Sablier n° 10.2

 

Ce qui nous arrive  n°2
 

Guido Furci

05/12/2020

 

Je réalise avec un retard qui me met mal à l’aise que nous sommes vraiment entourés d’une multitude d’appareils à reconnaissance vocale. Après avoir discuté au téléphone avec mes parents, sur Skype avec une collègue et via Meet avec des étudiants je m’aperçois, une fois de plus, que l’essentiel de mes conversations de l’après-midi a été transformé en une liste de pubs aussi ciblées qu’inquiétantes. Dans ma boîte mail on me propose des cours de gym suédoise en ligne pour ne pas prendre du poids en période de confinement : je connais à peine la gym suédoise, par contre je sais pertinemment qu’en ce moment encore plus que d’habitude j’aurais besoin d’en faire ! Sur mon portable je reçois des textos au sujet d’une promo pour planifier des vacances en Islande l’année prochaine : c’est peut-être une coïncidence, mais je parlais d’Akureyri avec Inès il y a deux heures. Je lui disais que dans ce petit village à 50km au sud du cercle polaire j’avais vu des baleines, mangé dans l’un des restos indiens les plus beaux de ma vie et failli adopter un chat, qui n’arrêtait pas de me suivre et avec lequel j’ai l’impression d’avoir partagé quelque chose d’important (bon, des petites vacances ne feraient peut-être pas de mal, malgré tout…). Dans n’importe quel moteur de recherche, les « articles pour vous », c’est-à-dire pour moi, me renvoient, dans l’ordre : aux coulisses de la quatrième saison de The Crown – qui selon Emily Andrews, correspondante royale du « Daily Mail », aurait exaspéré la Couronne, parce que « non, Camilla Parker Bowles n’est pas aussi égoïste qu’il n’y parait, non, le prince Charles n’est pas aussi froid et insensible que son personnage, et non, Diana Spencer n’est pas aussi innocente que ce qu’on voudrait… » ; et aux dernières publications en matière de bourgades juives d’Europe orientale : c’est le thème de mon cours de L1, que les étudiants avec lesquels j’ai échangé s’apprêtent à valider par le biais d’un « devoir-sur-table-maison ». Rien qu’en l’écrivant j’ai très envie de gym suédoise, poulet tikka-massala et baleines – en même temps.

Je ne sais pas ce qui nous arrive. En revanche, en dépit du ton grave avec lequel je me pose la question depuis plusieurs mois, en ce mardi de mi-novembre où mon père fête ses 67 ans et ma fille aînée me demande si les princesses-sorcières existent (elle pense que oui, et elle n’a jamais vu The Crown), j’ai comme l’impression que finalement, tout n’est pas à jeter dans ce qui m’arrive. Face à la polarisation de débats que je n’ai plus envie de suivre, Clara me rappelle à sa manière que l’on peut accueillir les antinomies, sans pour autant chercher à les résoudre. Mon père, quant à lui, s’extasie une fois de plus en m’envoyant les photos des champignons qu’il a trouvés, et dont il me parle depuis plusieurs jours. C’est vrai : ils sont « MA-GNI-FI-CI ». Je me promène dans mon appartement conscient cette fois-ci que les objets autour de moi m’entendront commenter ces images. C’est ainsi que je découvre qu’à une époque et dans un contexte où être républicain signifiait quelque chose de fondamental, Champignon était le nom attribué au huitième jour du huitième mois d’un calendrier dont la vie, au fond, n’a duré qu’une saison.

Paris, 17 novembre 2020

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