Saynète n° 55

 

 

Le vieux avait appris au gamin à pêcher et le gamin aimait le vieux.

« Non, dit le vieux, t’es sur un bateau qu’a de la veine. Faut y rester.

— Mais rappelle-toi quand on a passé tous les deux vingt-sept jours sans rien attraper, et puis tout d’un coup qu’on en a ramené des gros tous les jours pendant trois semaines.

— Je me rappelle, dit le vieux. Je sais bien que c’est pas par découragement que tu m’as quitté.

— C’est papa qui m’a fait partir. Je suis pas assez grand. Faut que j’obéisse, tu comprends.

— Je sais, dit le vieux. C’est bien naturel.

— Il a pas confiance.

— Non, dit le vieux. Mais on a confiance, nous autres, hein ?

— Oui, dit le gamin. Tu veux-t-y que je te paie une bière à la Terrasse ? On remisera tout ça ensuite.

— C’est ça, dit le vieux. Entre pêcheurs. »

Ils s’assirent à la Terrasse où la plupart des pêcheurs se moquèrent du vieux, mais cela ne l’irrita nullement. Les autres vieux le regardaient et se sentaient tristes. Toutefois ils ne firent semblant de rien et engagèrent une conversation courtoise sur les courants, les fonds où ils avaient trainé leurs lignes, le beau temps persistant et ce qu’ils avaient vu.

Ernest Hemingway, Le Vieil Homme et la mer, trad. Jean Dutourd, Paris,  Gallimard, Folio, 1952, p. 10-11.

 

 


Virginie Huguenin

07/01/2017

 

 

Le vieil homme persévère à prendre la mer dans l’espoir de ferrer un poisson mais depuis des semaines, il n’attrape rien. Son grand âge, sa malchance et sa pauvreté le rendent attendrissant et je mesure bien l’un des enjeux dissimulé derrière son entêtement : il s’agit pour ce veuf sans enfant de conserver une identité. Il est pêcheur. Il s’appelle Santiago.

Aussi, je devrais sentir la cruauté des rires dont il est la cible publiquement. Je me surprends pourtant à penser que les moqueries des autres pêcheurs me laissent indifférente. Fais-je à ce point corps avec ce vieil homme sympathique que le sarcasme des autres pêcheurs « ne [m]’irrit[e] nullement » ? Certainement mais cela n’explique pas tout.

Tentons autre chose : l’apaisement qui succède immédiatement à l’affront que subit le vieil homme réside dans  la  « conversation courtoise » qui précède, suit et finalement encadre l’humiliation. Celle-ci est rendue anecdotique dans l’économie du texte : juste quatre mots. La blessure n’a pas le temps de se faire sentir. Ce qui domine, c’est la gentillesse de Santiago avec le petit garçon qui veut l’accompagner en mer et cette conversation banale entre pêcheurs, comme un pansement posé sur une égratignure. Peu importent les rires, parlons plutôt des fonds marins, du matériel de pêche et du temps qu’il fait. « Une petite conversation qui masque, adoucit et protège », écrivait Eva Avian.

Santiago est pêcheur et il fait beau. Qu’est-ce qu’il fait beau !

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