damier2-bis

 

Sommaire général de "Transition"

 

 

Transition  n° 1

 

Préambule            

Voici le premier texte publié sous le thème permanent de la rubrique « Intensités ». Il déploie l'idée de transition à plus d'un titre. D'abord, parce que, issu d'un mémoire de master 2, il  montre comment est vécu, pour un étudiant - une étudiante, en l'occurrence - le saut dans la recherche que représente le passage à la rédaction d'un mémoire obéissant aux règles distanciées de la discipline, lors même que le désir de travailler sur tel ou tel auteur, siècle, question ou corpus, provient d'un mouvement personnel vers cet auteur, ce siècle, cette question ou ce corpus, un mouvement que Rose Lemardeley nomme un désir d'entrer en « conversation ». Ensuite parce qu'ici, l'auteur, Marie de Gournay, fille d'alliance de Montaigne et éditrice des Essais, a été une passeuse dont l'écriture personnelle est née, nous explique Rose Lemardeley, dans les marges des pages montaigniennes où elle a reporté les « allongeails » sous la dictée du maître aimé. Enfin parce que, dans cette superposition mélancolique des écritures - Montaigne meurt bientôt en lui laissant la charge de la publication -, se joue non seulement une passation, mais un écart : la fille d'alliance, arrivée au statut d'auteure dans l'ombre d'une figure et d'une voix masculines, n'en revendique pas moins l'égalité des sexes : et c'est aussi par cette autre voix, voix indignée passant les siècles jusqu'à elle, que Rose Lemardeley nous explique s'être senti le désir d'entrer en conversation avec la « Vierge » que Juste Lipse avait qualifiée de « novum monstrum ».

 Et nous voyons de la sorte comment le sérieux de l'analyse se conjugue, en marge de nos attentes et prescriptions disciplinaires, à l'authenticité d'une transmission plurielle, qui nous atteint aussi par ricochet, nous, universitaires - au moins peut-on l'espérer. En ce sens, la réflexion de Rose Lemardeley entre en écho avec celle de Michel Jourde portant sur l'existence continuée de Louise Labé : une transition, encore.

H. M.-K.

 

 

 

 

 Marie de Gournay ou l'écriture dérobée

 

 

Rose Lemardeley

21/10/2011

 

Choisir de travailler sur l’œuvre de Marie de Gournay, fille d’alliance de Montaigne, aussi reconnue comme la mère des idées féministes des XVIIe et XVIIIe siècles, annonçait une imbrication de difficultés particulières, en ce que la prise en compte de l’historicité d’un objet d’étude s’impose comme une des premières « lois » de la recherche littéraire. Ici, une œuvre de femme, burlesque en son siècle, méconnue à notre époque, et toujours associée au nom du grand Montaigne, se livre dans sa complexité comme profondément ancrée dans un temps, avec sa langue et ses conflits religieux et littéraires, notamment. Aussi, pour accéder au sens – ou, simplement, éviter les contresens dans une première étape de la lecture – il faut nécessairement prendre en compte cette structure historicisée ; mais l’on peut choisir de décontextualiser le propos critique ensuite.

« La conversation n’est pas un remplissage du temps, au contraire c’est elle qui organise le temps, qui le gouverne et qui impose ses lois qu’il faut respecter. »[1] Cette remarque ponctue l’un des nombreux commentaires livrés par Milan Kundera, à propos du conte de Vivant Denon Point de lendemain, au fil de son magnifique roman La lenteur. Sa réflexion est double, à la fois particulière et universelle. Car, si dans un premier temps le commentaire littéraire décrit l’activité des personnages du conte de Vivant Denon et renvoie à une situation romanesque particulière ainsi qu’aux codes sociaux de l’art de la conversation du XVIIIe siècle, cette sentence peut aussi ouvrir à une réflexion plus générale sur une certaine temporalité littéraire.

Au-delà des interrogations propres à l’œuvre de Kundera, cette phrase peut faire écho aux questionnements qui surgissent dans l’entreprise d’un travail de recherche en master de lettres modernes, de par la « conversation » qui s’engage avec l’auteur considéré, entre le sujet et son objet d’étude. Tout étudiant qui prépare la rédaction d’un mémoire de recherche universitaire se voit conseiller de clarifier ses motivations et la nature de son intérêt pour le sujet, l’auteur, ou le corpus choisis. Il faut identifier ce qui se noue dans un tel travail car ce lien ressemble à une sorte de conversation métalittéraire, qui répondrait à la définition donnée par Kundera, en tant que sa qualité dépend avant tout du respect des règles et lois qui gouvernent une telle entreprise. Le rapport à la temporalité y est déterminant. D’emblée, le choix d’un sujet de recherche confronte à l’historicité de la littérature, par exemple au travers de la division par siècle des professeurs, seiziémistes, dixseptiémistes ou dixhuitiémistes.

Avec autant de force que le mot « conversation » convoque pour nous un ensemble de codes du XVIIIe siècle, je me demandai ce qu’une « conversation » avec Marie de Gournay engagerait de son siècle au mien. C’est dans le paradoxe qui se joue entre l’historicité d’une figure et l’atemporalité d’une voix que m’a semblé résider l’enjeu principal de l’étude des Œuvres complètes[2] de Marie de Gournay. Des choix méthodologiques se sont donc imposés pour trancher dans ce que la lecture d’un « je » si lointain pouvait pourtant nous faire parvenir en littérature. Par exemple, la langue du corpus étudié, des œuvres complètes, a été conservée par des citations en français non modernisé. Partant du double constat que le discours sur soi de l’auteure occupe une place considérable dans son œuvre, mais que la littérature critique consacrée à Marie de Gournay ne lui fait que peu de place, j’ai choisi de « prendre au sérieux » ce que Gournay raconte d’elle-même, et d’accepter qu’une certaine empreinte se joue dans l’empathie. Je cherchai l’auteure ; or, je trouvai a priori ce que l’on pourrait nommer une « figure » littéraire. Marie de Gournay, dans les histoires littéraires françaises produites au fil des siècles, est souvent résumée en deux traits : d’une part, sa relation avec Montaigne et le rôle – plus ou moins contesté – qu’elle a joué dans l’édition posthume des Essais ; d’autre part, sa pensée féministe ; deux activités de transmission où la personne de l’auteure s’efface. Mais c’est ce rôle « à la dérobée » qui la définit intensément, dessine un caractère, l’épaisseur d’une vie très singulière. Si l’image de la conversation s’est imposée à moi, c’est parce que je me suis sentie happée par cette voix paradoxalement dérobée : j’ai cherché à dépasser cette silhouette figée, en permettant un mouvement de retour de soi à l’autre qui rende toujours sensible – puisqu’il s’agit de littérature – l’expérience de la lecture, avec ce qu’elle convoque d’intime et d’universel.

  La particularité de l’écriture de Marie de Gournay, dont les premiers écrits furent publiés dans un recueil au nom saisissant, L’Ombre de la demoiselle de Gournay, en 1626 à Paris, est qu’elle engage un regard interrogateur quant à sa temporalité, mais aussi quant à sa « spatialité ». L’écriture se présente en effet comme le lieu de la construction du « je », mais celui-ci dévoile aussi immédiatement et paradoxalement un centre vide. En effet, celle qui se peint elle-même fait une large place à ce qui n’est pas elle : sa naissance comme auteure est liée à l’existence de Montaigne, les sujets de ses œuvres s’inspirent des réflexions de celui-ci, son style même laisse transparaître l’influence des pratiques d’écriture de son père d’alliance. L’écriture de soi de Marie de Gournay, celle qui se choisit pour nom d’auteure un toponyme, le nom des terres et du château acquis par son père Guillaume Le Jars, expose ses marges. De L’Ombre à la postérité, Gournay semble confinée comme beaucoup d’autres femmes écrivains dans « les silences de l’histoire », selon l’expression de l’historienne Michelle Perrot[3], mais plus particulièrement dans l’ombre du grand maître qui lui offrit le titre de « fille d’alliance » après leur première rencontre en 1588 à Paris. Auteure marginale à plus d’un titre, donc, elle « entre » dans l’écriture par la lecture – première expérience limite qui la sort de son statut de jeune fille noble au destin domestique, lorsqu’ « environ les dix-huict ou dix neuf ans cette fille leut les Essais par hazard »[4]. Cet événement fondamental occupe une large place dans deux textes dont la postérité a gardé mémoire : la Copie de la Vie de la Damoiselle de Gournay, récit autobiographique ajouté à la nouvelle édition des œuvres complètes sous le titre des Advis en 1641, ainsi que dans sa Préface aux Essais où elle insiste sur l’intensité du moment : « On estoit prest à me donner de l’hellebore »[5], précise-t-elle, pour dire que sa mère la crut folle.

Cette « lecture dérobée », dont l’historienne Michèle Fogel souligne l’importance, rejoue l’expérience solitaire de l’apprentissage du latin et du grec par la jeune fille, recluse au château de Gournay-sur-Aronde avec sa mère Jeanne de Hacqueville après la mort de son père en 1578. Mais elle augure aussi de l’entrée de Marie de Gournay dans le monde des lettres, en ce que son jugement des Essais lui vaut d’attirer notamment l’attention d’un des plus grands savants de l’époque, Juste Lipse. La publication à Leyde en 1590 d’un recueil de lettres du philologue révèle à toute l’Europe lettrée le portrait d’une femme qui sort de l’anonymat grâce à une lettre adressée « À Marie de Gournay, Noble Vierge ». Pourtant, ce succès subi qui amuse l’Europe ne porte pas immédiatement la jeune lectrice des Essais à la fonction d’auteure. Elle passe par une autre étape, en participant à la relecture des Essais et à leurs « allongeails » pendant le séjour de leur auteur au château de Gournay à l’automne 1588 : Marie de Gournay forge littéralement sa plume dans les marges du manuscrit. « Ils travaillent ensemble les chapitres XXII et XXIII du livre I et le chapitre XXI du livre II : du moins est-ce là que l’écriture de Marie apparaît sans conteste sur l’exemplaire qui a subsisté »[6], note Michèle Fogel.

On pourrait définir la spécificité de la figure d’auteure de Marie de Gournay dans ses liens avec Montaigne comme l’avènement d’une nouvelle forme de collaboration littéraire, en une séquence temporelle faite de balbutiements, de récurrences, qui s’apparente à ce que Jacques Derrida appelle « différance », concept qu’il a défini en 1972 dans Marges – de la philosophie. Car l’introduction de ce curieux recueil met en scène son propre sujet à l’aide d’une disposition typographique réservant un espace délimité à un étroit filet de texte qui se distingue, en une colonne serrée sur le bord droit, du texte qui occupe le centre de la page. L’introduction de Marges propose donc visuellement une marge, dans le livre et dans l’écriture, assez semblable aux marges des manuscrits des Essais sur lesquelles Marie de Gournay s’est penchée aux côtés de Montaigne :

Ce qui s'écrit différance, ce sera donc le mouvement de jeu qui « produit », par ce qui n'est pas simplement une activité, ces différences, ces effets de différence. Cela ne veut pas dire que la différance qui produit les différences soit avant elles, dans un présent simple et en soi immodifié, indifférent. La différance est l’« origine » non-pleine, non-simple, l'origine structurée et différante des différences. Le nom d’« origine » ne lui convient donc plus.[7]

L’écriture de Marie de Gournay dans les marges des Essais se présente elle aussi comme le surgissement de la différance qui va lui permettre d’écrire, entre similitudes et différences, après Montaigne. Origine s’il en est, « non-pleine, non-simple », la marge incarne néanmoins le lieu où se noue chez Marie de Gournay la complexité d’une écriture pour soi. L’espace matériel et symbolique de l’œuvre délimite alors le terrain d’une défense, où l’auteure se débat contre l’ombre.

Mais le processus ne se limite pas à l’écriture dans les marges, puisque Gournay consacre beaucoup de son énergie à des activités considérées comme étant à la marge de la création littéraire : l’édition et la traduction.

Défense d’une auteure « marginale »

En effet, Marie de Gournay demeure avant tout connue dans l’histoire littéraire pour son travail en tant qu’éditrice des Essais de Montaigne. Plutôt qu’une activité source de différance, l’expérience d’éditrice posthume des Essais de Marie renvoie, pour Michèle Fogel, davantage à une identification, en tant que « son désir de lecture rejoint le désir d’écriture de Montaigne, aussi insatiable »[8]. À partir de la réception du manuscrit en 1594, il s’engage en effet pour Marie de Gournay un travail immense de mise au jour du texte en vue de sa publication. Un an après paraît la première édition posthume, celle de 1595, dont la préface longtemps contestée a été incluse dans l’édition des Essais dans la collection de la Pléiade par Michel et Catherine Magnien, allant à l’encontre de la tradition érudite. Les éditions des Essais ne cesseront de se suivre jusqu’à la mort de leur protectrice : elle s’installe définitivement à Paris en 1598 où elle fait paraître une nouvelle édition, suivie d’une autre en 1602, puis d’une quatrième à Leyde en 1604, et d’une encore en 1609. Chacune a sa particularité : en 1661 l’éditrice identifie un grand nombre de références aux auteurs de l'Antiquité, avec celle de 1617 elle traduit les citations en français, et enfin, dans l’édition de 1635 dédiée au cardinal de Richelieu, elle réintroduit une version refondue de la préface de 1595.

  L’édition de 1595 est l’exemple paroxystique de l’investissement de Marie de Gournay, comme le souligne la description de son rôle au moment de la mise sous presse de l’ouvrage, fournie par Michel Simonin et Jean Balsamo dans une étude consacrée à l’imprimeur parisien des Essais,Abel L’Angelier :

Le plus grand soin fut mis à réaliser ce gros livre, imprimé par Léger Delas ; les coquilles, peu nombreuses, étaient inlassablement traquées par Marie de Gournay qui semble n'avoir guère quitté l'atelier tout au long de l'impression pour mieux les corriger. L'Avis au lecteur, égaré, fut retrouvé et ajouté en cours de tirage ; une feuille où l'on avait découvert l'oubli de quelques lignes fut recomposée plus tard. Le tirage n'a pas été moins généreux que celui de 1588. L'édition de 1595 aura immédiatement des lecteurs.[9]

Marie de Gournay a donc bien mérité ce titre d’éditrice des Essais que les critiques de Montaigne lui ont souvent contesté. Mais ce travail, pour littéraire qu’il soit, et même conforme à la définition humaniste de l’innutrition, place Marie de Gournay dans une marge perpétuelle de l’histoire littéraire, qui rejoue le conflit – ou la complémentarité – entre son œuvre et celle de Montaigne, entre elle-même et Montaigne, qui se déploie à l’échelle de sa vie.

En effet, tandis qu’elle corrige, traduit, complète et clarifie les Essais, Marie de Gournay se fait aussi connaître en son siècle par des travaux dont les genres la cantonnent encore à la marge de la catégorie d’« auteur » : s’attirant les critiques pour sa traduction du IIe livre de l’Énéide dans Le Proumenoir de Monsieur de Montaigne, en 1594, elle propose une « Réflexion théorique sur la traduction » en 1626, où elle se rattache à la conception humaniste, mais passée de mode au XVIIe siècle, de la traduction comme travail honorable d’imitatio. Pire encore, dans la « Lettre sur l’Art de traduire les Orateurs »[10] publiée en 1626, elle définit le traducteur comme « celuy qui semble engendrer une Œuvre de nouveau »[11]. Plus loin, elle poursuit cette métaphore de l’engendrement :

Je dis engendre, parce que cette espece ou construction de langage, les rendant fort esloignez de nostre expression, il les faut deffaire par une speculation profonde et penetrante, afin de les refaire par une autre pareille : tout ainsi qu’il faut que la viande meure et se defface en notre estomac, pour en composer nostre substance.[12]

Par la double référence au corps – à travers l’image de l’engendrement et celle de la nutrition, qui rappelle aussi la théorie de l’« innutrition », défendue comme un processus nécessaire au renouvellement de la langue par Joachim Du Bellay dans sa Deffence et illustration de la langue françoyse – Marie fait de la traduction une activité à la fois hautement littéraire, ardue, et presque vitale. Mais c’est une femme qui parle : ce qui, pour l’époque, frôle d’autant plus le burlesque que la métaphore s’attache à elle depuis une lettre de Lipse sur laquelle on va revenir.

Cette « Lettre » rappelle aussi que c’est en traduisant elle-même les auteurs antiques qu’elle a fait sa propre éducation : « Il y a pis pour moy : c’est, que quelques-uns croyent qu’une femme ne peut entendre le latin, et que je traduis sur les Traducteurs : mesmement pource qu’ils sçavent que je l’apris de moy-mesme, et par simple routine, confrontant des Traductions aux Originaux, comme j’ay dit ailleurs »[13] ; et juste après, elle met en avant son gigantesque travail de traduction au sein des Essais : « Ils me croyent tellement ignorante du Latin, que jusques à ceste immense nuée de passages estalles aux Essais ; et en la tres-difficile version desquels j’ay rompu la glace ; ils devinent sans prendre la peine de s’en informer, que j’ay desrobé du texte de ce Livre le fil de ma conduicte à mesure que je traduisois. »[14]

  Il est remarquable de voir que cette activité littéraire, à la fois « dérobée » et fondamentale pour elle, l’oppose à son siècle autant qu’elle la rattache à celui de son père d’alliance. La traduction incarne donc, après l’édition, un espace marginal et dérobé à plusieurs titres : tension entre deux siècles, partage entre son œuvre personnelle et celle de Montaigne, opposition des sexes.

Il n’y aurait, chez Marie de Gournay, d’autre écriture que celle de l’entre-deux : relative, volatile, dans l’écart – dans l’effacement d’un passage. L’écriture semble en effet mettre en jeu ce que ses marges ont dévoilé ; car quand Marie de Gournay publie enfin ses œuvres personnelles, un écart avec elle-même se fait toujours sentir, le soi apparaît toujours dépendant de Montaigne, l’« autre » originel de la prise de conscience du « moi ». Le centre est par là décentré, et l’ensemble propose une esthétique de l’entre-deux. Le Proumenoir de Monsieur de Montaigne, par sa fille d’alliance, en est le meilleur exemple en ce qu’il souligne, dès son titre, le tracé d’une filiation littéraire, qui va jusqu’à occulter le nom de l’auteure, réduite à son titre de « fille d’alliance », sur la couverture de l’ouvrage paru en 1594. Entre la première édition et la dernière en 1641, au sein des Advis, il connaît au total neuf éditions successives[15], et rassemble un récit sentimental de quatre-vingts pages, une traduction du Livre II de l’Énéide et le Bouquet qui comprend soixante-cinq poèmes. Mais dès l’« Épître dédicatoire », composée en 1589, l’ambiguïté du génitif du titre,  Proumenoir de Monsieur de Montaigne », est clarifiée dans une fiction sur les conditions d’invention du livre :

Mon Pere, j’ose nommer l’Histoire suivante, vostre « Proumenoir », parce que qu’en nous proumenans n’agueres ensemble je vous la contay : sur le propos des tragiques accidents de l’Amour recitez par Plutarque. Et l’envoye après vostre partement courir après vous sur ce papier.[16]

Entre appartenance et provenance, du génitif subjectif au génitif objectif, l’épître tranche donc en faveur d’une troisième relation : la destination. Elle présente en effet le Proumenoir comme la transcription d’une conversation tenue au cours d’une promenade, pendant le séjour de Montaigne dans les terres du château de Gournay, rappelé aussi par l’évocation du départ, « vostre partement », dont il serait le destinataire. Le texte tisse ainsi un fil direct entre les deux moments, dont le récit au présent efface la distance dans le temps.

En réunissant pour la première fois ses textes publiés séparément dans un volume intitulé L’Ombre de la Damoiselle de Gournay, avec l’épigraphe : « L'homme est l'ombre d'un songe, et son œuvre est son ombre », l’auteure matérialise les nombreux rapports qui se jouent en amont de l’acte d’écrire, elle révèle la complexité du passage de la découverte d’un modèle comme Montaigne à l’affirmation nécessaire pour se constituer soi-même en sujet écrivant, en modèle potentiel pour d’autres lecteurs. Aussi l’œuvre de Marie de Gournay contient-elle une réflexivité sur elle-même forte et une sensibilité métalittéraire proches de réflexions modernes sur la lecture, par exemple celle de Marielle Macé dans Façons de lire, manières d’être :

La lecture relaie et expose ainsi nos imaginaires individuels de la forme, nos partis pris insubstituables sur ce que c’est qu’être un sujet : nos phrases y sont suspendues aux phrases littéraires, qui se présentent à la nôtre comme des modèles, c’est-à-dire aussi bien comme des secours que comme des menaces. Par la lecture, en elle, les individus se donnent ainsi les formes de leur pratique, et l’expérience littéraire devient une ressource de stylisation de soi.[17]

L’analyse de Marielle Macé, qui développe le paradoxe qui pose les modèles littéraires à la fois comme des « secours » et des « menaces », aide à percevoir combien l’existence de l’œuvre de Marie de Gournay, qui se déploie souvent sur le ton de la défense, s’impose comme une victoire. La réalisation réussie d’une transition de Montaigne à soi par Marie de Gournay souligne la mutation de l’auteure qui passe d’une attitude de défense des Essais à la projection dans un combat littéraire personnel, de l’ombre et de la défense au combat pour la lumière.

Le combat d’une femme de lettres : de l’audace en littérature.

Lorsque Marie de Gournay se fait « éditrice de ses propres œuvres », selon la formule d’Anna-Lia Franchetti[18] qui souligne qu’elle s’emploie incessamment à réécrire et à modifier ses ouvrages[19], elle manifeste plus une attitude de combat qu’une simple défense :

En ce qui concerne l’œuvre propre de Marie de Gournay, on aperçoit parfaitement ici à quel point elle est élaborée (au sens plein du terme), tout au cours d’une longue vie. Les modifications, ajouts et retranchements que l’auteur apporte à ses écrits marquent les étapes d’un apprentissage, et d’une prise de conscience de soi par l’exercice de l’écriture, donc tout à la fois dans le domaine moral (et social) et dans le domaine littéraire.[20]

En effet, l’élaboration de son œuvre vise à présenter à la postérité un objet fini et immuable, et révèle par là une conscience aiguë de la mort. Gournay a tiré de son expérience en tant qu’héritière des Essais la certitude que la mort ne peut réserver aux œuvres orphelines qu’un sort incertain. S’engage donc un combat contre la mort, de son vivant, qui peut rappeler ce que dit Michel Foucault de « la parenté de l’écriture à la mort » :

Ce rapport de l’écriture à la mort se manifeste aussi dans l’effacement du caractère individuel du sujet écrivant ; par toutes les chicanes qu’il établit entre lui et ce qu’il écrit, le sujet écrivant déroute tous les signes de son individualité particulière ; la marque de l’écrivain n’est plus que la singularité de son absence ; il lui faut tenir le rôle du mort dans le jeu de l’écriture.[21]

« Tenir le rôle du mort », voilà comment Marie me semble envisager son rôle de femme de lettres, envers Montaigne d’abord, et pour elle-même ensuite. Et de ce rôle si singulier qu’elle occupe en défendant l’œuvre d’un autre, elle tire une force extraordinaire qui, justement par le détour de cette « chicane » - le mot lui va si bien - de « l’effacement » de soi, lui permet de s’abstraire de son « caractère individuel », pour développer une écriture de combat pour les femmes. De la défense de son écriture à lui, elle se lance dans la défense de son écriture à « elles », percevant dans le singulier de sa propre personne la multitude d’un genre. Quand Michèle Fogel souligne le portrait atypique de Gournay en ces termes : « Curieuse personne que cette dame partie pour l’éternité des lettrés : une fille avec deux pères et plusieurs noms. Une femme avec une œuvre d’homme »[22], elle insiste sur ce que Montaigne lui-même pointait du doigt quant à la situation de la jeune Marie, « et femme, et en ce siecle, et si jeune, et seule en son quartier »[23]. Avec l’âge, elle change de « siecle » et quitte l’isolement de son « quartier » à Gournay – qui est vendu par son frère et sort de la propriété familiale en 1607 – mais elle demeure toujours « femme », ce caractère-là est immuable. Dans la recherche de constance qui guide Marie de Gournay vers la quête de soi, sa féminité incarne un sujet de réflexion central et particulier, qui diffuse au fil de son œuvre un souffle de combat au travers d’une écriture féministe.

Défendant la peinture et la connaissance de soi exercées par Montaigne dans les Essais, Marie conclut sa préface en s’adressant au lecteur :

Mon Pere a pensé ne te pouvoir rien mieux apprendre, que l’usage de toy-mesme : et te l’enseigne, tantost par raisons, tantost par espreuve : si sa peinture est vicieuse ou fausse, plains-toy de luy : si elle est bonne et vraye, remercie-le, de n’avoir pas voulu refuser à ta discipline le poinct le plus instructif de tous, c’est l’exemple.[24]

Marie de Gournay met en pratique cette analyse lorsque, pour peindre à son tour « l’usage de [s]oy-mesme », elle se prend en « exemple ». C’est bien un modèle d’élévation de l’âme qu’elle propose aux femmes, comme à la première à qui elle adresse son Egalité des hommes et des femmes en 1624, la reine Anne d’Autriche, en une formule de politesse : « Si vous daignez vous eslever au poinct de merite et de perfection que je vous propose par le secours de ces grands Livres »[25]. Marie de Gournay se présente en « novum monstrum », d’après la dénomination que lui attribue Lipse dans sa première lettre, lui qui l’avait baptisée du nom de « Virgo », la « Vierge », ajoutant : « Je suis curieux de savoir (prodige nouveau) ce que doit enfanter une Vierge. »[26] Le jeu de mots est lâché, et la formule organise l’équivalence entre l’enfantement et l’écriture. Cette correspondance, ou identité, des œuvres avec la progéniture détermine l’attachement de Gournay à éditer et organiser son œuvre comme une mère élève, coiffe, lave et nourrit un enfant.  

L’écriture est donc pour Marie de Gournay un lieu de transformation nécessaire : c’est en produisant des œuvres qu’elle espère rendre autonome son héritage littéraire qui, contrairement à sa personne, sera débarrassé de l’indépassable entre-deux où sa condition de femme de lettres la contient. Elle confie à son œuvre le soin de la représenter après sa disparition, de compenser par sa forme achevée son incomplétude à elle. Vieille fille et auteure, elle n’est ni tout à fait une femme, ni tout à fait un homme de lettres. Bien que ce constat soit accompagné d’une certaine douleur, elle ne reste pas prisonnière de cette frontière indépassable, mais la réinvestit au contraire dans l’écriture : elle théorise l’égalité des sexes.

L’Égalité des hommes et des femmes est un traité qui démontre que la rationalité est partagée universellement et également entre les sexes. Après avoir condamné les détracteurs du beau sexe, l’auteure construit une galerie de portraits illustrant le rôle des femmes illustres dans l’histoire, puis elle cherche les causes de la situation qui voit les femmes demeurer souvent inférieures aux hommes, alors même qu’elles ont

surpassé maintefois tous les hommes de leur Patrie : comme en effect elles ont inventé partie des plus beaux Arts, mesmement les caracteres Latins : ont excellé, ont enseigné cathedralement et souverainement par dessus les hommes, en toutes sortes de Disciplines et de Vertus, dans les plus fameuses Villes antiques[27].

Marie de Gournay entre dans le détail de l’argumentation : « Si donc les Dames arrivent moins souvent que les hommes, aux degrez de l’excellence ; c’est merveille que ce deffaut de bonne education »[28]. Elle identifie donc l’éducation – ou plutôt le défaut d’éducation dont souffrent les jeunes filles – comme cause première de l’inégalité des sexes. Cette révélation ne fait en un sens que formaliser par la généralisation la description insistante que Marie de Gournay a déjà offert de son propre apprentissage « dérobé ». A l’influence déterminante de l’éducation s’ajoute celle du milieu social et même géographique, où se retrouve la référence à son expérience personnelle de l’isolement :

S’il le faut prouver : se trouve-t-il plus de difference des hommes à elles, que d’elles à elles-mesmes : selon l’institution qu’elles ont receue, selon qu’elles sont eslevées en Ville ou village, ou selon les Nations ?[29]

En dénonçant la variété des obstacles qui empêchent les femmes d’égaler en esprit les hommes, elle dresse en creux le portrait de sa propre singularité. La défense personnelle alimente le combat à visée universelle, de manière que ce texte confirme le caractère initiatique de sa découverte des lettres.

  Si l’Égalité des hommes et des femmes s’attache principalement à discuter le sujet de l’éducation, qui ramène à l’enfance même de l’auteure, son Grief des Dames, paru lui aussi pour la première fois dans L’Ombre de 1626, traite du monde tel qu’il est au moment où elle écrit. Elle ouvre le traité sur une vision de la société scindée en deux, où l’on retrouve le style tranché qui cherche à saisir le lecteur :

Bien-heureux es-tu, Lecteur, si tu n’es point de ce sexe, qu’on interdict de tous les biens, le privant de la liberté : ouy-mesmes, qu’on interdict encore à peu près, de toutes les vertus, luy soustrayant les Charges, les Offices et fonctions publiques : en un mot, luy retranchant le pouvoir, en la moderation duquel la pluspart des vertus se forment ; afin de luy constituer pour seule felicité, pour vertus souveraines et seules, l’ignorance, la servitude et la faculté de faire le sot si ce jeu luy plaist.[30]

Autour de l’opposition ternaire des activités et vertus, masculines d’une part (« les Charges, les Offices et fonctions publiques »), féminines de l’autre (« l’ignorance, la servitude et la faculté de faire le sot »), renforcée par l’opposition du singulier aux pluriels, Gournay fait un portrait à charge de la société de son temps, où les femmes sont exclues de la sphère publique, en un mot, du « pouvoir », et cantonnées aux plaisirs badins du « jeu ». Le recours au pronom indéfini incarne le pouvoir censeur dans la proposition : « on interdict », l’expression est répétée deux fois, comme pour retranscrire dans la phrase le dédoublement du monde. Le propos se focalise ensuite sur le monde des Lettres, quand Gournay attaque les hommes qui refusent aux femmes le droit d’écrire et ne daignent pas même lire leurs ouvrages. On voit donc qu’au regret envers la situation des faits s’ajoute la charge d’accusations plus ciblées :

Finalement, pour retourner à souhaitter du bien à mon Prochain : je desirerois aussi qu’aucuns de ceste volée de sçavants ou Escrivains, mespriseurs de ce pauvre sexe mal-mené, cessassent d’employer les Imprimeurs ; pour nous laisser à tout le moins en doubte, s’ils sçavent composer un Livre ou non : car ils nous apprennent qu’ils ne peuvent, édiffians les leurs par le labeur d’autruy[31].

Les écrivains qui méprisent le « pauvre sexe mal-mené » se voient malmenés à leur tour puisque Gournay les accuse de profiter à l’excès des moyens qui leur sont réservés pour publier leurs ouvrages, privilège que les femmes du siècle n’ont que rarement, si ce n’est sous l’anonymat. L’accusation est d’autant plus frappante que celle qui la porte a elle-même été très investie dans le monde des imprimeurs, comme nous l’avons vu à propos des Essais. La réflexion sur l’égalité des sexes que Marie de Gournay mène dans L’Egalité des hommes et des femmes et le Grief des dames, deux essais parus en 1622, s’appuie donc sur une expérience personnelle progressivement intégrée dans un discours qui tente de se rendre indépendant de ses attaches initiales. Si son œuvre demeure empreinte de la douleur liée à la question de la filiation, que l’écriture ravive, la défense des femmes est un combat engagé dans l’histoire et tourné vers l’avenir, puisqu’elle envisage la formation d’un programme éducatif pour les filles comme l’un des ressorts essentiels de l’émancipation des femmes.

Ce programme, d’autres auteurs, dans ce siècle et dans le suivant, l’établiront. Poulain de La Barre publie à Paris dans le dernier tiers du siècle deux ouvrages féministes qui feront date : De l’Egalité des deux sexes, discours physique et moral où l’on voit l’importance de se défaire des préjugés (1673) et De l’Éducation des dames pour la conduite de l’esprit dans les sciences et dans les mœurs, entretiens (1674)[32]. Il fonde ses principes d’éducation des filles sur la conviction que « l’esprit n’a pas de sexe », en tenant compte de la situation contemporaine de relégation des femmes et en dessinant la perspective audacieuse d’une égalité sociale et politique totale entre les deux sexes. On peut donc tracer, à partir de l’œuvre de Marie de Gournay, une filiation des idées féministes qui conduirait aux féministes anglaises du XVIIIe siècle, et à leur défense d’une « education for girls » comme première étape dans la conquête de l’égalité et de la liberté féminines.[33]

Mais ce qui nous a été plus immédiatement sensible dans la lecture de Marie de Gournay, c’est son combat pour conquérir, en quelque sorte, la « paternité » de ses propres idées. En s’appropriant pour le retourner positivement son statut de « novum monstrum » au sein du monde littéraire, elle s’est imposée exemplairement comme l’un des premiers spécimens d’auteure revendiquant le droit d’engendrer de la littérature. Cette audace du « délire » – entendu au sens étymologique de delirare, sortir du sillon (lira) –, voilà ce qu’une conversation avec l’œuvre de Marie de Gournay a pu nous communiquer, depuis l’ombre et la marge, du pouvoir de la littérature sur la vie. Cette expérience de lecture m’a confortée dans la conviction que l’œuvre littéraire tire de la profondeur même de son ancrage dans son temps sa puissance de communication transhistorique. C’est dans cette communication que l’on s’engage en se mettant, dans le travail sur le texte, à l’écoute du sujet écrivant, de ses luttes et de ses métamorphoses, dans une attitude d’accueil et d’échange que j’ai nommée « conversation ».



[1] Milan Kundera, La Lenteur, Paris, Gallimard, 1985, p. 38.

[2] Marie de Gournay, Œuvres complètes, édition critique par Jean-Claude Arnould, Évelyne Berriot, Claude Blum, Anna-Lia Franchetti, Marie-Claire Tomine et Valérie Worth-Stylianou, sous la direction de Jean-Claude Arnould, Paris, H. Champion, 2002, 2 vol.

[3] Voir Michelle Perrot, Les Femmes ou les silences de l’Histoire, Paris, Flammarion, 1998, et Une histoire des femmes est-elle possible ?, sous la direction de Michelle Perrot, Paris, Rivages, 1984.

[4] Marie de Gournay, O.C., « Copie de la Vie de la Damoiselle de Gournay », p. 1863.

[5] Montaigne, Essais, édition établie par Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 4.

[6] Michèle Fogel, Marie de Gournay. Itinéraires d’une femme savante, Paris, Fayard, 2004, p. 51.

[7] Jacques Derrida, Marges – de la philosophie, Paris, Editions de Minuit, collection « Critique », 1972, p. 12.

[8] Michèle Fogel, op. cit., p. 116.

[9] Michel Simonin et Jean Balsamo, Abel L’Angelier et Françoise de Louvain, Genève, Droz, 2002, p. 87.

[10] Marie de Gournay, O. C., « Lettre sur l’Art de traduire les Orateurs », p. 1430-1439.

[11] Ibid., p. 1431.

[12] Ibid.

[13] Ibid., p. 1436. C’est moi qui souligne.

[14] Idem.

[15] Le Proumenoir est publié en 1594, 1595, 1598, 1599, 1607, 1623, 1626-1627, 1634 et 1641. Voir sur ce point les précisions de la note A, O.C., II, p. 1282.

[16] Ibid., p. 1282.

[17] Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, 2011, p. 23.

[18] Anna-Lia Franchetti, « L’ombre et le mouvement : Marie de Gournay éditrice de ses propres œuvres », in Marie de Gournay et l’édition de 1595…, éd. cit., p. 219-232.

[19] Voir à propos de la « dynamique des œuvres de Marie de Gournay » et de son « long parcours littéraire et éditorial », l’analyse de Jean-Claude Arnould, O.C., I, Introduction, p. 19.

[20] Gabriel-André Perouse, Marie de Gournay et l’édition de 1595 des Essais de Montaigne, compte-rendu pour la revue de l’association R.H.R., n° 45, décembre 1997, p. 116.

[21] Michel Foucault, « Qu'est-ce qu'un auteur ? », Dits et écrits, vol. I, 1954-1975, Paris, Gallimard, p. 821.

[22] Michèle Fogel, op. cit., p. 11.

[23] Essais, II, xvii, p. 701.

[24] O.C., I, « Préface "longue" », p. 313.

[25] O.C., I, « A la Reyne. Lui presentant l’Egalite des hommes et des femmes », p. 964.

[26] O.C., II, Annexe IX, « Lettre de Juste Lipse à Marie de Gournay (30 septembre 1588) », p. 1932. Cité et traduit par Michèle Fogel, op. cit., p. 10.

[27] O.C., I, « Egalité des hommes et des femmes », p. 967-968.

[28] Ibid., p. 971.

[29] O.C., I, « Egalité des hommes et des femmes », p. 971.

[30] O.C., I, « Grief des Dames », p. 1074. C’est moi qui souligne.

[31] Ibid., p. 1079.

[32] Deux ouvrages aujourd’hui aisément accessibles grâce au travail d’édition critique de Marie-Frédérique Pellegrin (Vrin, 2010).

[33] Pour les textes des premières féministes anglaises sur l’éducation, notamment Mary Wollstonecraft, voir : Women in the Eighteenth century. Constructions of femininity, edited by Vivien Jones, London, Routledge, 1990.

 

 

Transition  n° 2

 

Préambule            

Le texte de Florence Dumora fourmille de remarques précieuses pour Transitions, espace transitionnel et idée de transition en général. Vouloir les présenter serait se condamner à les appauvrir. Il nous fait comprendre, et éprouver (ou rééprouver), comment à maints égards l'approche de la peinture - ou de la littérature, car tout se joue autour du rêve en commun dénominateur - oscille entre la chute hypnotique, la fascination, et la tentative de saisir des seuils de perception entre le tout et le détail, entre le détail et le détail du détail, ballet du corps, des yeux par lequel l'esprit, se ressaisissant, se saisit d'un objet - tableau, hypotypose... - plutôt que de s'y perdre. Mais l'examen du rêve, qui  «interdit cette chorégraphie du plus près/plus loin », révèle que rien de ce plaisir actif de l'accommodation et de la réflexion ne pourrait se produire sans la permanente présence des « effets oniriques de la proximité ».

Tiendrait-on là une entrée pour penser la beauté ?

H. M.-K.

Maître de conférences à l'Université Paris-Diderot-Paris 7, Florence Dumora consacre ses recherches aux liens entre la littérature, la peinture et les théories de l'âme et des passions avant Freud. Grande spécialiste de l'histoire du rêve, elle a publié L'Oeuvre nocturne (Champion, 2005) et des articles sur la littérature du XVIIe siècle.

 

 

 

 

 Vertus de l'approche

 

 

Florence Dumora

09/12/2011

 

Oublier insensiblement la chose que l’on regarde. L’oublier en y pensant, par une transformation naturelle, continue, invisible, en pleine lumière, immobile, locale, imperceptible… comme à celui qui l’étreint échappe un morceau de glace.
Et inversement :
Retrouver la chose oubliée en regardant l’oubli.
P. Valéry, Études et fragments sur le rêve[1].

Le Promontoire des songes 

Dans l’ouverture du Promontorium somnii[2], Victor Hugo raconte l’expérience vertigineuse de rapprochement du regard qu’a été pour lui la contemplation de la lune dans le télescope d’Arago. Du très loin qui devient le très près grâce à ce « grossissement de quatre cents fois », la leçon à tirer est un effet de sublime, déployé en plusieurs phases.

Celle d’abord de ne rien voir : « rien » initial, qui rappelle le « Rien » du Chef d’œuvre inconnu de Balzac, où Poussin demande à Porbus comme Arago à Hugo : « Apercevez-vous quelque chose ? » qui lui répond : « — Non. Et vous ? — Rien. »[3]

Dans un deuxième temps, Hugo voit un « segment obscur » et, « si rien avait une forme… », une forme de rien, une pure opacité :

Peu à peu ma rétine fit ce qu’elle avait à faire, les obscurs mouvements de machine nécessaires s’opérèrent dans ma prunelle, ma pupille se dilata, mon œil s’habitua, comme on dit, et cette noirceur que je regardais commença à blêmir. Je distinguai, quoi ? impossible de le dire. C’était trouble, fugace, impalpable à l’œil, pour ainsi parler. Si rien avait une forme, ce serait cela.

Puis la visibilité augmenta, on ne sait quelles arborescences se ramifièrent, il se fit des compartiments dans cette lividité, le pâle à côté du noir, de vagues fils insaisissables marquèrent dans ce que j’avais sous les yeux des régions et des zones comme si l’on voyait des frontières dans un rêve. Pourtant, tout demeurait indistinct, et il n’y avait d’autre différence que du blême au sombre. Confusion dans le détail, diffusion dans l’ensemble ; c’était toute la quantité de contour et de relief qui peut s’ébaucher dans de la nuit. (p. 7-8)

           

En conséquence, le scrutateur absorbé dans sa vision s’éprouve lui-même comme en rêve, vivant la coexistence impossible de deux mondes tout à coup accolés : « L’effet de profondeur et de perte du réel était terrible. Et cependant le réel était là. Je touchais les plis de mon vêtement, j’étais, moi. Eh bien, cela aussi était. Ce songe était une terre ». (p. 8)

La troisième phase de la contemplation n’est autre que le spectacle d’une création de monde, à laquelle ne manque même pas le fiat lux, et où advient le commencement de la distinction et de la nomination : un cratère apparaît, c’est le Promontorium somnii, le promontoire des songes. « Tout à coup, j’eus un soubresaut, un éclair flamboya, ce fut merveilleux et formidable, je fermai les yeux d’éblouissement. Je venais de voir le soleil se lever dans la lune ». (p. 12)

Chaos informe d’une surface fantastique, transport dans un autre monde, discernement de cratères nommables, trois effets (défigurant, onirique, analytique) de l’approche d’une image ou par une image. Certes, c’est la machinerie optique du télescope et non l’œuvre d’art qui déclenche ici « les obscurs mouvements de machine » du regard. Mais cet ensongement par la proximité à l’image du spectateur, ainsi que les effets de sublime du très loin/très près, peuvent servir d’emblème, tant ils montrent la persistance de motifs analogues dans des expériences de contemplation sans rapport apparent.

Proximités : partition 

De fait, ces phases d’approche ainsi décrites correspondent à diverses modalités de la proximité à la peinture. D’abord, une version littérale de la proximité, spatiale et objective, qui met en jeu un sujet, un objet et une distance réduite de l’un à l’autre. En s’approchant, il s’agit de mieux voir quelque chose.

- Premier cas, il s’agit de voir une partie (de l’image), dans une intention analytique visant en transparence à une connaissance rapprochée par le détail, la distinction : la tache blanche dans un paysage de Joachim Patinir qui, de près, est une aigrette ; la perle de Quentin Metsys, le reflet dans la perle, la fenêtre dans le reflet dans la perle, le paysage dans la fenêtre dans le reflet dans la perle… Et ce jusqu’à quitter éventuellement ce plan du discernement pour un enfoncement en abîme, comme si l’extrême proximité était un chas par où passer ailleurs, à la manière dont Pascal, dans la Pensée dite des « deux infinis », précise à propos du ciron : « Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau »,[4] formule dont Louis Marin a montré naguère, à l’aide d’une autre Pensée, qu’elle supplée, par le passage à l’absolu, au mouvement d’infinitisation propre à toute approche descriptive :

Une ville, une campagne, de loin c’est une ville et une campagne ; mais, à mesure qu’on s’approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis, des jambes de fourmis, à l’infini. Tout cela s’enveloppe sous le nom de campagne. [5]

           

- Deuxième cas, il s’agit de voir une partie (du tableau), toujours dans une intention analytique mais qui viserait au détail pictural et non plus au détail iconique, scrutant la surface de la toile jusqu’à la touche, transformant le bouquet vu de près en un coup de brosse, un mouvement d’approche et de dégustation qui, éventuellement, franchissant la limite du trop près, prend le risque de faire basculer le mieux voir en un ne plus voir.

L’approche de l’œuvre consiste moins dans le choix entre ces deux visées – comme pourrait le suggérer le couple du « détail iconique » et du « détail pictural » proposé par Daniel Arasse – que dans la tentative de saisir leur articulation, le seuil entre transparence et opacité, le moment fascinant de composition/décomposition du local et du global, le point particulier, non pas « de distance », tel qu’il est réglé par le classicisme comme corrélat perspectif du point de fuite, mais le point de magie qui opère la transition merveilleuse de l’une à l’autre, qui effectue le déplacement minimal de la surface matérielle au plan insituable, immatériel, sur lequel se trouve l’image. Ce point de magie ne fixe pas le « bien voir », mais poursuit l’avènement ou la disparition réversible du voir, création ex nihilo ou chute dans le rien. Or, contrairement au point de distance, ce dernier est littéralement intenable, parce qu’il n’est ni objectif ni constructible par les lois de la perspective, il est pris dans un mouvement infini que décrit parfaitement Ernst Gombrich à propos de ce « maître de l’introspection » qu’était Kenneth Clark :

Observant une grande toile de Vélasquez, il cherchait à voir ce qui se produisait dans l’instant où, en prenant du champ, il voyait les touches de couleur et les coups de pinceau du tableau se transformer en une vision transfigurée du réel. Mais quoi qu’il tentât de faire, se rapprochant ou s’écartant, il ne pouvait, dans le même instant, faire que les deux visions coïncident, et il se sentait incapable de ce fait de répondre à la question qu’il s’était posée : savoir comment cette œuvre avait pu être réalisée.[6]

           

Car le mouvement d’approche se conjugue avec une autre modification, non mesurable, du regard : soit, de près, la perle s’avère effectivement contenir toute la pièce qui y est reflétée et, à la loupe, on peut distinguer la tête de l’aigrette ; soit, au contraire, un pas en arrière et cet amas de taches reforme un bouquet, et le point rouge au milieu du paysage de Constable est perçu (ou intentionné) avec le recul comme une robe de femme. Dans cette chorégraphie asymétrique devant le tableau, il apparaît que la proximité ne tient pas simplement à une distance réduite à l’objet, mais à une modification du lien entre un sujet et un objet, modification qui peut aller jusqu’à une forme d’échange, voire à l’abandon de l’idée littérale des positions de sujet et d’objet ou de leur écart.

Quant au mouvement sur place qui fait passer d’un aspect à l’autre dans la même image, c’est-à-dire, pour prendre l’exemple originel du « voir comme » des Investigations philosophiques de Wittgenstein, qui fait passer du lapin au canard dans la célèbre image ambiguë du canard-lapin, il introduit une autre étrangeté dans la réflexion sur l’approche de l’image : quelle proximité ou quelle distance, en ce cas singulier, établir entre le canard et le lapin ? Comment ne pas convertir ces coordonnées spatiales en intermittence temporelle, comme le fait le philosophe lui-même ?

Je contemple un visage, et remarque soudain sa ressemblance avec un autre. Je vois qu’il n’a pas changé ; et cependant je le vois différemment. […] je décris le changement comme une perception ; tout de même que si l’objet avait changé sous mes yeux.[7]

           

Ce battement incalculable peut pourtant être recherché activement dans l’approche du tableau – c’est lui qui permet par exemple à Michel Weemans de « voir » soudain un visage humain dans les reliefs rocailleux des paysages anthropomorphes, à la faveur d’une expérience visuelle singulière, toute différente de celle qui consiste à y traquer la chouette cachée dont le peintre Herri Met de Blaes signait ses toiles.[8] Voir-comme est une opération liée à la proximité aux œuvres qui semble bien rester irréductible à l’axe spatial voir de loin/de près.

À côté de l’approche objective et analytique de la proximité au sens de la décomposition du tableau en ses parties, il faut donc admettre, et ne pas considérer illégitime a priori parce que métaphorique, un sens figuré de « proche » et de « proximité », qui désigne la modalité subjective de la familiarité, de l’empathie, voire de la hantise, où l’approche tient à la fascination, la dévoration, la rumination, l’immersion, l’empiètement, la traversée, l’envoûtement de l’image, en somme l’onirisme qui marque le trouble de ses parages immédiats.

Cette proximité par familiarité suggère un double mouvement d’intériorisation de l’œuvre en soi (celle qu’on connaît par cœur) ou, inversement, d’entrée dans son monde. Si la loupe du connaisseur, et donc la proximité spatiale littérale, sert de modèle naturel aux proximités analytiques objectives (ralenti de l’écoute musicale aussi bien que décomposition par plans d’un film), la seconde proximité, déjà figurée, se laisse moins facilement métaphoriser selon un modèle spatial. Ou du moins l’espace qui permet cette double intériorisation réciproque n’a rien d’euclidien. Il pourrait être rapproché aussi bien de ce que Cassirer appelait l’espace mythique par opposition à l’espace physique, des espaces de la mémoire magnifiés par Augustin dans les Confessions, ou encore du trouble apporté aux coordonnées spatio-temporelles par le rêve.

Car le rêve s’offre comme modèle naturel et ancien de cette deuxième proximité à l’image, et ce aussi bien pour les arts plastiques que pour les arts du discours. C’est ce que montre la comparaison, présente dans l’histoire même de la notion rhétorique d’enargeia, entre l’effet d’une scène donnée à voir par la vivacité du discours et l’ensongement de l’auditeur, si saisi de l’image d’un banquet sous la plume de Cicéron qu’il n’aurait rien pu voir de plus en pénétrant dans la pièce même[9]. On retrouve la même chose dans le motif traditionnel selon lequel le spectateur n’est plus vis-à-visdu tableau, en face de lui, mais y entre, comme il entre dans le monde du rêve. C’est si vrai que la contemplation assidue d’une image est censée non seulement pouvoir donner sa forme au rêve mais littéralement le provoquer, l’image s’avérant toujours plus ou moins hypnagogique. Ce phénomène est mis en récit dans l’animation des figures d’une tapisserie propre aux contes fantastiques, dans la parabole du peintre prenant le chemin peint dans le tableau pour y disparaître, et se trouve confirmé dans les traités par le rôle joué par la contemplation de peinture dans la genèse des songes. Autant que de son ontologie défectueuse, qui en fait le paradigme de toute « image fausse », le rêve tire de sa nature d’image-faisant-monde son statut exemplaire pour la contemplation envoûtante de la peinture.

Si on prend au sérieux cette comparaison ordinaire, sans la tirer du côté de l’ineffable, de l’irreprésentable, etc., attachés à toute comparaison avec l’onirique, on constate bien vite qu’inversement, le rêve a durablement été comparé à la contemplation de peintures ; et qu’au XIXe siècle encore l’expression des « tableaux » du rêve est la plus commune. Ceci pour une raison simple, mais qui risque de paraître déroutante tant elle est étrangère à la question de l’interprétation, qui l’emporte généralement dans la réflexion sur le rêve, d’Artémidore à Freud. Lorsque on aborde le rêve en tant qu’expérience nocturne, en tant que rêve rêvé (par opposition au rêve souvenu, aucune langue ne permettant la distinction entre les deux), on le conçoit toujours en fonction d’expériences autres : comme un voyage dans un autre monde, comme la vraie vie, comme un tableau, comme un film, etc., et ce particulièrement en fonction des formes esthétiques contemporaines (le théâtre, la peinture, de nos jours le cinéma). 

D’où une nouvelle question, inattendue : puisque la fascination de peinture est comparée au rêve, et le rêve en retour à la contemplation picturale, peut-on trouver, à propos du rêve lui-même, l’équivalent de l’approche du tableau ? Y a-t-il, autrement dit, une proximité au rêve ?

Proximité au rêve

Rien n’est moins sûr : autant l’approche de l’image va de soi et tend à une absorption quasi onirique, autant la possibilité d’une approche du rêve est en réalité discutable, et le sens même à donner à une telle expression problématique. Il semble même que l’idée de proximité soit au contraire un point d’achoppement du parallèle entre le rêve et l’image.

Cela ne veut certes pas dire que le rêve ne déclenche pas le désir (le fantasme) de s’approcher. Bien au contraire, l’expérience du rêve au réveil réside presque entièrement dans ce désir de le retrouver, de le re-rêver en détail – grâce à ces réserves de détails s’ouvrant sans cesse au cours de la remémoration ou à l’occasion d’une association d’idées intempestive – d’approcher cette expérience singulière qui se donne sur le mode du souvenir d’une autre, aussi irrésistiblement supposée avoir eu lieu que constitutivement donnée comme perdue.

Ce désir de retrouver l’intériorité du rêve, sa présence comme monde tout autour, peut être aussi intense que celui de Rilke aspirant à « devenir la douce, l’infime, l’imperceptible ombre » de l’une des pommes posées sur le rebord de la fenêtre de la Vierge de Lucques de Van Eyck, que rapporte Daniel Arasse.[10] Mais quand on essaie de redevenir rêveur au milieu du rêve, celui-ci se dérobe à l’approche et s’enfuit. Cette fugacité n’est pas contingente, elle définit depuis Homère les images de songe.

Valéry, qui scande toujours sa réflexion sur le rêve d’un prudent : « si le rêve existe »[11] et le définit comme « purement hypothétique », propose en 1892 : « On dirait qu’il n’est pas permis d’observer bien un rêve – C’est presque une définition », et ajoute en 1914 : « Le rêve peut être précis. Il ne peut être précisé »[12].

Étant donné l’appréhension duelle, mais indissociable, du rêve comme rêvé et comme souvenu, la proximité au rêve désigne deux choses différentes, qui rejouent une difficulté intéressante dans la réflexion sur la proximité à l’œuvre picturale figurative, à savoir le glissement irrésistible de la proximité à l’œuvre et de la proximité par l’œuvre aux choses.[13]

D’une part, la proximité au rêve désigne de l’extérieur le regard du réveil sur le rêve. En sa version la plus opiniâtre, cette approche du rêve par l’extérieur est abondamment illustrée par l’histoire séculaire de « l’argument du rêve » qui oppose les philosophes sceptiques et leurs adversaires sur l’existence d’un critère de distinction fiable de la perception éveillée. Le réveil met au jour les trous du songe, son aspect mal bâti, rapiécé, et en même temps son caractère définitivement clos, insulaire, sa déliaison. Quand le philosophe invoque le défaut de connexion du rêve à un contexte pour le différencier de la veille, il admet de fait la possibilité d’observer le rêve de près, jusqu’à ses bords déchirés, ses interstices et même son « grain ». Mais ce grain ne peut apparaître qu’à la faveur d’une sorte de télescopage temporel entre le rêve in praesentia et sa mémorisation rétrospective comme rêve, ce qu’illustre par exemple Maurice Merleau-Ponty qui soutient que, contrairement au perçu, le rêve « n’est pas observable » et « qu’à l’examen » il s’avère lacunaire : « on répond assez au pyrrhonisme en montrant qu’il y a une différence de structure et pour ainsi dire de grain entre la perception ou vraie vision, qui donne lieu à une série ouverte d’explorations concordantes, et le rêve, qui n’est pas observable et, à l’examen, n’est presque que lacunes. »[14]

Du point de vue du réveil, la proximité, et avec elle l’examen, le ralenti, le zoom, apparaissent donc comme possibles, mais ils ont pour effet de détruire le rêve, et de dénoncer sa tenue comme un pur effet de liaison.

Mais la proximité au rêve peut être envisagée d’autre part de l’intérieur, en adoptant virtuellement et comme par fiction un problématique point de vue du rêveur. Contrairement à la précédente, cette expérience n’a donné lieu à aucune tradition de pensée continue, mais à l’histoire intermittente d’essais d’introspection du sommeil, de Synésius de Cyrène aux phénoménologues contemporains, en passant par les « psychologistes » du XIXe siècle. Bergson recommandait d’approcher cette position paradoxale par une attention méthodique au seuil du rêve : « puisqu’on ne peut guère s’analyser au cours du rêve lui-même – on épiera le passage du sommeil à la veille, on le serrera d’aussi près qu’on pourra », pour surprendre « du point de vue de la veille, l’état d’âme encore présent de l’homme qui dort »[15]. Valéry rend compte d’une tentative analogue de faire coïncider les deux points de vue irréductibles grâce à la modalité du « comme si » : « Je sors d’un rêve – C’est-à-dire – d’explorer la matière de ma pensée – de regarder de trop près les accidents, les trames grossières, les trous, les désordres partiels – et de les regarder cependant encore comme spectateur : comme si c’était de ma place – et j’en suis hors. »[16] Plus récemment, Pierre Pachet donne à cette expérience une traduction efficace : si le temps présent du rêve reste par nature inaccessible, on peut viser par fiction son présent au sens grammatical, plus exactement aspectuel, en se replaçant en imagination au milieu des événements du rêve en train d’advenir[17].

A partir de cet étrange point de vue interne, l’approche des images n’est plus considérée comme destructrice, mais elle peut en revanche être tenue pour impossible, parce que le rêve est censé agir comme une contrainte qui ne laisse pas le regard libre. Cette « fatalité » supposée du rêve le plus fantasque fait apparaître a contrario la capacité paradoxale propre à la conscience vigile d’appartenir à plusieurs espaces et plusieurs temps à la fois, d’être divisée. Soit, pour décrire le contraste entre ces façons de la veille et du rêve avec les mots d’Henri Michaux : «  Dans celle-ci [la vie éveillée] ; souvent, parfois presque chaque instant, à de certaines heures, je regarde en songeant à autre chose (qui peut n’être pas très distinct, massif tout de même, dense), ainsi je regarde sans tout à fait et uniquement regarder, dédoublé un peu, échappé, ce que justement je ne fais ni ne puis faire en rêve. » Le rêve est le domaine d’un regard sans jeu possible, alors que le mélange d’attention et d’inattention place l’homme éveillé vis-à-vis de son monde « à une distance qui constamment et indéfiniment varie. »[18]

On le voit, la définition de ce que pourrait être l’expérience de se rapprocher d’un rêve tend invinciblement à opérer à son tour par comparaison, et en tant qu’elle diffère d’autres types d’approche. Ainsi, au moment même où il est conçu comme image intérieure, le rêve s’offre comme ce qui échappe à tout dispositif perspectif ; et, en particulier, ce qui interdit la chorégraphie du plus près / plus loin dont il a été question devant le tableau. Cette spécificité est celle de l’imaginaire en général, pour autant qu’on ne voit pas une image mentale : comme le répète Sartre après Alain, nul ne peut compter les colonnes du Panthéon sur l’image mentale du temple. Sartre fonde sur ce constat la distinction entre la conscience perceptive et la conscience « imageante ». Dans cette dernière, l’objet « vu » apparaît « comme un tout indifférencié » : « L’espace de l’objet irréel est sans partie (et absolu, sans distance à moi) ». Mieux : non seulement l’objet rêvé n’est pas descriptible, mais le descripteur lui-même est un pseudo-descripteur, l’observation en image est une quasi observation[19]. La question de la proximité au rêve se trouve résolue par ce « quasi », la qualité de flou ou de sfumato onirique venant de ce que la proximité n’est jamais qu’une approximation.

Lecture rêvée et lecture peinte 

Le cas particulier de la lecture en rêve jette un autre éclairage sur la proximité à l’image. L’interrogation sur la possibilité de lire ou non en rêve revient régulièrement dans les traités. Dans ses Rêves et les moyens de les diriger (1867), expérimentations oniriques dont les découvertes avaient intéressé Freud, Hervey de Saint-Denys oppose les scènes de lecture onirique aisée et celles de lecture empêchée, en expliquant cette différence par le lien des premiers rêves à la mémoire du contenu intelligible du livre, et la genèse des seconds au simple « cliché-souvenir » du livre matériel[20], dont les mots en quelque sorte fixés en image ne peuvent donner prise au moindre déchiffrement. Revenant sur la même expérience, Valéry invoque d’abord un phénomène d’oubli, qui rend la question indécidable : « "Tout se passe comme si" j’avais lu un poème, et oublié ses termes, l’effet général, l’impression m’en demeurant. Rien ne peut établir l’existence ou l’inexistence de ce poème »[21]. Mais, dix ans plus tard, il tranche posément : « Dans un rêve où l’on croit lire – on voit génétiquement le texte (c.à.d. en le formant) et l’on sait ce qu’il contient. Mais pas de lecture. »[22]

Cette démystification du leurre de la lecture en rêve avait cependant été traitée elle-même de naïveté par Bergson, dans une conférence de 1901 : pourquoi s’étonner de la prestidigitation de la lecture en rêve, quand il suffit d’observer que le phénomène réel à l’état éveillé est déjà une hallucination, irréductible à la saisie détaillée des mots écrits ?

Quand vous parcourez votre journal, quand vous feuilletez un livre, croyez-vous apercevoir effectivement chaque lettre de chaque mot, ou même chaque mot de chaque phrase ? Vous ne liriez pas alors beaucoup de pages dans votre journée. La vérité est que vous ne percevez du mot, et même de la phrase, que quelques lettres ou quelques traits caractéristiques, juste ce qu’il faut pour deviner le reste : tout le reste, vous vous figurez le voir, vous vous en donnez en réalité l’hallucination.[23]

           

Ce débat à propos de la lecture en rêve fait porter un éclairage indirect sur le motif de l’illisible dans la peinture figurative, qui fait partie des enjeux de la proximité à l’image. Les deux cas de figure apparaissent aussi en peinture : il arrive que lorsqu’on s’en approche, la page peinte illisible se métamorphose, ou ne se métamorphose pas, en un texte lisible, comme elle donne l’illusion de loin de pouvoir le faire selon le modèle réel de l’accommodation correcte de l’œil au texte. L’opération déceptive, dans les tableaux où l’on ne déchiffre rien de la bible ouverte, n’est pas symétrique de celle par laquelle, quand on s’éloigne du tableau, l’amas de taches « devient » le bouquet de l’Infante : ici, ni de loin, ni de près, il n’y a d’accomodation nette. Faut-il penser, hors de l’option stylistique assignable aux catégories formelles du « linéaire » et du « pictural » wölffliniennes, que les peintres qui représentent une page illisible distinguent obscurément un texte d’une image de texte ? Qu’ils détachent par là le regard de près du spectateur de celui d’un lecteur, et qu’ils le reconnaissent plus proche sur ce point d’un regard de rêveur ?

La lecture en rêve rend compte de la portée phénoménologique, et non seulement formelle, du choix de l’illisible dans la représentation picturale d’un texte. La contemplation d’œuvres d’art en rêve, elle, expose naïvement le rêve de la contemplation artistique. Qu’il soit ou non possible de s’approcher du rêve, la contemplation par le rêveur d’images d’art dans le rêve est un motif onirique banal. Il a l’intérêt de traduire un imaginaire spontané du rapport à l’œuvre, et d’accomplir en quelque sorte littéralement ce qui n’est que virtuel, ou métaphorique, dans la contemplation esthétique - mais dont la force intuitive vient peut-être d’avoir été ainsi franchie en rêve. Les phases de défiguration, ou au contraire d’animation par la proximité à l’image exposées en commençant apparaissent en rêve sous la forme de métamorphoses effectives de l’objet contemplé, par exemple dans les nombreux récits d’Hervey de Saint-Denys : la gravure prend vie, la peinture s’exhausse en statue, la statue s’aplatit mais se colore comme une fresque, avant que l’ensemble s’achève de près dans la pure opacité d’un « badigeonnage » :

[ …] j’ai vu d’abord une statue sur son piédestal, placée devant une muraille tendue de velours ou de papier vert. Au bout d’un instant, ce n’était plus une statue, mais une simple peinture à fresque. Bientôt l’illusion d’une statue véritable se reproduisit pour s’effacer encore, et ainsi plusieurs fois de suite, jusqu’à ce que, m’étant approché de la muraille, je ne vis plus qu’un grossier badigeonnage dont je demeurai tout étonné ![24]

           

De même, l’alternative entre transparence et opacité de la représentation picturale qui désespérait Kenneth Clark n’est plus une alternative exclusive en rêve. Transparence et opacité peuvent en quelque sorte coïncider, comme dans ce cauchemar de Walter Benjamin : « […] Je me trouvais en même temps devant une carte géographique et dans le paysage qu’elle représentait. Le paysage était effroyablement sinistre et nu, il était impossible de dire si cette désolation était celle des déserts rocheux ou celle du fond gris et vide de la carte, peuplé seulement de caractères d’imprimerie. »[25]

Ces cas, qu’on pourrait multiplier à l’infini, montrent qu’il n’est pas tout à fait déraisonnable de rechercher dans le discours sur le rêve des indications sur la contemplation de peinture. Car la description de l’expérience de rêve a pour particularité de n’avoir rien en propre. Elle exige d’en passer par la comparaison impropre, mais indispensable, entre l’imagerie intérieure du rêve ou de l’imagination et l’image matérielle extérieure, fût-ce pour s’en différencier aussitôt. Cette impropriété foncière n’empêche aucunement, on l’a vu, la comparaison inverse, quand la contemplation de l’image réelle reconnaît en elle sa part d’hypnose. Il semble, en cette fin de parcours, qu’on puisse justifier plus précisément ces échanges entre les deux fascinations, la fascination artistique et la fascination onirique, par une définition qui détache fermement l’idée de proximité de celle même de détail, qu’il soit iconique ou pictural, au profit d’une modification des coordonnées spatiales et méréologiques de l’image. On prendrait en compte par là une aberration qui pourrait être glosée, dans la suite lointaine des remarques de Sartre sur les parties indivises de l’image mentale, par l’expression frappante due à Emmanuel Martineau d’une relation partes intra partes de l’image, s’opposant à la relation partes extra partes de l’espace :

Au paradoxe des parties de l’étendue, où extériorité et corrélativité vont ensemble, répond ici avec une parfaite symétrie le paradoxe des parties de l’image, où la disproportion s’allie à l’intériorité. Ainsi sommes-nous autorisés à risquer cette formule de l’image : partes intra partes.[26]

Cette définition vertigineuse, si apte à nommer l’impossibilité d’articuler entre eux les moments et les lieux du rêve, est également tout à fait éclairante pour la considération des effets oniriques de la proximité à l’image, quand s’y perdent à la fois la sûreté du point de vue, le rapport d’échelle du détail au tout, et la claire contiguïté des parties.

Bibliographie

ARASSE, Daniel, Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 2008.

BENJAMIN, Walter, Rêves, trad. G. David, Paris, Gallimard, 2009.

BERGSON, Henri, « Le rêve » (1901), L’Energie spirituelle, Paris, PUF, 4e édition, Quadrige, 1993.

GOMBRICH, Ernst, L’Art et l’illusion, 6e édition française, trad. G. Durand, Phaidon, 2002.

HERVEY DE SAINT-DENYS, Léon (d’), Rêves et les moyens de les diriger, Neuffontaines, Oniros, 2006.

HUGO, Victor, Promontorium somnii, Paris, Les Belles Lettres, 1961.

MARIN, Louis, De la représentation, Paris, Seuil/Gallimard, 1994.

PACHET, Pierre, Nuits étroitement surveillées, Paris, Gallimard, 1980.

SARTRE, Jean-Paul, L’Imaginaire, Paris, Gallimard, 1940.

VALERY, Paul, « Questions du rêve », Cahiers Paul Valéry, 3, Gallimard, nrf, 1979.

WITTGENSTEIN, Ludwig, Investigations philosophiques, trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1961.


[1] NRF, Gallimard, 1909, repris dans Œuvres I, éd. J. Hytier, Gallimard, « Pléiade », p. 933.

[2] Victor Hugo, Promontorium somnii, Paris, Les Belles Lettres, 1961.

[3] La scène est citée par Daniel Arasse, Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 2008, p. 266.

[4] Pascal, Pensées, Papiers classés, Œuvres complètes, Louis Lafuma (éd.), Éditions du Seuil, 1963, 199.

[5] Ibid., 65 : c’est moi qui souligne. Louis Marin, « Mimesis et description » (1988), De la représentation, Seuil/Gallimard, 1994, notamment p. 261-264.

[6] E. H. Gombrich, L’Art et l’illusion, 6e édition française, trad. Guy Durand, Phaidon, 2002, « Introduction », p. 5 ; c’est moi qui souligne. Cette impossibilité actuelle conduit à observer que la thèse centrale dans l’œuvre de Louis Marin selon laquelle « toute représentation se présente représentant quelque chose », associant indissolublement transparence ou transitivité à l’objet, et opacité ou réflexivité, n’implique pas pour autant qu’on puisse effectivement voir cette représentation se présenter représentant, c’est-à-dire qu’on puisse saisir l’articulation elle-même.

[7] Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques, trad. Pierre Klossowski, Paris, Gallimard, 1961, p.325 et 328. C’est l’auteur qui souligne.

[8] Voir Michel Weemans, Une image peut en cacher une autre, Paris, RMN, 2009.

[9] Quintilien, Institution oratoire, VIII, 3, 67 : « Quid plus videret qui intrasset » (« Qu’aurait-on pu voir de plus, si on était entré dans la salle ? »), trad. J. Cousin, Belles Lettres, 2003, p.79. Sur les liens de l’enargeia au rêve, voir Perrine Galand-Hallyn, « Le songe et la rhétorique de l’enargeia », in Françoise Charpentier (éd.), Le Songe à la Renaissance, Presses Universitaires de Saint-Étienne,1990, p. 125-136, et Florence Dumora, L’œuvre nocturne, Paris, Honoré Champion, 2005.

[10] Daniel Arasse, Le détail, p. 234.

[11] Valéry, Cahiers,1939, XXII, 583, repris dans « Questions de rêve », Cahiers Paul Valéry n°3, Gallimard nrf, 1979, p. 152.

[12] 1914, V, 411, ibid., p. 95.

[13] Le glissement de la considération du rêve à la considération par le rêve n’est peut-être pas une simple confusion regrettable. C’est que, selon le mot de Valéry, « Le rêveur au lieu de voir les choses, y voit au moyen des choses », Cahiers, 1916, VI, 278, ibid., p. 103.

[14] Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 20. Voir aussi Claude Romano,

[15] Bergson, « Le rêve » (1901) repris dans l’Energie spirituelle, PUF, 4e édition, Quadrige, 1993, p. 101.

[16] Valéry, Cahiers, 1910, IV, p. 579, op. cit., p. 91. C’est l’auteur qui souligne.

[17] C’est ce qu’il fait tout au long de ses Nuits étroitement surveillées (Paris, Gallimard, 1980). Cette visée imaginative est indépendante du crédit à apporter à la réalité physique ou neurophysiologique objective de ce présent, soit effectif et même enregistrable, comme on l’a espéré dans les années 1950 au moment de la découverte de l’électro-encéphalogramme et du sommeil paradoxal, soit purement virtuel lors de micro-réveils de quelques fractions de secondes donnant uniquement l’impression d’un déroulement temporel, par un phénomène de recomposition rétrospective quasi instantanée ressemblant à celui du « déjà vu ».

[18] Michaux, Façons d’endormi, façons d’éveillé, Gallimard, « Poésie », 1969, p. 128.

[19] Sartre, L’imaginaire, 1940, Gallimard, « Idées », p. 109 et p. 174 sq.

[20] Léon d’Hervey de Saint-Denys, Les Rêves et les moyens de les diriger, Neuffontaines, Oniros, 1995, p. 252.

[21] Valéry, 1923, IX, p. 493, op. cit., p. 45. C’est l’auteur qui souligne.

[22] 1933 XVI, p. 117, op.cit., p. 131. C’est l’auteur qui souligne.

[23] Bergson, op. cit., pp. 97-98. Il est à noter que la question de l’impossibilité de la lecture en rêve constitue un argument central dans l’hypothèse neurophysiologique de Jean-Pol Tassin sur le type d’activité neuronale présente dans le rêve.

[24] Hervey de Saint Denis, Les Rêves et les moyens de les diriger, op. cit., p. 253. Voir aussi le magnifique rêve de Sainte Gudule, p. 17.

[25] Rêve du 6 mars 1938, Rêves, trad. C. David, Paris, Le Promeneur, 2008, p. 65. Un autre effet d’involution caractérise le beau rêve intitulé « Trop approché » :

En rêve, j’étais sur la rive gauche de la Seine devant Notre-Dame. J’étais là mais il n’y avait rien qui ressemblât à Notre-Dame. Seuls les derniers degrés de la masse d’un édifice de brique dépassaient d’un haut coffrage en bois. Ce qui m’envahissait, c’était la nostalgie. La nostalgie de Paris, où je me trouvais ici en rêve. D’où venait cette nostalgie ? Et d’où venait cet objet complètement déformé, méconnaissable ? – C’est que, dans le rêve, je m’étais trop approché. La nostalgie inouïe qui s’était emparée de moi ici, au cœur de l’objet désiré, n’était pas elle qui, à partir du lointain, a besoin d’une image. C’était la nostalgie heureuse qui, ayant déjà franchi le seuil de l’image et de la possession, ne connaît plus que la force du nom à partir duquel l’être aimé vit, se transforme, vieillit, rajeunit et – n’ayant pas d’image – est le refuge de toutes les images. » W. Benjamin, Gesammelte Schriften, vol. IV, « Ombres courtes », 1929, p. 370, repris dans Rêves, op. cit., p. 55.

[26] Emmanuel Martineau, « Le Plan de l’image », Cahiers du collège iconique, INA, 2, 1995, p. 31-44. Je remercie Didier Laroque de m’avoir fait connaître cet article.

 

 

Transition n° 4

 

Préambule

Le dialogue que Transitions a noué avec les « sciences dures » par ses rencontres avec le neurobiologiste Alain Prochiantz, le spécialiste de cosmologie et d'astrophysique Aurélien Barrau ou encore Pierre-François Berger, professeur de mathématiques, se poursuit aujourd'hui avec le physicien Sébastien Balibar.

C'est autour du terme même de « transition », concept de physique, que ce nouvel échange se tisse : avec une virtuosité éblouissante, Sébastien Balibar porte un regard inédit sur notre usage de la notion et le manifeste de notre mouvement. Du mouvement, un branle, voilà justement ce que nous y annoncions. « Or l'agitation est le moteur du changement, dans la recherche scientifique comme dans la Nature [...] », écrit Sébastien Balibar. Le texte qu'il nous offre aujourd'hui participe de cette agitation féconde ; son mouvement est tout entier parcouru d'un désir d'échange.

Cet échange aura lieu puisque Transitions aura le plaisir de recevoir Sébastien Balibar dans son séminaire le 22 octobre 2012  gageons que cette rencontre, parvenant à transiter entre « sciences humaines » et « sciences dures », poursuivra cette agitation et fera figure de recuit simulé des études littéraires (comprenne qui lira).

M. E.


Sébastien Balibar est directeur de Recherches CNRS au Laboratoire de Physique Statistique de l'ENS et membre de l'Académie des Sciences. Il a publié notamment La Pomme et l'Atome, Douze histoires de physique contemporaine (Odile Jacob, 2005) et Je casse de l'eau, et autres rêveries scientifiques (Éditions Le Pommier, 2008).

 

 



Transitions : de la Physique aux Sciences Humaines 

 

Sébastien Balibar

13/10/2012

 

D’habitude, je n’aime pas plaquer la science sur la philosophie, sur la psychologie, encore moins sur la littérature. En empruntant ce chemin, certains se sont vu reprocher quelques impostures méritées. Mais ce mot « transition », qui est un concept en physique, ne peut me laisser sans réaction. J’ai beaucoup étudié les « transitions ». Pas celles de l’adolescence vers l’âge adulte, pas celle du sommeil à l’éveil, pas celle de l’attente de l’amour à son accomplissement, ni celle, si elle existe, du pire au meilleur. Non, celle de l’eau liquide à l’eau vapeur, du rond vers le plat des surfaces cristallines, du désordre à l’ordre, de la froide indétermination du quantique vers l’empire du chaud.

Alors, y aurait-il un rapport quelconque entre tout cela ? Malgré mes réticences, pourrions-nous trouver un intérêt à une confrontation entre la simple rigueur des concepts physiques et l’émouvante complexité de certaines représentations culturelles de la vie ?

Essayons ?

Depuis environ un siècle, les physiciens distinguent généralement trois types de « transitions ». Celles du premier ordre, celles du second, et un troisième type pour lequel ils ont assimilé en français le mot anglais de « crossover », afin sans doute de bien faire comprendre que cet étranger de crossover n’est pas une vraie « transition ».

2012.10.13 balibar - pierre et marie curieMais commençons par situer ce problème de transitions dans la Nature, laquelle est bien sûr l’objet d’étude de la Physique. Il s’agit des changements d’état de la matière, c’est-à-dire des changements de comportement collectif de grandes quantités de particules (atomes, molécules…). Par exemple, si vous refroidissez l’eau d’un verre, cet ensemble de molécules va geler vers zéro degré, c’est-à-dire s’organiser sous forme de glace. Si vous préférez, vous pouvez chauffer un morceau de Fer à 770 degrés et constater que son aimantation disparaît. Les physiciens disent qu’il passe d’un état ferromagnétique à un état voisin (« para ») dit paramagnétique. L’étude de ce changement d’état magnétique permit à Pierre Curie de soutenir une thèse de doctorat en 1895, l’année où il épousa une jeune Polonaise avec qui il devait étudier la radioactivité et partager le prix Nobel huit ans plus tard, Marie Sklodowska.

Pierre et Marie Curie

Mais ne nous dispersons pas en rêveries de grandeur scientifique.

Ces deux « transitions » sont provoquées par le changement d’un paramètre extérieur, ici la température. Cela pourrait être la pression, ou la densité, ou un champ magnétique, un champ électrique, etc. Toutes ces transitions sont-elles semblables ?

Peu après les expériences sur le mouvement brownien qui lui permirent de démontrer l’existence des atomes et lui valurent le prix Nobel, Jean Perrin écrivit que faire de la Physique c’est « expliquer du visible compliqué par de l’invisible simple » [1]. Reprenant cette idée récemment, Jacques Treiner dit « fabriquer du simple en recherchant de l'identique dans le divers » [2]. Les physiciens ont donc tenté de classifier ces changements d’état, pour faire apparaître quelques comportements « identiques » dans cette foison de phénomènes « divers ». Pionnier de cette classification, Paul Ehrenfest, né en Autriche mais professeur à Leyde en Hollande, apparemment pianiste et ami du violoniste Albert Einstein, remarqua que ces transitions peuvent être brutales ou progressives. Ainsi, l’eau qui gèle change brutalement de densité : les glaçons flottent. Elle change 2012.10.13 balibar - paul ehrenfest et son fils en compagnie deinsteinaussi de symétries internes puisque les flocons de neige sont des étoiles à 6 branches alors que les gouttes d’eau sont sphériques donc « isotropes ». Cette transition liquide-solide de la matière est généralement discontinue en ce sens de l’existence d’un saut brutal. Ehrenfest classa les transitions en identifiant une quantité thermodynamique qui saute. Je ne vais pas entrer dans les détails ici, mais disons pour ceux qui connaissent un peu de physique que, dans ce cas, c’est l’entropie, laquelle est la première dérivée par rapport à la température de « l’énergie libre » de l’eau.
P. Ehrenfest et son fils en compagnie d'Einstein

Ce qui m’intéresse dans cette description des transitions en Physique, c’est que celle du Fer est différente : lorsqu’on approche des 770 degrés, l’aimantation diminue progressivement et s’annule au point de transition. Cette transition est donc continue. Mais le Fer est bien passé d’un état (ferromagnétique) à un autre état (paramagnétique) qui n’est pas le même. Le premier est spontanément aimanté car chaque atome porte un petit aimant, et que tous ces aimants pointent dans la même direction. Dans le second, l’orientation des petits aimants est complètement désordonnée. Ehrenfest a appelé ce type de transition continue « du second ordre » parce que c’est une dérivée seconde de l’énergie qui saute, pas une dérivée première.

Et les « crossover », étrangers du troisième type ? Là, il s’agit d’un même état de la matière mais dont une propriété change progressivement. Essayons de trouver un nouvel exemple toujours dans les états de la matière. Que diriez-vous de votre bouteille d’huile mise au réfrigérateur ? Que l’huile a « figé » peut-être. Et vous auriez raison de distinguer cela d’une transition liquide-solide. Car cette huile figée est beaucoup plus visqueuse que l’huile chaude mais ce n’est pas un solide au sens commun du terme, certainement pas un cristal, c’est juste un liquide avec des molécules désordonnées qui ont du mal à se déplacer. On peut appeler cela un « gel » et ce n’est pas très différent d’un verre, une sorte de liquide bloqué. Dans la Nature, on peut évidemment observer des quantités de crossover qui ne sont pas de vraies transitions au sens de la thermodynamique initiée par Ehrenfest.

Dans ces conditions, quel rapport vais-je bien pouvoir trouver entre ces définitions quelque peu abstraites et les transitions qui intéressent littéraires, psychologues, ou éthologues ?

En lisant leur manifeste, j’ai noté que les membres du mouvement « Transitions » sont mieux que de joyeux danseurs, d’utiles agitateurs d’idées puisqu’ils déclarent gaiement : « Un peu de mouvement. Juste ce qu’il faut pour espérer. Sereins nous annonçons ce branle : Tout branle, et rien ne branle, tout est à ébranler. » Or l’agitation est le moteur du changement, dans la recherche scientifique comme dans la Nature, donc comme en Physique. Je suis loin de détester les analogies ou les métaphores à condition qu’elles aident à comprendre. D’ailleurs qu’est-ce que comprendre, même en sciences dures ? Je ne me suis jamais satisfait d’une vérification d’équations. J’ai besoin, moi aussi, d’illustrer une théorie grâce à un lien avec mon expérience quotidienne. Branlons donc quelque chose ! Afin de ne pas me risquer sur des terrains glissants, je choisis une bille dans un bol. Sans agitation, la bille est dans le bol et n’en sort pas. Mais je l’agite, elle roule de droite et de gauche, remontant légèrement sur les bords.

Avant d’agiter davantage, permettez-moi de citer Marie Curie, laquelle disait :

Je suis de ceux qui pensent que la science a une grande beauté. Un savant dans son laboratoire n’est pas seulement un technicien : c’est aussi un enfant placé en face de phénomènes naturels qui l’impressionnent comme un conte de fées.

Nous ne devons pas laisser croire que tout progrès scientifique se réduit à des mécanismes, des machines, des engrenages, qui d’ailleurs ont aussi leur beauté propre…

Je ne crois pas non plus que, dans notre monde, l’esprit d’aventure risque de disparaître. Si je vois autour de moi quelque chose de vital, c’est précisément cet esprit d’aventure qui paraît indéracinable et s’apparente à la curiosité... [3]

Comme je crois moi aussi aux vertus de la curiosité, j’agite donc plus fort, ma bille sort du bol et tombe par terre. L’agitation a déclenché une transition vers un état nouveau : la bille a sauté à une hauteur différente. C’est une sorte de transition du premier ordre. Lorsque les informaticiens cherchent la solution d’un problème, par exemple comment un voyageur de commerce qui doit visiter N villes fait pour optimiser son trajet afin de consommer moins d’essence, ils peuvent faire ce que dans leur jargon métaphorique ils appellent du recuit simulé, c’est-à-dire introduire des changements aléatoires qui permettent éventuellement de changer de vallée dans le paysage des solutions afin de descendre plus bas (en consommation d’essence). L’agitation est donc parfois très utile.

A ce stade de ma discussion, je souhaite citer un autre grand Physicien des « transitions », Lev Landau, prix Nobel pour d’autres raisons que je me suis permis de critiquer mais c’est une autre histoire (voir le chapitre « Le Pouvoir des Mots » de mon livre La Pomme et l’Atome, Odile Jacob 2005). Landau reprend l’idée de transitions continues ou discontinues en traçant la courbe représentant l’énergie en fonction d’un certain « paramètre d’ordre ». Comme je l’ai déjà évoqué plus haut, comprendre quel changement d’ordre a lieu est essentiel pour comprendre la nature des transitions. Cet ordre peut concerner l’orientation de petits aimants élémentaires, ou la position des atomes, ou bien d’autres choses encore. Dans un cristal, les atomes sont bien ordonnés aux nœuds d’un réseau régulier, comme les oranges à l’étalage d’un soigneux marchand de primeurs. En revanche, dans un fluide, les atomes ou molécules sont un peu partout au hasard. Si vous préférez, c’est aussi l’évidente différence entre une compagnie de soldats au garde-à-vous et une foule de manifestants. Donc Landau dessine un paysage d’énergie qui ressemble à un W, avec deux V (deux creux) et une barrière entre les deux, un peu comme deux vallées séparées par une crête montagneuse. Puis Landau se demande comment passer d’un creux à l’autre, c’est-à-dire d’un état à un autre. Tout le problème est de savoir quelle est l’amplitude de l’agitation et la hauteur de la barrière entre les deux. Cela ressemble à notre bol : a-t-il un haut bord ou pas ? Le cas intéressant est celui où la barrière disparaît lorsque la température augmente. Il reste deux états mais on peut passer sans effort d’un V à l’autre. J’espère vous aider à imaginer que, dans ce cas particulier, l’agitation va provoquer de très grandes fluctuations entre les deux états. Notre système est devenu infiniment susceptible à toute perturbation. Lorsqu’un fluide est dans un tel état qu’on appelle « critique » entre l’état liquide et l’état gazeux, les atomes s’agitent tellement qu’il devient trouble. On appelle cela l’« opalescence critique ». Ce que j’aimerais donc chercher avec vous, c’est un exemple de situation où l’on hésite tellement facilement entre deux états possibles que la situation est critique. Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve le même mot : « critique ». Les physiciens ont un langage métaphorique. C’est bien connu. Il faut seulement s’en servir avec précautions.

Donc des situations critiques ? On pense évidemment aux révolutions, où l’ampleur des manifestations augmente à mesure que les barrières de la société s’effondrent. Il doit y avoir des socio-physiciens qui prétendent modéliser les révolutions ainsi. Je me méfie de l’inévitable réductionnisme de leur approche. Oserai-je parler de l’adolescence, période critique au passage de l’enfance à l’âge adulte ? Ou même de mes expériences amoureuses ? Mes barrières se sont-elles effondrées au moment où mes tentatives de séduction s’amplifiaient ?

Là, j’hésite à aller plus loin dans une telle analogie qui briserait le charme de mes souvenirs.

Et ceci me ramène à ma lecture du site de « Transitions ». Car j’y ai trouvé qu’à la question du questionnaire « Le fait d’expliquer un texte est-il, selon vous, [...] un appauvrissement ? », on répond : « Non. Sauf si l’on pense qu’il y a une vérité du texte ; c’est réducteur et dangereux pour les lecteurs, après on angoisse de ne pas comprendre ». Et cela m’inspire deux commentaires avant de conclure, un sur la vérité et un autre sur l’avantage de ne pas comprendre.

La vérité. A l’heure où les « relativistes » osent prétendre que la vérité en sciences ne serait qu’une affaire de consensus social temporaire, je souhaite présenter mes convictions, issues d’une pratique aussi longue que rigoureuse de la science en marche. Je suis un Popperien. Je crois que la Science se distingue d’autres formes de connaissances par le fait qu’elle élabore des prédictions théoriques qui sont « réfutables ». Notez que je préfère, comme Karl Popper lui même, ce mot français au franglais « falsifiable » car lorsqu’on teste la vérité scientifique on ne fabrique pas de faux, on vérifie des prédictions. La science produit donc des prédictions qui, si elles s’avèrent inexactes, permettent de progresser dans la compréhension du monde en améliorant, élargissant, généralisant, les théories précédentes, mais qui ne mettent pas au rebut le travail passé. La science progresse ! elle ne fluctue pas entre des opinions quelconques. On dit souvent que, bien sûr, la mécanique quantique n’a pas supprimé la validité de la mécanique classique, même si une planète a une trajectoire alors qu’un électron n’en a pas. On constate aussi que la Relativité d’Einstein n’empêche heureusement pas la conception classique du temps et de l’espace de nous guider lors de nos voyages, bien que la précision de nos GPS utilise cette fameuse théorie.

Quant à admettre qu’il y aurait un avantage à ne pas comprendre, j’ai dit plus haut que je peux l’admettre jusqu’à un certain point s’il s’agit de ma pratique amoureuse. Le mystère a un certain charme ! Et surtout si quelque théoricien de la littérature prétendait m’expliquer par des analyses stylistiques abstraites pourquoi j’ai tant de plaisir à lire un roman d’Anne-Marie Garrat. Mais en matière de science, de technologie et de société, ce serait renier le but profond de ma vie entière de scientifique que de refuser de comprendre. Comment pourrais-je admettre que l’avenir soit « infigurable », comme l’évoque aussi le manifeste de « Transitions » ? Certes, les théories modernes du chaos nous montrent qu’il est impossible de prédire le temps, la météo, plus d’une semaine à l’avance, deux au grand maximum. Mais cela ne nous empêche pas de prédire le climat moyen d’une région, ni celui de notre Planète dans quelques décennies. Il fera, c’est évident, plus chaud en juillet 2014 qu’en janvier. Et le travail de milliers de climatologues nous démontre aujourd’hui que notre climat est en train de basculer vers un état global particulièrement inquiétant. C’est une transition du premier ordre qui risque fort d’être irréversible si nous n’arrêtons pas immédiatement de brûler du pétrole, du gaz naturel et du charbon. Si j’admettais, en prenant ce Manifeste au pied de la lettre, que cet avenir est infigurable, et si je refusais de prédire la catastrophe qui se prépare, de décrire les inondations, la sècheresse, la disparition de la banquise, la modification des courants marins, l’intensification des ouragans qui ont déjà lieu, si je me gardais de proposer des solutions propres pour fournir et consommer l’énergie dont nous avons tous besoin, ne manquerais-je pas à mon devoir de scientifique ? Comme quoi, tout propos a besoin de nuances et tout transfert d’idées d’un domaine de la connaissance à un autre est un exercice dangereux.

Je vais donc m’arrêter là.

Et vous demander si ces quelques idées brutes de l’étranger à vos domaines que je suis vous inspirent quelque piste de réflexion prometteuse, ou si nous sommes décidément étrangers les uns aux autres ? La transition entre sciences humaines et sciences dites « dures » ou « exactes » vous semble-t-elle nécessairement brutale, du premier ordre dirions-nous ? Si mon point de vue réducteur de physicien vous semble irrémédiablement éloigné du vôtre, qui est dans l’immense complexité de la Culture ? Comme la physique fait partie des « sciences naturelles », devrions-nous réfléchir davantage à ce divorce irréversible entre sciences humaines et sciences naturelles ? S’il s’agissait d’une séparation entre Nature humaine et Nature physique, voilà qui ne manquerait pas de me déstabiliser quelque peu.

 



[1] Jean Perrin, Les Atomes, Librairie Felix Alcan, 1913.

[2] Jacques Treiner, « Introduction aux programmes de seconde », Bulletin officiel, n°6, 12 août 1999.

[3] Marie Curie citée par Eve Curie, Madame Curie, Paris, Gallimard, 1938.

 

 

 

Transition  n° 3

 

Préambule

Nous avons consacré quelques exergues à la question historico-philosophique des périodes de transition : une citation de Flaubert commentée par Manon Worms en rapport avec les événements politiques contemporains, puis deux citations, l’une de Dostoïevski, l’autre de Tiqqun, par moi-même, nous avaient permis de dessiner le rapport qu’il était possible d’établir entre le projet littéraire de Transitions et un regard sur notre paysage politique. Jacques Guilhaumou nous offre ici des éléments de théorisation de ce rapport. Il rappelle d’abord comment, dans le sillage du marxisme, les périodes de transitions sont généralement pensées comme des périodes marquées par la co-présence d’une structure sociale en crise et d’une structure sociale émergente, en attente d’un événement extérieur – la révolution par exemple – qui précipitera la chute de la première.

Mais « ce schéma dualiste, voire paradigmatique, au sens de Thomas Kuhn, risque de nous faire pencher vers une vision historiciste du progrès humain avec son étape nécessaire, la transition d'une société à l'autre, et sa part contingente, le poids de l'événement ». Jacques Guilhaumou propose plutôt de considérer la consistance événementielle propre aux périodes de transition, consistance due à ce qu’il appelle un « esprit de transition », marqué notamment par « l'invention d'un sens commun inédit » qui sache intégrer les modalités du possible.

La littérature, comme discours par excellence du possible, a, dans cette configuration, un rôle central. Il y a, en somme, de l’événementialité transitionnelle (au sens d’une perspective de changement social) dans l’invention de façons d’être ensemble et de partager la littérature qui, suivant la leçon de Walter Benjamin, se rapporteront au temps en contestant la fatalité de son déroulement linéaire : « Au nom des transitions, il s’agit de se remémorer les éclats du passé qui marquent les particularités de l’œuvre humaine, et non de glorifier le progrès de la civilisation ».

Comment ne pas souligner à quel point cette leçon nous importe ?

H.-M. K.

Jacques Guilhaumou est directeur de recherche au CNRS en Sciences du langage (UMR "Triangle", ENS-LSH Lyon) et chercheur associé à l'UMR "Telemme" (MMSH, Aix-en-Provence). Il a publié notamment : La Langue politique et la Révolution française (Paris, Klincksieck, 1989), L'Avènement des porte-parole de la République (1789-1793) (Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1998), Sieyès et l'Ordre de la langue (Paris, Kimé, 2002) et Discours et évènement. L'histoire langagière des concepts (Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2006).

 

 

 

 

Transition/transitions : du politique au littéraire
(XVIème siècle - XIXème siècle)

 

 

Jacques 
Guilhaumou

10/03/2012


Le moment de transition dans l'histoire de l'humanité

Maurice Godelier, en introduction de l'ouvrage qu'il a dirigé sur Transitions et subordination au capitalisme[1], précise qu'il faut entendre par « période de transition » une phase particulière de l'évolution d'une société. Plus précisément il considère le « moment de transition » dans l'histoire de l'humanité comme une phase structurelle où s'intriquent des rapports sociaux anciens et des rapports nouveaux sous l'impulsion des changements économiques et sociaux. Les anciens rapports sociaux atteignent alors leurs limites et laissent place aux nouveaux rapports sans pour autant disparaître, du seul fait de leur marginalisation. Une transition vers la modernité ne suppose donc pas nécessairement une rupture, et par là même l'extinction des anciens rapports sociaux : elle ne coïncide pas nécessairement avec un événement violent, principalement une révolution, même si c'est souvent le cas.

Plus avant, en termes d'histoire globale de la modernité telle qu'elle est pensée par Jacques Bidet[2], la notion systémique de transition procède d'une bipolarité entre le marché et l'organisation et d'une bifacialité entre le politique et l'économique, sous l'égide de l'État-nation. De la structure au système, la transition s'avère ainsi de nature plutôt socio-politique, face à l'événement qui conserve un caractère foncièrement politico-historique. Elle concerne principalement un moment structurel dans l'histoire de l'humanité, et plus localement l'avènement d'une modernité où se confrontent rapports d'inégalités et mouvements d'émancipation, ce qui lui confère une dimension systémique. Elle n'est pas, à ce titre, assimilable à une rupture de type événementiel dans la mesure où sa dimension structurelle/systémique s'articule, de manière externe et non interne, à des mises en actes d'arguments conceptuels dans des contextes descriptibles en termes d'actions situées de langage, donc à des événements. À ce titre, la transition se distingue de l'événement au même titre qu'un système idéal-typique à portée générale diffère d'un contexte d'action à valeur singulière.

Reste que ce schéma dualiste, voire paradigmatique, au sens de Thomas Kuhn, risque de nous faire pencher vers une vision historiciste du progrès humain avec son étape nécessaire, la transition d'une société à l'autre, et sa part contingente, le poids de l'événement. Peut-on alors sortir de cette externalisation de l'événement propre à la vision à la fois structurelle et systémique de la transition ? Peut-on internaliser le concept de transition dans un espace événementiel en lui donnant par là même un sens autre que paradigmatique ? Comment lui conférer une singularité propre ? Notre hypothèse de travail est qu'il convient, pour circonscrire un concept conjoncturel de transition, de passer par la question du sens commun associée au jugement pratique des acteurs au titre de l'existence d'un vivre-ensemble, donnée fortement internalisée.

La transition du sens commun

Nous trouvons souvent chez Marx l'allusion au sens commun et à la solidité des croyances qui s'y associent. Il s'agit à vrai dire plus de solidité formelle que de validité du contenu de telle ou telle croyance. Dans la suite de Marx, Antonio Gramsci l'avait bien perçu[3] lorsqu'il caractérise le sens commun comme un point de vue réaliste sur la société, à l'exemple de la littérature française du XIXe siècle construisant un moment « populaire-national » de transition au profit de l'hégémonie de l'idéologie d'un nouveau groupe social. Nous y reviendrons. Il apparaît alors que la singularité historique des transitions concerne ce qui rend compte du mouvement à l'horizon d'un savoir reconnu et partagé à un moment donné. À ce titre, nous pouvons caractériser une pensée internalisée des transitions, au titre de l'existence d'un esprit de transition, pensée qui touche l'ensemble des phénomènes sociaux, et au premier plan les faits culturels au sens large, à l'exemple de la spécificité populaire-nationale de la culture française selon Gramsci.

De manière très générale – et avant d'entrer plus spécifiquement dans l'analyse historique –, nous pouvons dire que la possibilité de penser un esprit de transition nécessite la sortie d'une esthétique normative de l'événement où sont privilégiés un système externe et une finalité utilitaire. Il s'agit alors d'introduire par le fait de la formation d'un jugement commun, la figure du spectateur dont l'engagement progressif dans l'action en fera un acteur à part entière, un porte-parole donc. La transition renvoie alors à l'apparition d'un jugement sur l'événement qui présuppose une expérience interne commune entre ceux qui se forgent une opinion dans l'action, en deviennent acteurs en instituant une opinion publique. À ce titre, il convient bien de parler de la transition au pluriel, des transitions donc.

Nous pouvons alors considérer que les transitions apparaissent à chaque fois que se singularise un moment de transition au titre d'un lien nouveau entre l'expression singulière des acteurs, de leur esprit, et le lieu commun du politique. Nous pouvons ainsi parler d'une rhétorique des transitions, sur lesquelles philosophes, historiens et littéraires se sont penchés. Le plus éminent de ces penseurs du moment de transition, c'est sans doute Kant lorsqu'il caractérise, dans sa Critique de la faculté de juger, « la manière réflexive de penser » sous la forme d'un pouvoir de présentation susceptible d'appréhender le particulier, le divers empirique sous un concept tout à la fois abstrait et universel. Nous sommes là dans l'espace de sa fameuse analyse du jugement réfléchissant avec sa dimension d'apriori, le sens commun. C'est là où Kant affirme la nécessité d'un espace intersubjectif, où chaque spectateur de l'événement puisse participer et communiquer dans l'expérience esthétique d'un événement révélateur d'une « idée d'un sens commun à tous », ce qui lui permet de devenir acteur. C'est là où Kant théorise le moment de transition entre la période moderne et la période contemporaine au titre de la Révolution française, à partir d'une série d'énoncés significatifs de transition : une manière de penser propre à la subjectivité du spectateur de l'événement, ce qui fait sens commun pour l'ensemble des spectateurs, l'expression qui convient sous la forme de la constitution d'un peuple, la disposition subjective de l'esprit à rassembler tous les citoyens dans une opinion publique, en fin de compte une conviction commune induisant une responsabilité du législateur dans la transition par l'idée de droit, dans sa réalisation effective. La transition vers la politique prend ici la figure de la constitution républicaine[4].

La transition des temps modernes

Historiquement, nous nous en tiendrons, pour exemplifier la spécificité des périodes de transition, aux transitions majeures de l'esprit politique au cours des Temps Modernes. Caractériser des transitions revient ici à situer entre le XVIe siècle et le XVIIIe siècle des manières d'être, de penser, d'agir adéquates à des circonstances propices à l'invention politique. Et à chacune de ces manières communes correspondent des acteurs spécifiques, disons des figures de transition du politique.

Une question préalable se pose : qu'en est-il de l'émergence du nom de politique, condition de toute transition du politique ? Au plan historique, l’épisode décisif est le moment de l’émergence d'une désignation, les « Politiques », pendant les troubles religieux du XVIe siècle en France, pour désigner les ennemis des Ligueurs. La désignation du Parti des « politiques » prend alors, après bien des péripéties, figure d'emploi neutre qui signe l’acte de naissance des vocables désignant les partis propres à l'espace politique. Certes « le nom du public », expression originaire de l’appartenance des sujets et du prince à un même corpus politicum, devient, au tournant des XVIe et XVIIe siècles, spécieux, trompeur, illusoire[5]. S'il désigne bien « la chose publique », il n’échappe pas au soupçon de son instrumentalisation par l’ambition personnelle, par le fait qu'elle est confisquée au profit d’une énergie oratoire détournée. Cependant en dépit de ce « désastre performatif » qui introduit un soupçon persistant sur un langage politique qui ne nomme plus la chose mais introduit à l’illusion, ce « nom de public », au même titre que le politique face à la politique, prend consistance positive avec la promotion de la familiarité, style commun de vivre-ensemble caractéristique alors de l’amitié avec l’émergence de la « science de la conversation » comme vertu sociale au sein de l'espace urbain. Une fois posé ce moment d'émergence du politique dans la France moderne, il est possible de distinguer des moments de transitions du politique, sans prétendre à l'exhaustivité.

En premier lieu, le moment de l'humanisme civique centré autour des villes-républiques italiennes du XVIe siècle, avec la présence auprès du citoyen et du rhétoricien, du Prince et du législateur philosophe et inventeur d'un modèle commun d'idéal civique de la personnalité.

En second lieu, le moment hobbien avec l'apparition dans l'Angleterre des Révolutions d'une « science civile » portée par une politique de l'éloquence et la figure de l'individu vertueux. Ici, la figure du philosophe est indissociable de la figure de l’orateur qui déploie l’action qu’il veut décrire à l’aide d’images composites d’objets. Ainsi le lecteur, citoyen en puissance, peut « voir » les nouveaux arguments-ressources de l’action mis en mouvement par l’effet rhétorique, il peut alors s’y impliquer comme spectateur, voire même devenir un protagoniste de la « société civile » ainsi mise en place.

En troisième lieu, le moment spinoziste, avec la guerre des philosophes étendue à toute l'Europe, et de façon concomitante l'affirmation radicale d'un savoir matérialiste basé sur des principes républicains, présentement dans le contexte hollandais, et à l'encontre de la conception de la monarchie de droit divin. Ainsi apparaît une figure autonome du philosophe partisan d'un égalitarisme radical sur la base de la recherche d’une commune rationalité, d’un bien commun. C'est là aussi où l'intervention de parlementaires anglais radicaux sur le terrain même de Hobbes, plutôt conservateur politiquement, introduit également la figure du peuple avec l'affirmation de la liberté naturelle du peuple et de sa capacité à instituer un gouvernement juste, donc de fonder une tradition libertaire radicale.

Enfin, en quatrième lieu, le moment « classique » des Lumières et de la Révolution française, qui nous renvoie de nouveau à Kant dans sa traduction philosophique de l'événement révolutionnaire, avec sa reprise contemporaine par Habermas lorsqu'il s'agit de mettre en évidence la procédure de formation de l’opinion publique et de la volonté politique par le fait d'une pratique intersubjective de délibération et de décision qui se concrétise dans un « pouvoir engendré communicativement ». Ici prend son essor la figure potentielle de l'individu-citoyen, au sens où l'émergence, dès les années 1770, d'une figure de l'observateur de la société dans sa totalité annonce son engagement révolutionnaire par l'invention d'un sens commun inédit. Nous renvoyons sur ce point à notre article « La modernité politique de la Révolution française »[6].

La transition du littéraire

Le XIXe siècle est, nous semble-t-il, une tout autre époque en matière de transitions. Ici domine le passage par le fait littéraire dans le travail de l'esprit politique, et non le fait politique institutionnalisé devenu une réalité fort prosaïque. Considérons ainsi les générations de 1820 et 1850 en France, avec une assemblée d'écrivains avec à leur tête Flaubert et Zola entourés de leurs maîtres Stendhal, Balzac et Hugo. Face au discours de la bourgeoisie triomphante, et la dévalorisation conjointe de la langue politique de la Révolution française devenue une langue mimétique, de pure réification, ces romanciers ouvrent l'imaginaire social à l'altérité. À suivre les analyses de Philippe Dufour[7], en héritant de Balzac le fait de jouer de l’alternance entre la voix authentique et la voix décevante, pour ne pas dire bête, en promouvant le langage d’action dans le but de souligner l’ambiguïté de la langue consensuelle, ils s'efforcent de produire une reformation et une redescription imaginaires des mœurs sur la base d’une microsociologie des interactions verbales.

Le romancier devient ethnolinguiste avant même que l'ethnologue contemporain pense les sociétés en termes de transition. Il fait en effet œuvre de transition en inventant le réalisme face à l'incarnation de la langue consensuelle par le bourgeois. La transition vers le réalisme linguistique procède ici du déploiement imaginaire de la division des langages grâce à la redistribution fictionnelle de sociolectes à l’encontre du discours du juste milieu, de la médiocrité régnante. La transition par le sens commun – ce qui est le propre de toute transition – relève plutôt d'un travail du négatif au sens où l'entend Pierre Bergounioux dans un texte sur « la lutte des consciences dans la littérature » publié sur le site du Centre Flaubert de l’Université de Rouen[8]. C'est en dévalorisant, voire ridiculisant le sens commun de la bourgeoisie régnante soucieuse d'y trouver là le règne de l'éternité que ces romanciers instaurent une transition réaliste, et que l'on peut parler alors de transitions au pluriel.

Nous retrouvons ici Walter Benjamin lorsqu'il s’oppose à l’idéologie du progrès et à sa vision du temps historique comme un temps linéaire et continu : refusant de penser l'idée de transition dans un temps homogène et vide, il valorise un présent où s’écrit l’histoire par la multiplication des tensions, des blocages et des événements saturés de langage, donc de significations nouvelles. Au nom des transitions, il s’agit de se remémorer les éclats du passé qui marquent les particularités de l’œuvre humaine, et non de glorifier le progrès de la civilisation.

Dans son œuvre – facilement accessible (elle a été publiée en livre de poche dans la collection « Folio essais ») – une série de textes porte sur les poètes, les essayistes et les romanciers, en particulier Baudelaire, Proust et Valéry. Il en ressort des figures de transition, du romancier au poète, singularisées par leur capacité propre à restituer, par un effet de choc, la mémoire du passé, donc de se la réapproprier dans un temps nécessairement hétérogène. Ainsi Benjamin s’intéresse au pur hasard de l’événement soudain qui suscite chez Proust la mémoire de l’expérience passée, et donc la ré-appropriation de notre histoire de manière transitionnelle. Il en vient ainsi à la mémoire involontaire qui permet la conjonction entre des contenus du passé individuel et des contenus du passé collectif, ce qui fait le lien entre les transitions du passé et les transitions présentes. Il s'attarde aussi sur le cas de Baudelaire, à partir de la première partie des Fleurs du Mal, Spleen et Idéal. Il y trouve une figure moderne du conteur par le déploiement d’une capacité inédite à donner l’image du choc, et même d’une catastrophe, ce qui permet de décupler les données nouvelles de la remémoration du passé en multipliant les Correspondances qui confèrent aux hommes la possibilité de renouer avec La Vie antérieure. Faut-il rappeler ici le début de ces deux poèmes plus que célèbres : « La Nature est un temps où de vivants piliers/ Laissent parfois sortir de confuses paroles… », « J’ai longtemps habité sous de vastes portiques/ Que les soleils marins teignaient de mille feux » ! Une poésie des transitions donc.

La question ultime que nous pouvons alors nous poser est la suivante : dans quelle mesure le fait de la transition comme avènement des possibles et émergence de la probabilité ne date pas du moment où la littérature du XIXe siècle annonce un intérêt marqué pour les modalités du possible à l'aide d'un réalisme hypothétique qui récuse la réalité bourgeoise de son époque. De manière proche, la science du social et la science du psychisme se rapprochent dans les débats scientifiques promus par la disciplinarisation du savoir, introduisant ainsi une réflexion centrée plus sur les potentialités de ce qui peut être que sur les faits eux-mêmes. Le savoir commun a perdu sa primauté en temps de transition, au profit d'un savoir des possibles.



[1] Maurice Godelier, Transitions et subordination au capitalisme, Paris, Éditions de la MSH, 1991.

[2] Jacques Bidet, L'État-monde. Libéralisme, socialisme et communisme à l'échelle globale, Paris, PUF, 2011.

[3] Antonio Gramsci, Cahiers de Prison, n°11, § 13, Paris, Gallimard, 1975, p. 195.

[4] Voir Gérard Raulet, Kant. Histoire et citoyenneté, Paris, PUF, 1996.

[5] Hélène Merlin-Kajman, La langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement, Paris, Seuil, 2003.

[6] Jacques Guilhaumou, « La modernité politique de la Révolution française », in Mélanges de la Casa de Velazquez, Tome 36-1, Transitions politiques et culturelles en Europe méridionale (XIXe et XXe siècle), 2006, p. 17-34.

[7] Philippe Dufour, La pensée romanesque du langage, Paris, Seuil, 2004.

[8] Pierre Bergounioux, « La lutte des consciences dans la littérature », Revue Flaubert, n° 2, 2002 (http://flaubert.univ-rouen.fr/revue/revue2/).

 

 

Transition n° 5

 

Préambule

Comme il l’avait fait à propos de la beauté, Gérald Sfez vient dialoguer avec le projet de Transitions en cherchant à débusquer ce que celui-ci pourrait avoir de trop confiant, de trop serein, de trop « réconciliateur ». L’objet transitionnel, nous dit-il dans le sillage de Jean-François Lyotard, ne fait pas transition ni médiation. Ni passage. Ceci rappelle l’hiatus évoqué par Patrice Loraux dans l’exergue de Brice Tabeling. Il y a un saut : il faut franchir en sachant que les mondes ne communiquent pas. Mais que, par la littérature ou l'art, cet incommunicable se partage.

Alors, tout comme celle de la civilité, que ne peuvent rejoindre ni l’art ni l’enfance selon Gérald Sfez, la question de la beauté revient : « On dit "beauté". On ne saurait, sans un insupportable forçage, en faire une médiation entre l’imaginaire et le réel, un corridor symbolique ».

Pas de « corridor symbolique ». Voilà qui est dit et nous interpelle fortement.  

Mais une phrase de Jean-François Lyotard me laisse de marbre : « C’est nous adultes qui nous rendons fous pour rentrer en rapport avec l’enfance. » À la vérité, dans sa généralité, je ne la comprends tout simplement pas. L'adulte perd-il donc toute son expérience de l'enfance ? 

H. M.-K.


Gérald Sfez est professeur de philosophie (Khâgne, lycée La Bruyère de Versailles). Il a écrit de nombreux ouvrages de philosophie, notamment sur Machiavel, Léo Strauss, Jean-François Lyotard. Il vient de publier La langue cherchée (Hermann, 2011) qui porte sur la pensée de la modernité sur la langue (Barthes, Deleuze, Lyotard...) avant de la confronter à celle d'écrivains comme Camus, Michaux, Quignard...

 

 



La communication des mondes selon Lyotard

 

 

Gérald Sfez

01/12/2012

 

Dans les toutes premières pages de Discours, Figure, Jean-François Lyotard écrit à propos de son ouvrage : « Cela ne fait qu’un objet incertain, intermédiaire, que j’aimerais pouvoir appeler, pour l’excuser, un inter-monde, comme Klee, ou un objet transitionnel, comme Winnicott ; mais qui ne l’est pas vraiment parce que ce statut n’appartient qu’aux choses figurales du jeu, de la peinture, et qu’ici encore on ne laisse pas la figure aller dans les mots selon son jeu, mais on veut que les mots disent la prééminence de la figure, on veut signifier l’autre de la signification » [1].

Lyotard pressent le problème de l’œuvre à venir : celle de la communication des mondes. Comment saisir un monde dans un autre, sinon par des moyens obliques très nécessairement, en l’alléguant, par un savoir et une ascèse ? En y entrant par effraction ou en le laissant venir dans ce monde dit nôtre, pour en attraper au vol seulement l’effigie ? Bien sûr, on dira toujours que ce ne sont là que pures allégations. Et l’on aura raison ! Sauf que l’allégation est aussi véridiction. Lyotard lance sa question pour la première fois. Les mondes échangent toujours entre eux leurs allégations.

Il l’expérimente dans l’enquête sur les relations entre le dire et le voir. Il indique le pari et la gageure de son projet : utiliser les moyens du discours pour laisser dire la prééminence de ce qui se dérobe au dire lui-même ; faire signe vers l’autre de la signification. Ici, la figure. Comment dire à quel point on ne peut pas dire le figural, comment témoigner dans un langage récalcitrant au témoin ? Lyotard tient là toute la syntaxe de sa question, qu’il tournera et retournera dans tous les sens, et toutes les situations, son « émotion méditée ». Ici, d’entrée, au sujet du figural : comment présenter par un discours le fait que ce n’est pas présentable en discours, comment alléguer une énergie ?

Le geste théorique est contrarié en lui-même : il ne peut invoquer le figural de l’art sans le traduire dans un élément qui lui est réfractaire, allergique. Un élément, cela veut dire que, dans la transposition, tout le paysage a changé, tout est là, mais on ne s’y retrouve plus. Lyotard nomme l’incertitude du livre un inter-monde : ceci n’est pas un monde et n’a pas de site. Ou encore : objet transitionnel.

Mais pour ajouter que ce livre n’est pas même cela : il fait plutôt signe vers l’objet transitionnel qu’est l’œuvre d’art, singulièrement en peinture, et dans tout ce qui, de près ou de loin, est en relation avec l’effusion de la figure. Le livre ne pourra que manquer son but. Ni discours théorique ni œuvre d’art, le livre, nous dit Lyotard, ne peut atteindre ce but, il est intermédiaire, dans l’entre-deux : l’objet présenté y est manqué. Par rapport à l’œuvre d’art, et encore plus particulièrement par rapport à un livre qui serait lui-même figural sur le figural, et qui, du reste, en manquerait alors l’expressivité réflexive. Entre-deux, le discours sur le figural, qui est le contraire de ce livre imaginaire, ne fait pas transition : il ne mène pas. On aimerait bien appeler cela un inter-monde comme Klee, ou un objet transitionnel comme Winnicott. Il n’en est rien. La figure échappe au discours et il n’y a pas de continuum. Elle n’est pas montrable dans l’élément verbal en tant que tel, mais elle est sensible, irréductiblement, et, par là, réfractaire.

On ne peut la dire. Et, comment dire encore ce qui, de la figure, ne se laisse ni concevoir, ni montrer, et qui l’origine ? Comment faire apparaître ce qui, de soi, échappe à toute présentation ? Comment remonter (ou redescendre) à ce que Lyotard nomme la figure-matrice, en son origine éclatée ? À la figure figurante et non figurée, dont l’opacité est telle qu’elle ne fait jamais l’objet de la figuration, qu’elle ne se présente pas en personne dans le visible même ? Et à laquelle on a accès par la voie des sensibles comme ce qui y est pressenti, par une espèce de présentation indirecte, par l’épreuve de ce que Lyotard nomme le double renversement : celui de la réfraction de l’énergie non-liée dans l’énergie liée et de la réversibilité de leurs mouvements ?

Qu’en est-il donc de l’épaisseur de cet autre et, en même temps, de tout le jeu de ses altérités ? De cet inter-monde, avec son fond de monde, que l’art pictural saisit, comparable à l’objet transitionnel que le jeu enfantin incarne ? Font-ils, eux, transition ?

Pas même. Et d’aucune façon. C’est en cela qu’ils sont transitionnels de part en part, tout au rebours de l’interprétation bien trop réconciliatrice de Winnicott, selon Lyotard. Ils ne font pas passer.

La formule est donc abyssale. Toute œuvre est un objet transitionnel, une affaire non partageable, et ce que l’art réalise, c’est l’intransitif ; ce qu’il accomplit, c’est l’inaccomplissement, il transmet toujours à peine et de justesse le tête-à-tête. L’œuvre échappe donc à toute formule d’un partage du sensible. Le partage doit être pensé autrement. C’est plutôt du suggestif qui transite, celui d’un ailleurs, l’indice d’une lumière secrète, jamais tout à fait sûre, récalcitrante à la preuve, et qui échappe à l’emprise d’une appropriation : par autrui comme par soi. L’art est sauvage.

L’art et l’enfance sont sans médiation. Ils ne sont pas une médiation. Ce à quoi le discours sur ne parvient pas, c’est donc, au contraire de l’affirmation initiale (Lyotard se ravise : «  mais qui ne l’est pas vraiment »), au transitionnel, à ce mixte qui n’est pas un entre-deux, un faire passer. Il n’y a pas d’intermédiaire. On arrive d’emblée dans la figure, et, quand on y est, ce n’est pas pour faire passage.

Mais y arrive t-on jamais ? Est-ce que l’artiste, le philosophe, le savant ne font pas, eux aussi, qu’alléguer ? Ils réussissent, en n’arrivant pas. Et ils ne font pas passage, ne mènent pas. Il n’y a pas de chemin. Du coup, le transitionnel n’est ni la médiation ni le transitoire ou l’éphémère. C’est un absolu, le lieu d’être.

Lyotard l’explique dans Discours, Figure [2]. Il faut se garder de la tentation de mettre en route la mécanique d’une dialectique de la réconciliation. Cette transition entre l’intérieur et l’extérieur n’est pas une médiation parce qu’elle ne s’inscrit pas dans un processus continu de report de l’énergie, un différé de décharge en direction de sa tempérance et de l’atteinte de la réalité extérieure. Ce n’était pas un détour obligé pour inscrire enfin le désir dans le réel, une adresse encore insuffisante et qui jette un pont vers une conversion à l’adresse.

L’œuvre picturale occupe la même place que le jouet d’enfant, lui qui oscille entre l’espace de représentation et celui de perception, sans être passible de l’alternative. Personne, selon Winnicott, n’interroge l’enfant qui parle à sa poupée ou qui joue à la guerre sur la créance qu’il accorde à la réalité des situations jouées. Tout le monde sait bien que ce n’est pas la question. Ce statut transitionnel est celui de la préservation d’un espace de dessaisissement. C’est un état de suspens qui prend une valeur absolue, un transfert d’énergie en lui-même. Le rapport de l’enfant à l’objet transitionnel est autosuffisant.

Et pourtant, l’enfant et l’adulte dialoguent bien entre eux, ils allèguent un partage, et cette allégation est le partage. L’enfant est aussi avec nous, et nous sommes aussi avec lui. Mais il n’y a pas, pour autant, communication entre le monde de l’enfance et le nôtre. Cet entre-deux est le plus précieux, le plus transi de l’amour qui fait le voyage, le saut.

C’est vrai de tous les mondes. La relation entre enfance et âge adulte fait exemple : elle implique que l’on ne puisse aller de l’un à l’autre comme dans un même espace, dans un univers commun, et que, par-là même, dans le temps aussi, l’on ne passe pas de l’enfance à l’âge adulte par ce moment de dépassement que représenterait l’objet transitionnel. Loin s’en faut, pure illusion de réconciliation. On ne communique pas entre les mondes, et, pas davantage, on ne passe d’un âge à un autre : pas d’espace commun, ni de même temps échelonné et gradué. On n’a jamais affaire qu’à des états, et la formation n’est ni échange ni dépassement. Selon Lyotard, l’école kleinienne se trompe, et peut-être une certaine interprétation de Winnicott [3], quand elles mettent en route la dialectique de la médiation, du processus. Tout cela serait « fort hégélien », ajoute Lyotard, et imputerait le motif de toute formation à la finalité du savoir, à la visée d’une bonne forme, au remplissement d’un horizon d’attente.

Le passage est toujours passage à rien de repérable dans un même espace-temps : ça tient tout seul et n’a de compte à rendre à personne. On dit « beauté ». On ne saurait, sans un insupportable forçage, en faire une médiation entre l’imaginaire et le réel, un corridor symbolique. Si l’œuvre paraît « osciller », c’est qu’en elle-même il y a un va-et-vient entre ce qui est réaliste et ce qui est imaginaire, et, ajoute Lyotard, entre ce qui est discours et ce qui est figure [4]. Libre mobilité du jeu qui fait l’absolument-autre que serait cette beauté ou la différence [5].

Du même coup, en l’œuvre d’art, le figural est impur : lui-même un mixte de figure et de « discours ». Le défaut du discours critique tenait donc à une autre raison qu’à celle à laquelle on pensait, nullement au motif apparent de son caractère inqualifiable, de sa bigarrure ou de sa mixité. Car l’œuvre d’art, elle aussi, est impure, elle est hybride, elle est l’hybridité même. Ce n’était donc pas la question : elle ne résidait pas dans l’impureté du discours et de la figure, mais dans la feinte qu’il y a du commun dans l’espace et de l’intermédiaire dans le temps. Le sérieux du jeu : ceci n’est pas une médiation, bien que ce soit de l’impur même : l’effusion du discours et de la figure. Le faux-ami de transitionnel est transition : entendue comme passage. La transition est un lieu d’être. Absolument, et c’est toujours comme ça.

Mais alors, à quoi rime l’opération critique ? Si elle ne conduit pas à l’acte esthétique, et si celui-ci, d’être transitionnel, n’est pas un passage ? Le pire serait de vouloir lui faire jouer les intermédiaires. Éloignée qu’elle est de plusieurs degrés de l’allégation.

Il n’y a pas de passages, mais il y a des sauts ! D’un état à l’autre ! On saute d’une transition « mal faite », un transir mal accompli (un discours sur la figure) mais qui fait bien signe, à cet autre lieu : le va-et-vient entre les deux qu’est l’œuvre d’art, un transir réussi, du transitionnel accompli. On saute d’un monde à l’autre. Entre : une atopie. Voilà un transfert d’énergie qui ne reporte rien sur la toile blanche, la feuille. Mais qui, à la différence du jeu en soliloque de l’enfant, se partage. Écrire : avoir sauté au-dessus de l’abîme vers le commun d’un dessaisissement, partager le monologue. Que le mien soit aussi le tien.

Tout se passe en enfance, s’est passé. Vrai-fuyant.

« C’est nous adultes qui nous rendons fous pour rentrer en rapport avec l’enfance. » [6]

L’art est sauvage, il nous envoie à l’enfance. C’est le sauvage, réfractaire au barbare, son pur homonyme et son ennemi intime, à distance, en même temps, de toute « civilité ». « Le crime contre la présence peut se couvrir d’une extrême civilité » [7].

Mais le crime contre la présence peut tout autant se couvrir de l’incivilité, de l’illusion de franchise dont elle se légitime, du nom de La Présence, de la transcendance comme une garantie stable, d’un credo, d’un fanatisme. Il y a toujours dans l’art, une forme de subtil effacement de la présence en personne ou un retrait du sensible, un invisible au plus loin du visible (version judaïque) ou au plus près (version chrétienne), planté au milieu (Merleau-Ponty) d’une façon ou d’une autre qui nous déroute. Ce faisant, Lyotard élabore une philosophie intertestamentaire de l’œuvre d’art [8].

Changeant de prise de vue sur la figure, Lyotard le dira plus tard et jusque dans son Augustin, livre posthume, et dans tous ses écrits autour du religieux : l’art, d’une manière ou d’une autre, ne se départit pas d’une certaine réserve à l’égard du sensible mais il le fait dans le sensible. En ce seul sens, il éconduit une certaine idée de l’image : « Pas d’image veut dire : pas de transfert sur l’imaginaire de la présence » [9]. « La demande d’objet, de présence, de figure, n’est pas ignorée, elle est reçue et honorée en ce qui la motive, le désir de l’Autre, et non pour elle-même » [10]. Sous la condition de la relégation de la présence et sous la réserve que l’Autre y soit, le visuel est célébré [11]. Est seulement récusée toute idolâtrie de la présence. L’art interdit la présence ou la retire, c’est selon, par le biais des figures, à condition qu’il y ait de l’adresse à l’Autre, aux autres. La notion de représentation, si complexe soit-elle, est trop faible pour dire cette « manœuvre » de l’art et ses rapports à l’absolu caché, et c’est pourquoi l’interdit de représentation n’exclut pas la figure, il biaise avec la présence, plie la figure à ce qui se dérobe. Le sensible est impur parce que non l’intelligible mais le suprasensible y est, sans y être jamais en personne. L’immanence est vaincue dans le partage à silence ouvert.

Plus tard aussi, Lyotard aura repris — et tout autrement — le motif de la connivence entre le transitionnel de l’enfance et celui de l’art : la petite fille avec ses chiffons et l’écrivain. Chacun avec son objet transitionnel, cela s’appelle loneliness [12]. L’enfant et son objet transitionnel, voilà ce que fait tout le temps l’écrivain. C’est le cas de tout écrivain (le peintre aussi est un écrivain, le visible perdant alors son privilège de nom du sensible).

La métamorphose de la pensée de Lyotard n’est pas mince, et sur plusieurs plans. L’affaire n’est plus celle de la résistance de l’énergie figurale à tout langage, c’est celle de l’insistance d’une phrase-affect, qui n’est plus liée à l’énergétique et au sexuel, loin de toute énergie libidinale, mais qui est une espèce de langage au plus proche de la voix intérieure, et qui ne dialogue pas. La question n’est plus énergétique et désirante. La phrase-affect n’est pas de forte, mais de faible intensité, et, comme la pensée selon Freud, c’est une voix basse. Elle est seulement entêtante, elle ne nous lâche pas. Son intensité, si l’on veut, c’est son insistance, la longévité d’une hantise. Elle tient la phrase. Une phrase toujours présente en secret dans la phrase la plus articulée, la plus adressée [13].

L’écriture chiasme le monologue avec le dialogue. Elle en est le nouage. La solitude heureuse dans le partage y fraye avec l’esseulement désolé, il y a là quelque chose comme une mauvaise fréquentation nécessaire, une promiscuité, un trouble.

L’esseulement : que n’aimait pas Arendt, qu’elle voulait séparer à tout prix de la solitude où l’autre est resté avec moi, même quand il est parti, et où je ne l’ai pas quitté, même lorsque je m’en suis séparé, l’idée réconciliatrice, apaisante. L’esseulement barbare / la solitude civile. Une distinction de raison, répond Lyotard, une fausse position d’équilibre. Qu’on ne vienne pas nous dire qu’il y a for intérieur, que la discussion se retrouve à l’intérieur de l’écrivain ou de la petite fille, que quelque chose se partage entre les partenaires intérieurs d’un sujet naissant. « Qu’en savons-nous ? », interroge Lyotard [14]. L’esseulement, qui côtoie la solitude, est désolation, péril, risque d’absence de tout témoin. Et la même expression revient chez Lyotard, adressée à Arendt, à propos du survivant. « “Il y aura toujours un survivant pour raconter l’histoire.” Qu’en sait-elle, qu’en savons-nous ? » [15].

Mais qu’est-ce qui se passe après la mélancolie ? demande judicieusement Starobinski [16]. Il faut bien qu’il se passe quelque chose. Vous dites : plus rien ? « Vous préjugez du Arrive-t-il ? » [17], ajoute Lyotard. L’étonnant est qu’il se passe quand même quelque chose. Et qu’il y ait partage de l’événement minime, courant, mais extraordinaire.

Il nous faut relire le texte initial. Les deux (inter-monde / objet transitionnel – Klee / Winnicot) s’équivalent-ils ou, tout au moins, se rapprochent-ils ? À ce compte, le monde du peintre, celui de l’objet transitionnel réussi, n’est-il pas par cela même lui-même un inter-monde réussi ? Sans être en porte-à-faux, cette fois, tout monde est, en quelque façon, un inter-monde. Etre à un monde, c’est regarder vers d’autres mondes. Que tout monde soit, au bout du compte, traversé d’inter-monde, d’une césure en mouvement, que toute saisie louche vers une autre, et que ce soit cela : partager tout en restant seul, communiquer et poursuivre le jeu de l’incommunicable en même temps. On tiendrait là ce qui définit le « valeureux » (qui est la traduction la plus juste de la virtù) dans les écritures de l’art.

  



[1] Jean-François Lyotard, Discours, Figure, Klinksieck, Paris, 1971, p. 18.

[2] Ibid. p. 357 et suivantes.

[3] Ibid, p. 358.

[4] Ibid., p. 382.

[5] Ibid., p. 13.

[6] Ibid., p. 357.

[7] Jean-François Lyotard, Que peindre ? Adami, Arakawa, Buren (1983), Leuven University Press, 2012, p. 110.

[8] Cf. Gérald Sfez, « Ce qu’il veut, avec présence », Postface à Que Peindre ? », dans Jean-François Lyotard, Que peindre ? Adami, Arakawa, Buren, op.cit., pp. 418- 448.

[9] Jean-François Lyotard, « Lettre à E.Gruber » dans D’un trait d’union, Paris, Le Griffon d’Argile, 1994, p. 93.

[10] Ibid., p. 94.

[11] Ibid, p. 95.

[12] « Avec leurs chiffons, la petite fille et l’écrivain inventent ou découvrent bien des choses. Il faut reprendre la question de l’Einsamkeit ou de la loneliness en des termes qui excèdent de beaucoup la façon dont Wittgenstein interroge le private language. » (Jean-François Lyotard, « Un partenaire bizarre », dans Moralités postmodernes, Paris, Galilée, 1993, p. 128)

[13] Dans sa discussion américaine où son interlocuteur (Rorty) plaide en faveur de l’argumentation raisonnée, Lyotard fait valoir l’idée d’une insistance de la phrase-affect en altérité qui habite toute phrase : « Je pense que si Rorty lui-même, à m’en tenir à lui, écrit et pense, même pour signifier que la seule chose importante est la discussion, c’est qu’il est également saisi par un devoir qui n’a jamais fait l’objet d’une discussion ni d’un contrat, ou, pour le dire autrement, qu’il est l’otage d’un autre qui n’est pas son interlocuteur. » (Ibidem., p. 125)

[14] « Vous objecterez, remarque Lyotard, « que l’écrivain et la petite fille ne sont solitaires que comme “individus”, mais que, dans leur intimité, plusieurs partenaires conscients ou non, sont engagés dans leur jeu, et qu’ainsi ils discutent à l’intérieur. Mais qu’en savons-nous ? Nous ne pouvons dire qu’ils discutent à l’intérieur que si nous postulons qu’entre les partenaires intimes le dissentiment n’excède jamais le litige. C’est-à-dire que si nous admettons que la petite fille et l’écrivain ne souffrent que d’hésitations ou de contradictions solubles par un débat intérieur. C’est ce que présuppose la notion même d’individu. » (Ibidem, p.128 et 129).

[15] Jean-François Lyotard, « Survivant », dans Lectures d’enfance, Paris, Galilée, 1991, p. 75.

[16] « Une fois que la pensée mélancolique a récusé l’illusion des apparences, qu’advient-il ensuite ? » (Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1982, p. 7.)

[17] Jean-François Lyotard, Le Différend, Paris, Minuit, 1983, p. 260.

  

Powered by : www.eponim.com - Graphisme : Thierry Mouraux   - Mentions légales                                                                                         Administration