petite, d’être là en retard (sur les autres) et d’être arrivée trop tôt, prématurée (quant à sa force), qui s’y connaît en promesses non-tenues, en déceptions amères, en défaillance, en abandon — mais aussi en songerie, en mémoire, en question, en invention, en obstination, en écoute du cœur, en amour, en véritable disponibilité aux histoires. L’enfance est l’état de l’âme habitée par quelque chose à quoi nulle réponse n’est jamais faite, elle est conduite dans ses entreprises par une arrogante fidélité à cet hôte inconnu dont elle se sent l’otage. L’enfance d’Antigone. Je comprends ici l’enfance comme l’obédience à une dette, qu’on peut appeler dette de vie, de temps ou d’événement, dette d’être-là malgré tout, dont seul le sentiment persistant, le respect, peut sauver l’adulte de n’être qu’un survivant, un vivant en sursis d’anéantissement.» J.-F. Lyotard, « Survivant », Lectures d’enfance, op.cit., p. 66. Et, sur l’intime relation entre mélancolie, joie, esseulement, désolation , communauté et tragédie : « Dans une réalité qui est tournée principalement vers la survie des complexités dans le monde physique, l’autre survie, la passibilité au non-être, quelque nom qu’on lui donne, est une dette qui persiste, où la joie pascalienne et la mélancolie kafkaïenne trouvent refuge, mais solitaires, dans le désert comblé de la désolation. Et c’est à partir de cet état des lieux de l’âme que la question de la communauté, de l’être-ensemble, peut et doit être posée maintenant. » Ibid., p. 87.

[47] J.-F. Lyotard, « Emma », Misère de la philosophie , op.cit., p. 95.

[48]J.-F. Lyotard, « Prière d’insérer », Lectures d’enfance, op.cit.

[49]« L’écriture, littéraire ou picturale, perlabore la “ langue”, c’est-à-dire tout ce qui a été reçu par elle avec les mots, les couleurs et les lignes : l’immense texture de signifiants et signifiés potentiels — afin de produire, c’est-à-dire d’exposer et de manifester, une manière de langue, un idiome, qui par là procède de la tradition mais n’en résulte pas. » , « La peinture, anamnèse du visible » (publié en 1993), Misère de la philosophie, op.cit., p. 103.

 

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