Republication

Martin Rueff, « A l’ici, même lointain, la poésie touche seule »

 

 

 

Préambule

 

Martin Rueff est professeur de littérature française à l’université de Genève et membre de la revue PO&SIE. Il a notamment consacré un essai à la poésie de Michel Deguy (Différence et identité, un poète à l'apogée du capitalisme culturel, Hermann,  2009), publié plusieurs recueils de poésie et traduit en français G. Agamben, C. Ginzburg et I. Calvino. Cet article, qui porte sur l'oeuvre de Claude Mouchard, avait été publié en deux parties par la revue L'agenda de la pensée contemporaine, dans les numéros 9 et 10 (hiver 2007 et printemps 2008). La revue ayant disparu, Martin Rueff nous a permis de republier l'article, afin de l'ajouter aux «conversations critiques» publiées par Mary Shaw et moi-même autour du livre de Claude Mouchard Qui si je criais...? Les oeuvres-témoignages dans les tourmentes du XXe siècle, paru en 2007 chez Laurence Teper.

Nous en remercions l'auteur et la revue défunte et vous souhaitons une bonne lecture.

 A. L.

 

 

 

 

« A l’ici, même lointain, la poésie touche seule »

 

 

Martin Rueff

02/04/2022

 

 

 

Poésie ou volonté de poésie ? Ces poèmes à peine poèmes n’ont triomphé de rien. Ils restent éternellement contemporains de la nuit qui voulait submerger tout foyer de pensée et de parole et annuler la minuscule imprévisibilité d’un « je ». Ils sont les mots et la preuve de ce qui, de fait, simplement de fait, n’a pas été résorbé.

Claude Mouchard, Qui si je criais ? p. 263

1. La forme d’un cri ?

Organiser la chambre des échos pour répercuter quelques-uns des cris que des témoins ont poussé dans le siècle des tourmentes, faire entendre « ces appels sans réponse » (QS JC, p. 10) [1] , les distribuer en fonction des zones géographiques et des phénomènes totalitaires qui tentèrent de les étouffer (l’extermination nazie dans la première partie, le goulag dans la troisième, le « temps Hiroshima » dans la quatrième – la deuxième partie étant consacrée au déni dans les affaires Kravchenko et Buber-Neumann et une clausule se trouvant réservée aux films de Rithy Pan [2] ), mais aussi, et plus subtilement peut-être, transformer ces appels en « actes de langage » qui sont aussi des actes de courage, le cri devenant témoignage, le témoignage résistance ; montrer enfin comment et en quel sens ces actes sont devenus des œuvres : tel est le projet de Qui si je criais …? œuvres-témoignages dans les tourmentes du XX° siècle .

Nous montrer « nous » face aux sans-papiers [3] , en racontant la déambulation d’un témoin de la vulnérabilité moderne, ses réactions, ses réticences, ses scrupules aussi, son désarroi face à ces destins de malheur, et ici encore, organiser un cri comme on construit un poème : c’est la force de Papiers ! pamphlet-poème. On ne dira pas que le poème illustre l’essai, mais que l’essai organise le lieu théorique d’où s’élance le poème.

Deux cris, ou un seul cri peut-être, tendu, tenu, douloureux aussi et prolongé, relie ces deux livres, comme en écho perpétué du cri de la nymphe – ingeminat voces auditaque verba reportat [4] .

Qui se je criais , l’œuvre poétique du critique, s’ouvre sur le cri de Rilke :

Qui, si je criais, entendrait donc mon cri ? – Ainsi commence la première des Elégies de Duino de Rilke – poème qui fut achevé en janvier 1912. Fallait-il un « cri initial pour lancer l’un des plus grands cycles de poèmes jamais écrits en allemand ? (QSJC, p. 9).

Papiers , l’œuvre critique du poète, s’achève sur un cri, un cri enfin poussé, et libéré, entre le rêve et la réalité :

Simplement, ce fut alors
– soucieux (corps mien révulsé) de lui (arrêté là alors que je passais), imaginant son retour forcé, l’argent (de qui ? perdu), le gâchis et (famille, village) l’humiliation-

ce fut
retournant vers le flic, contre lui,
passage, presque, « à l’acte » (vain ? ou pire ?)
crier réellement – et pourtant comme en rêve (s’éveillant au milieu de tous en train de réaliser son cauchemar) ! (P. p. 45-46).

D’un cri l’autre : s’il est vrai que la percée critique de Claude Mouchard est bien de déplacer la question du témoignage du devoir de mémoire vers un nouveau lieu sensible où correspond à un « besoin de parler » un « besoin d’entendre » qui plonge lui aussi au cœur même de notre présent [5] ; il n’en est pas moins vrai que l’écoute et la formulation de ce cri entraînent des bouleversements formels tout aussi remarquables, perceptibles jusque dans l’aspect de ces deux livres : l’un, trop gros, peut-être, l’autre, trop petit, sans doute, criblés, l’un et l’autre, de citations, de fragments de vie, de fragments de livres, partitions chacun, aux portées multiples et hérissées de jeux typographiques (polices et types de caractères). Œuvres de culture en espaliers où poussent toutes les littératures et les arbres du monde entier offerts à notre méditation et à notre expérience. Forêts de Claude Mouchard où l’arbre montre les forêts. Les sous-titres de ces deux livres expriment le besoin d’inventer une forme à la hauteur de ce cri :Qui si je criais a pour sous-titre « œuvres-témoignages » Papiers « pamphlet-poème ». Les traits d’union indiquent le problème plus que la solution : le témoignage des « tourmentes du XX° siècle » emporte l’œuvre et le poème pamphlet déporte le poème. Aux questions : comment donner une forme à cet emportement et à ce déportement ? et quelles formes leur donner ? répond l’œuvre d’un poète qui exige une critique nominaliste comme le suggérait Adorno [6] .

Ce serait faire une injustice à Claude Mouchard que de réduire l’intensité éthique et politique de son œuvre à des préoccupations formelles ; mais n’en déplaise aux esprits chagrins comme à ceux que Baudelaire appelait après Heine les « professeurs jurés », ce serait se fourvoyer, et commettre une injustice non moins grave peut-être, que de ne pas comprendre que la condition de cette intensité était d’inventer une forme qui libérât un cri.

 

On aura beau consulter les livres d’histoire de la philosophie, il ne résultera nulle part que la postérité de Hegel au XX° siècle ait compté Samuel Beckett parmi ses héritiers les plus rigoureux. Or Beckett fait sienne l’esthétique de Hegel qui repose sur une thèse toujours mal comprise en dépit de sa réactualisation par Adorno : « le contenu de l’idée de chaque époque trouve toujours sa forme convenable et adéquate, et c’est là ce que nous appelons les formes particulières de l’art » [7] . Dans un entretien avec Tom Driver, Beckett s’exprime en ces termes :

Elle [la confusion] est toute autour de nous et nous n’avons qu’une seule possibilité désormais : la laisser rentrer. L’unique chance de rénovation désormais est d’ouvrir nos yeux et de voir le gâchis. C’est le genre de gâchis à partir duquel vous ne pouvez pas construire un sens.

Comment admettre le gâchis, qui semble être le contraire de la forme, et par conséquent destructeur de ce que l’art prétend être ? « Nous ne pouvons plus écarter le gâchis, parce que nous sommes parvenus à une époque où il a envahi notre expérience à tout instant. Il est là, il faut l’admettre. […] Ce que je dis là ne signifie pas que l’art n’aura plus désormais de forme. Cela signifie uniquement qu’il aura une forme nouvelle ; telle qu’il admette le chaos et ne prétende pas que le chaos lui est étranger. Forme et chaos restent distincts. Le chaos n’est pas réduit à la forme. C’est pourquoi la forme elle-même devient une préoccupation, parce qu’elle existe en tant que problème distinct de ce qu’elle exprime. Trouver une forme qui exprime le gâchis, telle est la tâche de l’artiste. » [8]

 

Beckett propose un diagnostic de l’époque : le gâchis (mess). Ce gâchis pose un problème à l’artiste et ce problème devient sa mission : trouver une forme qui ne soit pas « étrangère » au chaos. Toute son œuvre tend à résoudre ce problème. Soulignons la thèse de Beckett : le gâchis est un contenu si informe qu’il est exclu que la forme puisse le relever, pour reprendre un terme de la dialectique spéculative.

Il faut le redire, ce problème est hégélien : « si l’on rappelle ce que nous avons déjà posé à propos du concept de beau et de l’art, deux éléments se présentent : d’un côté un contenu, une fin, une signification [ici le gâchis], de l’autre, l’expression, l’apparence et la réalité de ce contenu ; et en troisième lieu le rapport nécessaire en vertu duquel les deux termes se pénètrent réciproquement, à un point tel que l’extérieur, le particulier, n’apparaît plus que comme manifestation de l’extérieur. L’œuvre d’art ne présente que ce qui a une relation essentielle avec le contenu et l’exprime » [9] . C’est faute d’apercevoir ce troisième élément, faute de comprendre que de nouveaux contenus appellent de nouvelles formes que certains sont conduits à prétendre que la poésie a tourné le dos au public et que le roman moderne s’est désintéressé de la vie morale [10] . L’invention de la « littérature », de la parole muette n’est pourtant pas étrangère aux questions morales et politiques [11] : encore faut-il écrire l’histoire littéraire qui permette de rendre raison de l’articulation historique des formes et des contenus.

Telle est la hauteur à laquelle il faut lire les deux livres de Claude Mouchard – et, avec elles, toute son œuvre de poète, de critique et de traducteur [12] . On trouverait la trace de ce souci de la forme dans un essai un peu ancien que Mouchard consacrait à Flaubert - « Déchirer l’opinion » [13] . C. Mouchard lit la lettre que Flaubert adresse à Georges Sand le 19 décembre 1867 : « Quelle forme faut-il prendre pour exprimer parfois son opinion sur les choses de ce monde, sans risquer de passer, plus tard, pour un imbécile ? » Mouchard commente avec scrupule et angoisse ce souci de la forme. C’est qu’il ne faudrait pas que le souci de la forme soit une pure préoccupation formelle : « Mais chercher la ‘ forme’ qu’il faut ‘prendre’ n’est-ce pas vouloir seulement farder l’expression ? » Certes non : « Parler de ‘forme’, c’est libérer la lisibilité virtuelle de certaines positions du parler penser. C’est essayer de l’arranger, trop vite, peut-être, plastiquement pour plus tard ». Mouchard a plus loin cette formule magnifique : « La plus grande rigueur possible dans le travail de la forme (ce « souci de la beauté extérieure », qui, dit Flaubert, est une « méthode »), c’est aussi une tentative d’exposition la plus radicale possible dans un espace non-prévisible. Et l’on sort, par là, de l’opinion, du non-écart, de la connivence poisseuse ».

On fait ici le pari que c’est aussi cette tentative d’exposition la plus radicale possible dans un espace non-prévisible qui signale la forme de l’œuvre dans les deux œuvres de Claude Mouchard et qu’à cette inquiétude de la forme répond la poésie et la poésie seule s’il est vrai qu’ «à l’ici, même lointain, la poésie touche seule » (QSJC, p. 366).

2. Colère de poète

Colère- mais pas contre
toi : ne crois pas que tu aies jamais dit non.
Tu n’aurais pu être
le oui

Claude Mouchard, « Non (une ébauche) »

Soit un paradoxe tout à la fois philosophique, poétique et affectif. Il y a chez Claude Mouchard une puissance d’insurrection, une capacité à s’indigner face à l’injustice, une force de colère dont il ne faut pas dire seulement qu’elle est intacte. Michel Deguy le dit « réfractaire, comme la terre : il ne cède sur rien » [14] . Sa colère ne cesse de se déployer, de déflagrer, de fleurir, si j’ose - efflorescence d’ire. De Mouchard on peut dire qu’il a mûri sa colère [15] . « De ce dont il s’agit, on ne peut parler sans colère – comme l’a dit Hannah Arendt » (QSJC, p. 39). Ou encore « aucun Juif qui a vécu cette période ne peut penser sans passion aux événements ici rapportés » (selon les mots de Presser, QSJC, p. 122). Comme si la sensibilité du poète et du critique était d’abord une sensibilité à l’injustice et qu’il ne s’agissait pas tant, selon le mot du poète, de cultiver le dérèglement de tous les sens, mais de cultiver le sens de l’injustice, d’augmenter, par tous les moyens (lectures, conversations, interventions, attention scrupuleuse à l’actualité, aux actualités faudrait-il dire), l’ouverture active au malheur du monde. Déployer sa sensibilité c’est raffiner sa colère. Claude Mouchard est ainsi : sa sensibilité est morale, son excitation le potentiel d’injustice. La conséquence de ce premier trait est nette : Claude Mouchard trouve son inspiration dans l’injustice [16] . A le lire on se souvient de Rousseau : c’est la colère, écrit-il, qui lui « a tenu lieu d’Apollon » [17] . Mais on perçoit ici une difficulté. Que la colère ait tenu lieu d’Apollon à Rousseau, voilà qui eut pour conséquence l’écriture d’une œuvre de philosophie politique : des discours, des traités, des romans, dont la lecture se doit de répondre à cette apostrophe accusatrice, ou du moins, d’être à la hauteur de ce mouvement de réprobation face au monde tel qu’il va. Se dresser pour accuser, accuser pour redresser c’est tout un : voilà la colère et l’intransigeance de Rousseau.

Mais comment la colère pourrait-elle dicter des poèmes ? Ou encore quels poèmes pourrait donc dicter la colère de Mouchard ? Car elle ne donne pas lieu à des poèmes de dénonciation tonitruante : ce n’est ni Milton [18] , ni Hugo qu’on entend ; ni le Shelley de La Mascarade de l’anarchie :

And these words shall then become
Like Oppression’s thundered doom
Ringing through each heart and brain,
Heard again- again – again [19]

On doit à Poe cette extraordinaire observation, rapportée par Baudelaire dans ses Notes nouvelles sur Edgar Poe:

Genus irritabile vatum ! Que les poètes (…) soient une race irritable, cela est bien entendu, mais le pourquoi ne me semble pas aussi généralement compris. […] Les poètes voient l’injustice, jamais là où elle n’existe pas, mais fort souvent là où des yeux non poétiques n’en voient pas du tout. Ainsi la fameuse irritabilité poétique n’a pas de rapport avec le tempérament, compris dans le sens vulgaire, mais avec une clairvoyance plus qu’ordinaire relative au faux et à l’injuste. Cette clairvoyance n’est pas autre chose qu’un corollaire de la vive perception du vrai, de la justice, de la proportion, en un mot, du Beau. Mais il y a une chose bien claire, c’est que l’homme qui n’est pas (au jugement du commun) irritable, n’est pas poète du tout [20] .

Lucidité et irritabilité ne font qu’un. On comprend mieux alors peut-être ce qu’est une vision poétique : un dépassement du donné, un élargissement de la sensation, un creusement des écarts, une insurrection. Une révolte.

Et pourtant (voilà le paradoxe), Claude Mouchard n’est pas un pamphlétaire auteur d’une œuvre de foudre et de soufre et il lui arrive même de suspecter la partialité de la colère : de la sienne comme de celle des autres. Il se méfie de la part du jugement qu’implique toute colère, ou plutôt, du tranchant qui lui appartient. Sa position n’est pas celle d’un Je qui afficherait en première personne la violence de la réprobation que suscite en lui cette colère. S’il se dresse, c’est d’une manière qui lui est propre. Son insurrection ne lui confère jamais une position de surplomb, d’aplomb : sa colère le fait tituber, l’injustice qui le soulève le rabat sur la page vacillant, oscillant, comme ces textes dont la disposition mime ou figure une inquiétude pour la transmettre - il y a un tremblé de la colère. Prêter sa voix aux sans voix, les laisser venir, les laisser parler sans les faire parler, prêter l’oreille – prosopopée impossible. Pour Claude Mouchard, l’écriture, qu’elle soit poétique ou critique (ici la différence est mince), engage un art de la passivité. C’est au sens propre, au sens grec, une esthétique de la réception – « de quelle réception devrions-nous, sous leur effet, devenir capables ? Avec quelles conséquences dans nos vies et dans nos manières de sentir nos présents ? » (QSJC, p. 11). C’est à lui qu’on pourrait appliquer la phrase qu’il réserve à la sensibilité de Pierre Pachet : « Il entretient, en écrivant, une réceptivité qui se refait toujours indéterminée » (QSJC., p. 171).

De la colère de Mouchard on dira donc qu’elle laisse toute la place à l’autre. Autant dire qu’elle ne l’aveugle pas, mais qu’elle le rend lucide.

Féconde irritabilité selon Baudelaire.

SE LAISSER ARRETER ou plutôt
ETRE (« nous ») INTERROMPU - par ce qui vient du bord, ou de l’au-delà du bord… par ce qui se trouve soudain passer au milieu du « dans » ?
Pouvoir être interrompu : générosité, liberté ?

Cependant pour vivre des interruptions […]
ne faut-il pas être assez continu,
disposer de suffisamment de forces
pour ne pas craindre d’y être exposé ? (P., p. 22-23)

A la manière d’Aristote qui la décrit dans sa Rhétorique (1378 a 31), on pourrait, après s’être demandé qui éprouve la colère, se demander qui et ce qui la suscite.

Chez Mouchard, la colère monte face à l’injustice, mais, loin de se crisper, elle se détend pour accueillir l’impuissance, la fragilité, les incapacités que font naître la maladie, le vieillissement, la solitude et les infirmités, et celles aussi que les hommes s’affligent les uns aux autres. Le poète irascible se porte au secours des faibles, privés de puissance. Autrui lui apparaît comme vulnérabilité – vie dénudée plus que vie nue, souffrance à fleur de peau [21] . Cet impératif, qui n’est pas sans rappeler celui du visage exposé et menacé dans la philosophie d’E. Lévinas, mériterait un examen approfondi [22] . La vulnérabilité est en effet comme une dimension ontologique de l’altérité chez Claude Mouchard. Elle précède l’expérience même, elle m’oblige et m’enjoint à la responsabilité. C’est une obligation qui comporte un ordre impératif, un commandement. Comme chez Lévinas, mais à la différence de la thèse de Kant, ce n’est pas moi qui m’oblige. C’est l’autre. L’autre comme vulnérabilité anachronique : la dette que je précède à son endroit me précède.

Tâche du lecteur qui est aussi celle du traducteur ? Répondre aux cris lancés par les témoins, lire les œuvres qu’ils sont devenus, c’est porter secours, ou mieux, organiser les secours, tant il est vrai qu’on entend dans ces cris « le désir fou – dans les reflets des crématoires- d’une écoute universelle » (QSJC, p. 16). La lecture restaure les liens là où le totalitarisme les détruit et veut effacer jusqu’aux traces de leur destruction – « la violence totale des nazis s’en prend non seulement aux individus, mais à leurs liens. Et la haine raciste est redoublée par ce qu’elle perçoit des attachements filiaux. Parents, enfants : c’est en eux aussi que les victimes de cette haine ont à goûter la mort » (QSJC, p. 155) [23] . Mouchard peut dire du poème : « à la destruction du lien réel entre proches qu’organise le pouvoir, le poème résiste par l’attente d’un lien nouveau » (P., p. 249) et encore : « à l’exposition extrême, qui n’est pas exactement un passé, répond une réalisation langagière à vif » (p. 379).

Ce paradoxe de la colère du poète est celui du oui et du non – Non est le titre d’un recueil de poèmes de C. Mouchard [24] et Mouchard le critique analyse scrupuleusement le « Non » du Kaddish de Kertész (P., p. 144). Un non commence, il refuse ; un oui suit, il accueille. (On pense à Celan : « Sprich- /Doch scheide das Nein nicht vomJa » : « Parle -
Mais ne sépare pas le Non du Oui » [25] ).

De Claude Mouchard on doit donc dire qu’il sait recevoir, encaisser même : c’est une des clefs de son œuvre. Il sait recevoir les coups des autres, il sait recevoir leurs mots, les faire parler, c’est-à-dire leur prêter sa voix dans une disponibilité totale, une hospitalité qui est une vertu poétique. Voici donc une des formules du savoir recevoir de Claude Mouchard : un se laisser affecter par la colère née de l’injustice des sans voix et leur redonner la voix, leur redonner la parole .

Cette colère accueillante qui alterne le oui et le non commande une série de thèmes ; elle dicte une méthode et permet de véritables prouesses.

L’ontologie de la vulnérabilité permettrait en premier lieu de dégager le thème de la « peau » - on pense encore à Lévinas : « l’un s’expose à l’autre comme une peau s’expose à ce qui la blesse, comme une joue offerte à celui qui frappe » [26] . C’est en ce sens qu’il faut lire « Peau-diction » un poème du recueil Perdre [27] . La peau est l’exposition même des autres à leur fragilité : nuque de Kim le décharné (P., p 13), « corps de fer » dans l’eau du bain évoquée par la poétesse Takarabe Toriko (QSJC, p. 365 sq.). La vulnérabilité de l’autre est comme « la tunique de Nessus de ma peau » [28] - et après la pluie noire d’Hiroshima : « les limites du corps se décomposent. Toucher son propre corps, c’est, avec hébétude, le découvrir tout autre, ou, bientôt, en voie de métamorphose » ( QSJC, p. 393).

Il faudrait aussi insister sur la sensibilité météorologique de Claude Mouchard – on pense à la formule de Marina Tsvaetaeva à propos de l’œuvre de Pasternak : « elle est avant tout météorologie lyrique et lyrique météorologique » [29] . Est-il poète plus attentif à la peau du ciel et aux nuages qui la sillonnent, à la neige et aux traces qu’elle fait disparaître [30] ? Mouchard consacre au « Temps qu’il fait » un chapitre superbe d’ Un grand désert d’hommes : «Les œuvres ne se donnent-elles pas, en disant la pluie, le vent sous le soleil, un climat intérieur ? Nous voici dans les espaces du dedans : la neige ou le ciel clair y rayonnent avec une nouvelle justesse » [31] . Neige de Chalamov, pluie noire d’Ibuse Masuji et partout les berges, les bords de l’eau (P., p. 17; QSJC, p. 422), comme chez Courbet, comme chez Turner, mais aussi, comme chez Rothko.

Quant à la méthode de travail, c’est la « note » : baromètre de la réceptivité. Dans une lettre douloureuse qui est un portrait du poète et une image de sa pratique, Mouchard évoquait avec précision l’usage « bégayeur » de ses notes. Mieux, sa vie dans les notes : « au réveil, je retrouve sur la table de la cuisine mes ébauches de la veille » : « écrire de pareils présents, serait-ce aujourd’hui, renouer avec le vieil espoir d’un commentaire de tout ce qui arrive ? » [32] . La note seule permet d’honorer la formule de Schumann : « tout ce qui arrive dans le monde m’affecte » (QSJC, p. 465).

Il est même arrivé à Mouchard d’intituler un poème « Notes (notes tenues, répétées, hypothèses) » :

À une note
quoi qu’elle essaie de dire
[…]
il suffit – pour se poser, légère-

(le moment de noter étant celui où,
l’espace d’une seconde, tout peut aider)
de capter – au hasard ? – une chose
… latéralement sentie,
un libre surcroît [33]

Fragile, la note est l’instrument adapté à l’ontologie de la vulnérabilité et à sa pratique hospitalière. La description serait trop lourde : elle pèserait là où il faut indiquer et laisser être. L’explication tomberait dans un travers plus grave encore : elle prétendrait savoir mieux que les témoins, elle s’énoncerait depuis un point de vue de surplomb.

La note sera aussi légère (comme des pattes d’animaux sur la neige), inaboutie et peu inscrite que possible comme s’il s’agissait d’éviter le châtiment de la Colonie pénitentiaire : « Notes pour tenir/ essayées exposantes ». La note suit, accompagne, reçoit, « dérobe » : elle fait advenir en respectant la fragilité tremblante de ce qui advient. Elle porte comme les statues d’Henry Moore ou comme la musique.

Elle fait entendre (c’est la prouesse) jusqu’au silence lui-même qu’elle transforme parfois en œuvre : « au demeurant, dans les témoignages mêmes qui nous sont parvenus, du silence se mêle, en le ponctuant, à ce qui est dit. Et l’écriture des œuvres-témoignages naît souvent d’une alliance conflictuelle avec le mutisme ou avec l’impuissance à forme un message transmissible » (QSJC, p. 17). La poétique des notes libère les silences.

3. Les prérogatives du poème

A quel titre interviennent le poème et le poétique dans Qui si je criais ? Répondre à cette question c’est peut-être s’approcher mieux du fil qui relie l’œuvre critique et le poème. C’est en tout cas prendre au sérieux la question formelle. Il semble que le poème intervienne à plus d’un titre dans l’essai.

 

1. Les poèmes sont d’abord présents à titre de sources, de documents, d’archives du cri . L’un des mérites décisifs de l’œuvre de C. Mouchard est de faire exister à côté des grands témoignages narratifs des tourmentes du 20 ème siècle des témoignages « en » (sous forme de ?) poèmes : non pas que Qui si je criais se limite aux seuls témoignages poétiques : les proses de Robert Antelme et d’Imre Kertész ouvrent le volume. L’extraordinaire récit de Ôoka Shohei le clôt avant les images de Rithy Pan. Et pourtant, jamais un livre sur le témoignage n’aura accordé une telle place aux poèmes : Mandelstam, Celan, Nelly Sachs, Akhmatova, Chalamov (entre prose et poésie [34] ) Takarabe Toriko sont des poètes témoins. Un tel choix ne concerne pas seulement la dimension formelle des textes.

Il y va bien sûr de la définition du témoin. Si le récit en prose occupe une place de choix dans la réflexion contemporaine sur les témoignages, c’est parce que le récit offre la possibilité de faire se rejoindre une réflexion sur l’histoire et une attention à l’identité narrative [35] : le témoignage correspond à la définition de l’identité narrative – « je me raconte donc j’existe ». Si « la spécificité du témoignage consiste en ceci que l’assertion de la réalité est inséparable de son couplage avec l’autodésignation du sujet témoignant » [36] , alors le montage narratif est sa forme d’élection. Claude Mouchard permet de défaire les rapports exclusifs du témoignage et du récit en insérant les poèmes dans la bibliothèque de la littérature de témoignage. Je n’omets pas que l’œuvre de Celan avait déjà attiré l’attention des lecteurs sur le rapport du poème et du témoignage [37] , mais Qui si je criais ? permet de l’inscrire dans une histoire dont il n’est plus le seul représentant.

 

2. Le poème offre aussi le modèle de l’attention. Le poème naît de la circonstance ou, selon un mot du poète Michel Deguy (qui reprend un motif de Hegel et de Mallarmé [38] ), « la circonstance est la muse » [39] . Qu’est-ce à dire ? Qu’à la différence du récit où la diversité de l’expérience est comme unifiée par le Je narrateur, le poème laisse advenir la circonstance avec toute sa puissance. Le poème laisse que la circonstance lui dicte sa forme. C’est certes à un concept de forme différent de celui du formalisme que nous faisons ici référence et il faudrait sans doute beaucoup de philosophie pour l’expliquer. Mais une chose au moins peut-être éclaircie : là où le récit unifie le divers par la fonction même du narrateur (et quel que soit l’éclatement extraordinaire auquel la modernité a pu pousser le narrateur – Faulkner, Gadda, Simon), le poème est comme ce transcendantal sans sujet où la circonstance vient déflagrer. Mieux : si le poème fait « œuvre de témoignage », c’est précisément en interdisant les identifications. D’où la constante préoccupation de Claude Mouchard. Sa question n’est pas celle de Celan ( qui témoignera pour le témoin ?). Elle est plus formelle : comment pouvons-nous, nous, être des témoins de témoins ? Quels poèmes devons-nous écrire ? Le poème est une fonction : il refuse toute identification – il ouvre l’expérience du témoin en la suspendant dans sa fragilité . Et c’est précisément « l’auto-désignation » du témoin qui fait alors problème. Car le témoin dans la tourmente n’est plus trop capable de « se » désigner – et s’il le fait, c’est toujours dans une extrême fragilité et dans un temps qui, loin d’être « reconfiguré » , reste toujours ouvert, déchiré, et, pour risquer le mot, sans synthèse possible.

Il faut citer ce texte admirable.

Les poèmes dans ces contextes ont leurs styles d’initiative propres. Ils créent plus évidemment leur rapport aux situations, aux ici-maintenant dont ils parlent. Ou plutôt, ce qu’ils créent, ce sont leurs présents spécifiques qui appellent et travaillent les divers présents vécus (ou subis). Ils s’insèrent en éclats brefs dans le temps commun qu’écrase la domination du pouvoir, ils l’ouvrent du dedans. Ils restaurent par éclairs de l’ici-maintenant là où tout, pour les individus, fuit, où tout pouvoir d’intervention va être retiré à celui qui pourtant vit, pense et parle encore. (QSJC, p. 65)

Le poème, par construction (ou par rapide organisation de divers niveaux de vitesses), s’ouvre à ce qu’il n’a pas à savoir explicitement. Il se laisse traverser par ce qui est au-delà ou en deçà du savoir, et c’est par là autre chose que du savoir qu’il nous transmet. Il nous dit le désir de vivre, - ou, parfois, celui de mourir

Il dit aussi, elliptiquement, la violence subie. Il tâtonne très vite contre tout ce qui écrase, il en révèle au passage des traits, il capte peut-être quelque chose de ce qui, bestial, absurde, systématique, l’enveloppe.

L’ici et maintenant est dit comme étiré, point se déplaçant très vite, menacé, écrasable à tout instant. (QSJC, p. 69)

Réceptivité sans synthèse, passivité affûtée : le poème a la forme que lui donne la force vitale d’un « se laisser traverser par ce qui est au-delà ou en deçà du savoir ». Passivité réceptive qui est un art. De Sutzkever, auquel il consacre un chapitre mémorable (QSJC, p. 153 sq.) Mouchard peut dire qu’il réalise « une captation d’attention qui est homologue à la prise opérée par les poèmes sur une écoute à la fois immédiate et à jamais possible » (QSJC, p. 28).

 

3. Le poème est aussi le modèle du dispositif de l’écoute du témoignage : un témoignage qui vaut pour telle ou telle situation mais qui vaut aussi pour l’universel.

Il faudrait revenir ici sur l’incipit emprunté à Rilke. Comment justifier ce choix puisque le cri de Rilke, adressé aux anges, renvoie moins à l’urgence du témoignage du survivant, qu’à la postulation métaphysique du poète ? Mais c’est qu’il ne faut pas chercher dans l’expérience des poètes ce qui pourrait unir leur cri, mais dans leur cri même, dans ce cri qui s’élève vers un public qu’ils réclament et dont la figure est à jamais incertaine. Mouchard précise : « en réalité, ce premier vers, quel que soit son élan, ne dit qu’un cri possible. Ou plutôt il cherche à deviner quelle écoute ce cri pourrait rencontrer » (QSJC, p. 9). On dirait alors que l’opération poétique consiste précisément (à la manière d’un performatif) à transformer un cri en appel, et, dans le même temps, à ouvrir cet appel, à le dilater, à l’adresser non pas à tel ou tel interlocuteur mais à un public indéterminé, indéfini. Tout se passe comme si, grâce au poème, et à sa dimension d’œuvre, le cri opérait à la manière d’un appel à « prétention universelle » pour emprunter le lexique utilisé par Kant dans la Critique de la faculté de juger (§ 6) [40] .

A propos de Gradowski, un des auteurs des rouleaux d’Auschwitz [41] , Mouchard demande : « mais ne sent-on pas, à travers ces précautions, le désir fou – dans les reflets des crématoires- d’une écoute universelle ? » (p. 16).

Il faudrait alors préciser qu’un tel universel est fragile, fugace, et jamais donné de manière définitive :

Comment les œuvres témoignages se distinguent-elles des autres types de témoignage ? D’abord par leur degré d’élaboration et leur ampleur interne (qui n’est pas forcément affaire de dimensions). Ou par la complexité de leurs relations aux faits ou situations historiques et par leur sens de l’ici-maintenant. Mais aussi, et peut-être surtout, par leur degré d’initiative quant à leur réception. Elles ont à rencontrer l’accueil fait au témoignage en général - avec ses différentes composantes, historique, politique, morale, judiciaire…- Mais c’est aussi pour les traverser vers – et dans- une écoute plus indéfinissable. Alors même qu’en tant que témoignages, elles sont chargées d’un contenu et d’une transmission si spécifiques, les œuvres-témoignages osent ce qu’il y a de plus aléatoire et de plus imprévisible : le rapport littéraire au lecteur indéterminé, l’adresse poétique à ce que Mandelstam appelle l’ « interlocuteur » (p. 26- 27)

 

4. Le poème offre une théorie de la présentation qui doit être à la hauteur de l’écoute et de l’adresse. Pour être réceptif le poème de Mouchard (ou sa page critique) doit devenir une partition où accueillir, ensemble, des multitudes de voix : voix des témoins, voix des critiques, voix du « nous » - on dirait volontiers : « les voix et les ombres ».

Il y va donc d’abord d’une théorie de la citation : « citer : faire venir. C’est l’œuvre ici qui appelle – un fragment pris à une autre œuvre. La citation a toujours été liée à des échanges d’autorité » ( QSJC, p. 109). Ailleurs, Mouchard déclarait : « quand je lis, j’aspire à entrer dans un temps secrètement mouvant – un temps passionné (c’est-à-dire où à chaque lecture, on se laisse absorber de toutes ses forces par ce qui est là, un livre, un poème), dans un temps, précisément, où nul bilan n’a de place » [42] .

Une page de Mouchard se présente le plus souvent comme une partition criblée de citations où avance un récit et se risque une réflexion, comme dans le Coup de dés de Mallarmé [43] .

Voici les rimes dardées sur de brèves tiges, accourir, se répondre, tourbillonner, coup sur coup, en commandant par une insistance à part et exclusive l’attention à tel motif de sentiment qui devient nœud capital. Les moyens traditionnels notoires se précipitent ici, là, évanouis par nappes, afin de se résumer, en un jet, d’altitude extrême [44] .

Le poème permet un déport constant, un trouble dans la mise en page qui correspond à un trouble dans la mise en langue. Les masses textuelles sont distinguées par les jeux de la typographie : corps du texte, police, jeux de l’italique, du gras, décalage, glissement, rappels, échappées, flottements- on pense aussi aux courants de la Loire, à leurs dépôts (P, p. 17-18).

C’est donc moins la différence du vers et de la prose que la différence de la comparution du langage sur la page qui signale la poésie. Au reste, Mouchard est très attentif au passage du poème dans la prose comme le montre le chapitre qu’il consacre à la séquence Mandelstam, Celan, Kertész – ce dernier reprenant au poète de la Fugue de mort « le motif » de « la tombe dans l’air » (p. 93-108). Et par ses récits incertains et tremblés, Chalamov invente la possibilité d’une prose apte à témoigner à la manière des poèmes (p. 274 sq.).

Le malaise des lecteurs face à une page de Mouchard n’est donc pas accidentel. Ici encore, le poème déloge le Je de toute possibilité de synthèse. C’est bien ce que le poème après Mallarmé interdit. Les dispositifs raffinés du Coup de dés ont offert à la poésie la possibilité de se défaire de l’identification du poème et du poète.

Cette théorie de la disposition repose sur une analytique de l’espace qu’il faut évoquer, fût-ce brièvement. Citer, c’est faire venir du texte du dehors vers le dedans, témoigner, c’est faire aller un cri de l’intérieur vers l’extérieur. Comment penser le rapport du dedans et du dehors ? Où sommes-nous quand nous prétendons être « ici » ? Ici est le titre d’un recueil de poèmes de Claude Mouchard [45] .

Ce rapport sans dialectique du dedans et du dehors structure la thématique comme l’écriture de Papiers. La question politique de l’exclusion est traitée comme une question spatiale [46] : les sans papiers sont-ils dedans ou dehors ? « ‘Nos’ bords, ‘nos’ frontières… Et plus loin, ailleurs- là, on ‘externalise’ le traitement des migrants clandestins » (P., p. 11 [47] ). Mais il y a plus : l’exclusion, « l’être hors » a des répercussions sur la subjectivité même, vécue comme un saccage du dedans par le dehors et comme une externalisation complète d’un sujet devenu « hors de soi ». Le récit de Cyprien surprend par la netteté violente de ses propos : « Parce que dans ma tête c’est ouvert et je ne sais pas quoi prendre.. ». Et Mouchard commente : « Si ‘c’est ouvert’, Cyprien a-t-il encore un ‘dans’ sa tête ? Sa tête […] peut-être est-elle ouverte parce qu’il n’a rien dans quoi être, parce que rien ne l’enveloppe » (p. 26, p. 38 et p. 41 [48] ). Quant au témoin lui-même, est-il dans ce qu’il voit ? Le poète traite la page comme une toile qui sort d’elle-même, hérissée, ou qui absorbe tout, criblée. Un des effets décisifs de cette sensibilité de Claude Mouchard à la spatialité est sa prédilection pour les adverbes de lieu et pour les prépositions. Une section de Perdre, s’intitule « Hors » (p. 43 sq.) et on a déjà évoqué le recueil Ici.

A propos d’Un grand désert d’hommes, Claude Lefort avait fortement souligné le rôle de l’adverbe « entre » dans la pensée et la poétique de Claude Mouchard :

S’insinuer entre les textes : cette expression étonnante fait au mieux sentir ce qu’il y a de singulier et de novateur dans le travail de Mouchard. Lui fait écho, plus tard, celle qui donne son titre à l’un des multiples petits essais que comporte le volume : « Entre œuvres. […]

Que désigne « entre » ? Rien qui soit déterminable, qui ait la consistance des choses dites, mais l’écart en vertu duquel des œuvres sont comme ouvertes les unes aux autres et tiennent ensemble, si distinctes qu’elles soient, dans un même espace. En l’occurrence, « entre » présuppose une relation d’intimité, au sens que suggère la locution « entre-nous ». Dans l’espace objectif, la distance entre ce qui est ici et là, est mesurable. En revanche, l’espace que vise Mouchard est un espace sensible à soi, tel que nous ne pouvons nous y rapporter que de l’intérieur, par le mouvement qui nous y fait entrer. [49]

 

5. Mais il y a plus, et plus essentiel encore : comme le poème refuse l’opposition du dedans et du dehors, comme il traduit le dedans en dehors et le dehors en dedans, il refuse la différence des temps et opère leur concordance [50] . Alors que le récit choisit son présent et se retourne vers le passé en opérant la distinction des époques nécessaire à la rétrospection et au témoignage, le poème ne choisit pas son temps comme on choisirait un camp. Pour désigner cette prérogative, Mouchard dit souvent du poème qu’il invente une « instance de présent spécifique ». Certes, cette capacité du poème n’est pas étrangère à l’attention extraordinaire du poète à la présence du présent et l’on pourrait appliquer à Mouchard ce qu’il dit de Pachet : « n’est-ce pas parce qu’il ne lâche jamais, quel que soit son désir de rétrospection, son propre présent ? » (QSJC, p. 165).

 

Cette invention consiste en une double ouverture : pratiquer la superposition des temps, les tresser, mais aussi ouvrir chaque temps comme un présent en acte – poème, présent inaccompli [51] . On sera attentif aux formules suivantes : « certains poèmes, même furtifs (et n’ayant échappé à la destruction que par chance ou au prix d’actes exceptionnels) révèlent ici toute leur force dès lors qu’ils parviennent à créer une instance de présent spécifique » (QSJC , p. 47). Cette création qui vaudrait pour « certains » poèmes, semble définir plus loin le propre même de l’opération poétique :

Les poèmes dans ces contextes ont leurs styles d’initiative propres. Ils créent plus évidemment leurs rapports aux situations, aux ici-maintenant dont ils parlent. Ou plutôt ce qu’ils créent, ce sont leurs présents spécifiques qui appellent et travaillent les divers présents vécus (ou subis). Ils insèrent en éclats brefs dans le temps commun qu’écrase la domination du pouvoir, ils l’ouvrent du dedans. Ils restaurent par éclairs de l’ici-maintenant là où tout, pour les individus, fuit, où tout pouvoir d’intervention va être retiré à celui qui pourtant vit, pense et parle encore.

Peut-être – parce que leur effectuation langagière se laisse moins oublier que la trompeuse transparence d’un récit factuel – font-ils sentir la diversité des positions des témoins. Du religieux, du politique, du moral ou du judiciaire, de l’historique : tous les témoignages participent probablement, à des titres divers, de plusieurs de ces aspects. Mais c’est dans ou par des poèmes que l’on sent, entre ces aspects, la différenciation et les interactions ou les tensions les plus inévitables, les plus nécessaires. Telle est la force du présent spécifique de la poésie et de son rapport aux fragiles et multiples ici-maintenant (QSJC., p. 67)

Le poème, sait l’art d’évoquer les minutes tragiques. Il plonge dans le passé et l’ouvre comme un présent pour le transformer en un inaccompli où le temps serait comme relancé – ailleurs C. Mouchard avait écrit à propos du poète contemporain Luciano Cecchinel : « c’est à l’ouverture même de brèves vies interrompues que ces poèmes boivent, / ils continuent de les recueillir là où elles s’élançaient vers des avenirs aussitôt évanouis » [52] .

Deux essais de Qui si je criais pourraient être ici convoqués plus particulièrement.

Le premier s’intitule « Mémoires autres » et porte sur Chalamov – il est comme une charnière de l’ouvrage ; on ne s’étonnera pas qu’il se transforme progressivement en « poème ». Ce chapitre est à la fois un « cours » sur Chalamov, un récit de ce que signifie faire cours sur Chalamov et une manière d’interroger le présent par rapport à ses passés multiples : « Peut-il se faire – essayais-je donc de demander à travers nos lectures particulières, les plus précises possible (supprimer le s de possile) - qu’on se découvre attaché plus fortement, ou tout autrement – à la mémoire d’un autre qu’à la sienne propre ? » (QSJC, p. 324). Mais c’est qu’à brancher sa mémoire sur la mémoire de l’autre, sur la mémoire des autres, on ouvre le temps : « les instants, essayais-je de formuler encore , arrivaient de telle sorte qu’ils ne passeraient plus. Ils tombaient à la verticale, comme autant d’aiguilles de glace. Les instants successifs de la journée, figés dans leur violence, restaient simultanés » (p. 331).

Le second porte sur les poèmes de Takarabe Toriko et s’intitule « le poème et l’advenu ». Mouchard évoque son expérience de traducteur et s’interroge, avec scrupule sur la pertinence de faire figurer cette œuvre dans une enquête sur le témoignage : « Notre expérience, en lisant ou en traduisant, a plutôt été de sentir de mieux en mieux ce qui n’apparaissait que dans et par le poème » (p. 351). A quoi tient ce privilège de pauvreté ?

L’écriture poétique […] ne donne pas accès à des faits (au sens de l’historien), mais au ‘de fait’. […] Ainsi la poésie reçoit-elle – en deçà ou à côté de tout savoir se constituant – les effets, à travers la distance, d’un passé inaccessible mais déterminant. Dans les poèmes, par les détails ou par l’obscurité (par ce qui est trop particulier, trop dense ou trop elliptique pour l’écriture de l’histoire), afflue quelque chose du réel comme tel. Toujours et autrement que ce qui s’offre à la connaissance historienne (mais contribuant tacitement à en nourrir le désir), le réel de jadis insiste, brut, autre. Irrefermable, il continue de souffler (p. 352).

Il ne suffit pas de dire avec Aristote que la poésie est plus philosophique que l’histoire (Poétique 1451 b) [53] , il s’agit aussi de dire qu’elle est historienne à sa manière. Certes, chacun sait que le « passé ne peut être refermé » (est-ce cette impossibilité qui, comme par retour, interdit de distinguer le dedans du dehors dans l’esthétique de l’espace de C. Mouchard ?). Mais il faut « mieux prêter attention au contact qui se crée, dans l’élément du poème, entre le présent qui se déploie et la présence inaccessible du passé […] Entre passé et présent, il y aura eu des afflux, des suspens, des retournements. Ce sont eux qui font, sans le fixer dans une position unique, le rapport du poème à l’advenu » (p. 354). Mouchard s’attache alors à distinguer les modalités de ces présents spécifiques dans l’œuvre de Takarabe Toriko. C’est précisément en vertu de ces modalités que le poème entretient un rapport sans égal avec le témoignage. La poétesse évoque une scène de bain avec son père à la source de Yûgaku-jô. On ne saurait dire que par le poème elle « revit » sa peur : non, le poème fait vivre ce qui ne fut jamais donné à l’expérience présente . Il y a là comme un effet symétrique au sentiment de « déjà vu » : le poème crée un présent qui ne fut jamais vécu comme tel dans le présent. « A ‘l’ici’, même lointain, la poésie touche seule. Certes, elle ne ‘viendra’ pas ‘ici’, elle ne rejoindra pas des présents passés. Elle se retourne vers eux sans annuler la distance. Mais si irrévocables que soient ces instants de jadis, il arrive qu’elle les réouvre » (p. 366) [54] .

Ce « déjà là vital », chaque poème le suspend selon son propre présent. Et surtout, il le fait basculer – au prix de quelle métamorphose ? – du passé dans l’avenir. Ce qui enveloppait les présents anciens, le poème le transforme en une composante de l’attention (virtuelle) à laquelle il se destine, et qu’il appelle à être. Cette attention précisément, n’existe pas encore. Elle est virtuelle et aléatoire. Mais c’est justement pourquoi il faut qu’elle soit, par le poème (dans sa transparence et son opacité), anticipée. Sous cette forme (et comme infuse dans l’espacement visible-audible du poème), elle devient une composante de ce en quoi les mots et leurs silences ont à s’écrire, ont à se faire traces rythmiques (p. 369).

L’opération poétique est une hallucination temporelle qui ouvre le passé à son propre présent : « La réalisation hallucinatoire d’une écoute immédiate – se confondant avec l’anticipation d’une réception à jamais indéterminée (ce que l’on trouverait dans les poèmes de Celan, et, tout autrement, chez Sutzkever)- est aussi ce qui permet à l’œuvre se formant de faire venir en elle (ou plutôt de faire revenir d’un passé excessivement violent et inassimilable par la mémoire) ce dont il y a à témoigner : un « matériau » (comme dit Appelfeld) autrement inaccessible, trop « brûlant » ou inerte » (p. 31).

4. Œuvre, puissance

Une telle conception de la temporalité nous invite à nous interroger sur la théorie de l’œuvre qui se détache de la lecture des livres de Claude Mouchard.

Quelle est l’œuvre qui peut correspondre à ces « instances de présent spécifique » ? Témoigner, transformer le cri en appel et l’appel en poème c’est faire œuvre. Entendons : non pas faire œuvre de témoignage, mais bien témoignage d’œuvre pour affirmer l’humain contre la violence des destructions de masse. « Cris œuvres ou ‘ traces œuvrées’ » (QSJC, p. 12) pour lutter contre l’engloutissement des traces. L’œuvre ne se signale par alors par sa seule vocation à l’universel, mais par le parti pris de la durée contre l’effacement des temps : « C’est une indubitable puissance d’œuvre qui s’impose dans certains des textes écrits non pas tardivement, mais sur-le-champ » (p. 59). Et encore : « Contre des prétentions, absurdes et destructrices, à la toute puissance et contre l’impuissance des détenus, la prose de l’Espèce humaine reconquiert, phrase après phrase le pouvoir-faire-œuvre le plus sobre - une puissance mesurée, mesurante » (p. 92).

Hannah Arendt a rappelé l’impact des cours sur Aristote tenus par Heidegger pendant le semestre d’hiver 1925-1926 [55] . Dans l’Ethique à Nicomaque, Heidegger retrouvait les éléments de la phénoménologie de la vie humaine articulée selon trois possibilités fondamentales : la poiesis – à savoir la disposition « raisonnée » qui permet de produire des œuvres ; la praxis – la sphère des actions qui ont un sens et une fin en elles-mêmes ; la théoria, la forme la plus haute de l’existence, ouverte à la pure contemplation de l’être. Aristote précise, à propos des premières possibilités que « production et action sont distinctes » [56] . Alors qu’Heidegger devait se livrer à une « ontologisation de la praxis » jusqu’à en faire la dimension fondamentale du Dasein, H. Arendt a refusé de faire de la « publicité » le domaine de l’inauthenticité pour accorder à la politique le privilège de la pratique authentique [57] .

Or, dans sa réévaluation de la vie active, H. Arendt consacre un chapitre important à la notion « d’œuvre ». C’est dans The human condition [58] , qu’elle souligne la particularité temporelle de l’œuvre d’art : « parmi les choses qui donnent une stabilité à l’artifice humain, sans laquelle il ne saurait y avoir de demeure assurée pour les hommes », les œuvres d’art sont « à cause de leur permanence merveilleuse […] les plus intensément mondaines » : « leur durée est supérieure à celle dont toutes les choses ont besoin simplement pour exister et elle peut se maintenir pendant des époques entières ». Tout se passe, précise H. Arendt, comme si « la stabilité du monde était devenue transparente dans le monde de l’art ». Parmi les œuvres d’art, la poésie occupe une place particulière : la durée de la poésie est liée à sa capacité à s’inscrire dans la mémoire par la condensation du langage à laquelle elle parvient : « ici le souvenir, Mnémosyné, la mère des muses, est directement transformé en mémoire, et le moyen trouvé par le poète pour réaliser cette transformation, est le rythme, à travers lequel le poème s’imprime presque de lui-même dans la mémoire ». Pour H. Arendt, interprète d’Aristote, l’œuvre traverse le temps comme un présent toujours identique à lui-même ; le présent est comme une pépite de mémoire ouverte à l’éternité.

 

Or la thèse de Mouchard sur l’œuvre d’art, si elle n’inverse pas ce présupposé, permet de le décaler avec une radicalité d’autant plus impressionnante qu’elle est énoncée en toute discrétion. Le faire-œuvre (p. 17, p. 48, p. 59) a bien vocation à traverser le temps (cet impératif est celui des témoins : « les œuvres témoignages furent, dès l’instant où elles se formèrent, sur le fond de cette décomposition, des actes de reconstruction, si désespérés qu’ils aient pu être »), mais non pas en refermant du temps à la manière d’un monument achevé dans la perfection et la finition. L’œuvre concentre le temps d’une manière telle qu’il puisse être ouvert au présent dans son inachèvement même.

A l’œuvre monument, Mouchard oppose donc l’œuvre événement, l’œuvre performance, l’œuvre comme acte et comme puissance – il évoque l’« impulsion d’œuvre » (p. 164) et précise, à propos des poèmes de Toge : « Là où le ravage atomique assaillit des vies d’emblée dépourvues de toute possibilité de se rabattre sur ce qui affluait, de se reprendre, de se dire, les poèmes créent une réceptivité où la manière même d’arriver de l’extrême puisse trouver une forme d’effectuation. Rien là, certes, d’un achèvement. A l’exposition extrême, qui n’est pas exactement un passé, répond une réalisation langagière à vif » (p. 379). Ce qui fait qu’une œuvre est une œuvre c’est la manière dont elle se rapporte au temps, dont elle s’ouvre au temps : « Œuvres ? Rien de massif, ni d’extrêmement visible. Foyers d’œuvre. Insertions dans le temps ». L’œuvre n’est plus alors le monument qui traverse le temps, mais la puissance qui ouvre le temps. Il faut alors en rabattre et opposer à l’adage d’Horace (« J'ai achevé un monument plus durable que l'airain, exegi monumentum aere perennius ») une nouvelle définition de l’œuvre. Alors que l’œuvre avait été conçue par la tradition comme le critère qui permettait de distinguer la puissance de l’acte, l’œuvre marquant le passage à l’acte, l’œuvre se distingue, selon Mouchard, par cette part de puissance qu’elle conserve et plus encore, peut-être, par sa part d’impuissance.

 

Dans la Métaphysique (1046 b 29 et sq.), Aristote réfute la thèse des Mégariques selon lesquels la puissance existe seulement dans l’acte. Si l’affirmation des Mégariques était vraie, nous ne pourrions tenir l’architecte pour architecte quand il ne construit pas, ni appeler le médecin au moment où il n’exerce pas son art. Il y a donc bien une manière pour le médecin d’être médecin même quand il n’exerce pas la médecine et cette manière c’est la puissance. Une telle puissance diffère de celle de l’enfant qui n’exerce pas la médecine : si l’on veut dire que l’enfant est un médecin (ou un architecte ou un poète) en puissance, nous devons préciser que pour passer à l’acte, il doit subir une altération par l’apprentissage ou la formation. En revanche, le médecin, lui, ne doit pas subir cette altération : il est puissant à partir d’une capacité, d’une faculté acquise. Cette faculté, il peut ne pas la mettre en œuvre ou bien il peut l’actualiser ( De anima, 417 a 32 – b 1). Il y a donc deux manières de passer à l’acte, c’est-à-dire deux rapports de la puissance et de l’acte. Si l’enfant passe à l’acte, il devient médecin alors qu’il ne l’était pas ; si le médecin passe à l’acte, il devient ce qu’il est. Comment mieux les distinguer ? Un argument grammatical peut nous y aider : l’enfant ne peut pas ne pas passer à l’acte parce qu’il n’est pas médecin, le médecin, lui peut ne pas passer à l’acte. Cette distinction est plus lourde de conséquences qu’il n’y paraît. L’enfant ne peut pas exercer la médecine alors que le médecin peut ne pas l’exercer . Ce pouvoir de ne pas est essentiel selon Aristote pour qui veut saisir le propre de la puissance humaine. La puissance humaine est telle qu’elle peut ne pas passer à l’acte.

Dans un essai décisif, où il commente avec profondeur ces textes difficiles, Giorgio Agamben écrit : « la grandeur – mais aussi la misère – de la puissance humaine est qu’elle est, aussi et surtout, puissance de ne pas passer à l’acte » [59] . Mais Agamben va encore plus loin, et indique par là un des sommets de sa propre pensée, dont il faudra bien tirer les conséquences éthiques, politiques et esthétiques : si le propre de la puissance humaine est de pouvoir ne pas s’exercer, de ne pas passer à l’acte, que reste-t-il de cette propriété singulière au moment du passage à l’acte ? Que reste-t-il du ne-pas-passer-à-l’acte quand on passe à l’acte ? Le premier est-il résorbé dans le second ? Cette interrogation naît de la thèse du livre Thêta de la Métaphysique d’Aristote selon laquelle « l’impuissance (adynamia) est une privation contraire à la puissance. Toute puissance est impuissance du même et par rapport au même » (1046 a 29-31) [60] . A la question de savoir ce que devient la puissance de ne pas dans le passage à l’acte, Agamben propose une réponse à la fois belle et étonnante qui sert de clausule à son essai : « si une puissance de ne pas être appartient originellement à toute puissance, ne sera vraiment puissant que celui qui, au moment du passage à l’acte, n’annulera pas simplement sa propre puissance de ne pas, ni ne la laissera en suspens par rapport à l’acte, mais la fera passer intégralement en lui comme telle et pourra donc ne pas-ne pas passer à l’acte ».

Or précisément, la définition de l’œuvre selon Mouchard est proche de cette conception de la puissance. La poésie est la suspension même de l’acte : non pas le refus du passage à l’acte mais un passage à l’acte susceptible de conserver une part de non pouvoir. Poésie : tombe dans l’air, œuvre suspendue.

Que cette définition de l’œuvre possède bien une dimension éthique et politique, c’est ce qu’atteste l’essai consacré à Prisonnier de guerre de Ôoka Shohei [61] .

Dans ce texte merveilleux, Mouchard repère un instant vibrant « d’une présence spécifique » : alors que le narrateur tient en joue un soldat américain, alors donc qu’il peut l’abattre, il suspend son geste parce qu’il se laisse captiver par « la couleur rose de sa joue ». «En ce genre d’instant décisif, je n’avais jamais pensé, ni même imaginé , que je ne tirerais peut-être pas sur l’adversaire qui apparaîtrait soudain devant moi » (p. 430).

Il est remarquable que le cri du poète témoin des sans-papiers soit défini par les mêmes termes dans la clausule de Papiers ! (p. 44-45)

ce fut…,
retournant vers le flic, contre lui,
passage, presque, « à l’acte » (vain ? ou pire ?)
crier réellement – et pourtant comme en rêve (s’éveillant au milieu de tous en train de réaliser son cauchemar) !

Poème, œuvre suspendue, passage, « presque », à l’acte.

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[1]Qui si je criais , Paris, Laurence Teper, 2007, p. 41 (désormais QSJC, suivi du numéro de page) et Papiers (P.) Paris, Laurence Teper, 2007

[2] « Les cinq sections où sont regroupés les textes, ont été déterminées selon les événements historiques auxquels ont trait les diverses œuvres-témoignages abordées. L’ordre de la lecture n’a pas à être déterminé par la succession des textes. C’est plutôt une simultanéité ou, du moins, de libres parcours – voire d’inattendues confrontations – que devrait rendre possible ce livre. » QSJC, p. 34.

[3] « Nous parlons ici, maintenant, loin dans le temps de ce qui fut. Nous parlons… « Nous » ? Chacun à sa façon, chacun depuis son propre (et ordinairement douteux) ici maintenant, chacun différemment. Creuse serait, dans ce cas plus que jamais, toute unanimité. Vaine, l’identification, avec ses soulagements » QSJC, p. 41.

[4] Ovide, Métamorphoses, III, 369.

[5] « Ce n’est pas que nous devions nous retourner vers ce passé. Nous avons besoin de ce que nous donnent les témoignages et les œuvres pour vivre et comprendre le temps dans lequel nous avons émergé à la parole. » QSJC, p. 79, F. Worms a insisté sur cet aspect dans son compte-rendu : « Pour le dire d’un mot, il s’agit au fond de montrer que le besoin de parler, et d’abord en effet de crier, qui est à la source des « œuvres-témoignages dans les tourmentes du XX° siècle » (selon le remarquable sous-titre du livre), ne nous impose pas seulement ce que l’on appelle un « devoir de mémoire », mais le déborde encore, en profondeur, vers ce qui est en nous, aujourd’hui, un besoin d’entendre, aux sources mêmes de nos propres capacités de parler (et d’écrire). Ainsi, ce besoin d’expression, à la fois œuvre et témoignage, qui surgit des massacres de masse du XX° siècle et qui en porte la trace la plus radicale, ne nous toucherait pas seulement de façon plus exigeante et plus poignante encore que le témoignage ou même l’œuvre en tant que tels ; il rencontrerait et réveillerait en nous un besoin non moins vital, et non moins situé, dans un présent qui ne peut ni s’assimiler à ce passé ni se couper de lui (et qui est encore chargé de menaces). » F. Worms, « Le moment d'entendre (A quoi tenons-nous ?) » ¬ Esprit, juillet 2007.

[6] T. W. Adorno, Théorique esthétique, Paris, Klincksieck, 1989, p. 279 sq.

[7] Esthétique, I, Paris, Le Livre de Poche, 2003, p. 400. Ainsi, non seulement les contenus de l’art et ses formes sont historiques, mais leur dialectique aussi – cf. p. 130, p. 160, p. 167-168, p. 419.

[8] “It is all around us and our only possibility now is to let it in. The only chance of renovation is to open our eyes and see the mess. It is not a mess you can make sense of. […] How could the mess be admitted, because it appears to be the very opposite of form and therefore destructive of the very thing that art ought itself to be ? But now we can keep it out no longer because we have come into a time when “it invades our experience at every moment. It it there and it must be allowed in” […] What I am saying does not mean that there will henceforth be no form in art. It only means that there will be new form, and that this form will be of such a type that it admits the chaos and does not try to say that the chaos is really something else. The form and the chaos remain separate. The latter is not reduced to the former. That is why the form itself becomes a preoccupation, because it exists as a problem separate from the material it accommodates. To find a form that accommodates the mess, that is the task of the artist now” Samuel Beckett, interview with Tom Driver, in Columbia University Forum, Summer 1961, p. 21-25, in Samuel Beckett : the critical heritage, éd. . L. Grover et R. Federman, London, Routledge and Kegan Paul, 1979, p. 219.

[9] Esthétique , op. cit., p. 160-161.

[10] Cette thèse est celle de W. Marx dans Adieu à la littérature (Paris, Minuit, 2006). Comment oser affirmer qu’« il fut un temps, un heureux temps, où l’on pouvait faire poésie de tout, parce que tout était poétique, au moins potentiellement. Même le désastre. Car il y avait des poèmes sur les désastres. Et il y avait des poèmes sur les désastres parce qu’il y avait de la poésie dans le désastre » (p. 105) ? Et plus loin (passant, à la faveur de l’antimétabole de la poésie du désastre au désastre de la poésie) : «la faible audience actuelle de la poésie démontre suffisamment cette évolution, qui relève d’abord d’une perte de confiance dans les pouvoirs de cet art : à tort ou à raison, et parce que la poésie avait proclamé elle-même son incompétence, le corps social dans son ensemble ne croit plus qu’elle puisse raconter le monde. […] Auschwitz ne fut pour rien dans ce déclin : il ne joua que le rôle de révélateur » (p. 143). Il est possible que l’histoire des professeurs se confonde avec celle de leur bibliothèque, mais ce n’est pas le cas de celle des poètes. Quoi qu’il en soit, l’essentiel n’est pas là. Il faut dire une fois pour toutes avec Hegel que non seulement les formes sont historiques, mais encore que les contenus et les relations dialectiques qui permettent leurs épousailles le sont. Ici, on prend deux désastres : Lisbonne et Auschwitz. On compare les poèmes auxquels ils ont donné lieu : le poème de Voltaire et le poème de Celan. On reproche à Celan d’être incapable du poème de Voltaire – de la même manière, il est vrai, on observera que Guernica n’est pas le Massacre des Innocents de Poussin. Mais précisément : Lisbonne n’a rien à voir avec Auschwitz et il serait très grave que le monde de l’art comme celui de la pensée ne s’en fût pas aperçu. Si l’idée de la poésie qui était en vigueur à l’époque de Voltaire devait donner lieu à un poème de type hymnique, l’idée de la poésie qui valait pour Celan ne pouvait pas donner lieu à la même réponse. On fait comme si l’histoire de l’art était une série de réponses apportées aux mêmes questions, mais il n’en est rien : c’est la tâche de l’historien de comprendre la forme de réponse apportée à la question singulière formulée par des situations de parole concrètes, individualisées, singulières. Il semble que Thomas Pavel soit victime du même paralogisme historique dans les dernières pages de La pensée du roman, Paris, Gallimard, 2003, p. 360.

[11] Il faudrait opposer la lecture de cette séquence historique proposée par W. Marx ou T. Pavel à celle proposée par J. Rancière. Rancière peut écrire à propos de Novalis : « l’essence de la poésie est identique à celle du langage pour autant que celle-ci l’est à la loi interne des sociétés. La littérature est « sociale », elle est l’expression d’une société en ne s’occupant que d’elle-même, c’est-à-dire de la manière dont les mots contiennent un monde. » La parole muette, essai sur les contradictions de la littérature , Paris, Hachette, 1998, p. 45. Cf. aussi « La littérature expression du génie individuel et la littérature expression de la société sont les deux versions d’un même texte, elles expriment un seul et même mode de perception des œuvres de l’art d’écrire. » (p. 52). Cette thèse sous-tend le Mallarmé de Rancière – Mallarmé, la politique de la sirène, Paris, Hachette, 1996. On n’omettra pas que Claude Mouchard a aussi « sa » vision du XIX° siècle. On revient plus loin sur Un grand désert d’hommes (1851-1885), les équivoques de la modernité , Paris, Hachette, 1991 (désormais GDH suivi du numéro de page).

[12] On trouvera une présentation générale de cette œuvre dans le volume d’hommages amicaux intitulé L’Amour de l’air, hors commerce, publié le 29 juin 2002 (avec des textes de J. Neefs, M. Ueda, G. Yoshimasu, G. Aïgui, T. Samoyault, P. Pachet, C. Habib, C. Lefort, M. Deguy – désormais A.L.A. suivi du numéro de page).

[13] « Déchirer l’opinion » in Flaubert, L’Arc, 79, 1980, p. 69-76.

[14] Michel Deguy « Penser-à » in A.L.A., p. 41.

[15] Cf. La colère, Autrement, Collections Morales, 1997 – numéro dirigé par Pierre Pachet.

[16] Soit la quatrième de couverture de Papiers : « que devenons-nous quand nous nous découvrons criblés ou striés – via les journaux, la télé, les rencontres dans les rues- d’évidences brèves émises par ces passages parmi nous de vies neuves mais menacées ? A tenter de les ignorer ou, pire, de les refouler, n’est-ce pas la vérité sensible du monde présent que nous détruisons et une chance, pour l’avenir, que nous perdons ? »

[17] Confessions , livre X, Œuvres Complètes, Paris, Pléiade, Gallimard, I, p. 495. Il s’agit du motif de la satire. Rousseau le tient de Boileau (Satire I, vers 844) qui imite un vers de Juvénal (« Natura si negat facit indignatio versum », Satire I, vers 79).

[18] C. Mouchard a édité la traduction du Paradis Perdu de Chateaubriand (Paris, Belin, 1990) et il a aussi préfacé les Ecrits politiques de Milton (Paris, Belin, 1993).

[19] Cf. P. B. Shelley, La Mascarade de l’anarchie, suivi de Cinq poèmes de 1819, Paris, éditions Paris- Méditerranée, 2004, p. 122. On renvoie à l’excellente préface d’H. Fleury « Shelley, un exilé parmi nous ».

[20] C. Baudelaire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe » in Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, Gallimard, p.

[21] On est plus proche de la description de Binswanger que des évocations de G. Agamben : dans une description phénoménologique devenue classique, Binswanger, évoquant l’effondrement du pouvoir être dans certaines pychoses, distingue le vivant de l’existant. Quand l’être homme n’est plus que vivre (nur noch Leben), il n’y va pas d’un accomplissement ni d’une affirmation, mais de « l’horreur nue ». L’être n’est plus ni auprès de soi, ni en dehors de soi, « parce qu’il n’est plus là ». L. Binswanger, Grundformen und Erkenntnis menschlichen Daseins, Munich, 1973, p. 446.

[22] Cf. au moins Totalité et Infini, Nijhoff, La Haye, 1961, p. 170 sq. et Ethique et infini, Paris, Fayard, 1982, p. 77 sq. Cf. P., p. 25.

[23] « C’est au plus près de la décomposition de toute dépendance élémentaire que les victimes des persécutions se retournent sur les liens avec les plus proches et sur ce qui en advient alors. Les pouvoirs totalitaires s’en sont pris systématiquement à ces liens » (p. 361). Cf. aussi p. 46, p. 55, p. 81, p. 161, p. 181, p. 194, p. 263, p. 270. C. Mouchard a souvent dit sa dette à l’égard de la pensée de Claude Lefort. Cf. sa préface au recueil de Lefort, Le temps présent, écrits 1945-2005, Paris, Belin, 2007, p. 5-27 et surtout, à propos de Soljenitsyne rapproché de Margaret Buber-Neumann, p. 9. Il faudrait relier cette résistance du poème à la résistance de l’image telle qu’elle ressort de l’ouvrage de G. Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Minuit, 2003.

[24] Cf. in L’air, Circé, 1997, p. 79 sq. (« Non, une barre de bois en pleine figure »).

[25] Sur Celan, cf. p. 73-77, p. 93-118, p.189.

[26] Autrement qu'être ou au delà de l'essence , 1974, Nijhoff, La Haye, p. 170.

[27] Perdre , Point Hors Ligne, 1989, p. 61 sq. Cf. aussi « Enchevêtrée » in Le Nouveau Commerce n° 100, 1996, p. 47-67.

[28] Autrement qu'être ou au delà de l'essence , op. cit, p. 139.

[29] Je cite l’édition italienne de M. Cvetaeva, Il poeta e il tempo, Milano, Adelphi, 1984, p. 185.

[30] « L’effacement des traces, c’est bien à quoi s’affronte le premier texte des Récits de la Kolyma – une brève prose intitulée ‘Sur la neige’ » (QSJC, p. 270).

[31] UGDH , p. 13-21.

[32] « Lettre » Le Nouveau Commerce, 81, automne 91, p. 13-23.

[33] L.A ., p. 107-126, ici p. 107-108.

[34] Cf. « Prose et poésie » in UGDH, p. 200 sq.

[35] La narratologie philosophique de Paul Ricoeur a offert à la pensée du témoignage des instruments théoriques féconds. Cf. notamment Soi-même comme un autre, Paris, Seuil,

[36] P. Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 204.

[37] Cf. au moins les textes que Jacques Derrida a consacrés à Celan : Schibboleth – pour Paul Celan, Paris, Galilée, « La philosophie en effet », 1986 ; Béliers. Le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le poème , Paris, Galilée, « La philosophie en effet », 2003 ; « Poétique et politique du témoignage », dans Marie-Mallet et Ginette Michaud (dir.), Cahier de L’Herne, n° 83, Paris, Éditions de L’Herne, 2004.

[38] « Le rapport vivant au monde réel et à ses accidents particuliers , aux circonstances de la vie publique et privée se montre de la manière plus riche dans ce qu’on appelle les poésies de circonstance. Dans une acception plus large du mot, on pourrait désigner ainsi la plupart des œuvres poétiques. » Hegel, Esthétique, op. cit., II, p. 441.

[39] M. Deguy, Jumelages, Paris, Seuil, 1978, p. 160.

[40] Cf. les remarques de J.-F. Lyotard dans ses Leçons sur l’analytique du sublime, Paris, Galilée, 1991.

[41] Cf. Des voix sous la cendre, Revue d’histoire de la Shoah, CDJC, 2001.

[42] In La librairie Les Temps Modernes fête ses 40 ans, 2006, p. 89.

[43] Dans l’ « Observation » de Cosmopolis, Mallarmé affirmait que de « l’emploi nu de la pensée » qui se manifeste dans le texte comme son dessin même, « résulte, pour qui veut lire à haute voix, une partition ». Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, I, 1998, p. 392.

[44] Mallarmé, « Crayonné au théâtre », ibidem, II, p. 194-195. Sur le vers mallarméen, cf UGDH, p. 208 sq.

[45] Ici , Paris, Le Nouveau Commerce, 1986.

[46] Et non pas, comme chez Badiou ou Agamben comme une question topologique – cf. par exemple, G. Agamben, Homo Sacer, Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997.

[47] « Notre ‘dans’, notre ‘entre nous’ » (p. 12 et p. 15, p. 25 et p. 30 : « Im-migrer ; passer – se sentir passer (se deviner vu passer) – dans quoi ? » ; p. 36.

[48] La poétique du dedans/ dehors ne laisse pas intacte la question de l’intériorité. Elle permet de fragiliser certaines convictions philosophiques comme celle qui s’exprime dans le passage suivant. « Ce qui nous intéresse, ici, nous philosophes, ce n’est pas tant l’application propre du mot [intériorité], à des fins de localisation de quelque chose dans un espace, que son application analogique pour des phénomènes qui relèvent de l’expression d’un être vivant, et tout particulièrement l’expression des pensées et des sentiments humains ». V. Descombes, « Un dedans qui est derrière ce qui est le dedans », Rue Descartes, L’intériorité, Paris, PUF, 2004, n°43, p. 9.

[49] Claude Lefort, Le temps présent, op. cit., p. 1038.

[50] Cf. UGDH, p. 9 et p. 46.

[51] Tout comme il y a un « irréel du futur ». Kaddish : « ce titre substitue au passé révolu un futur ou, si l’on peut dire, un irréel du futur ». QSJC, p. 107.

[52] « …Mots à la saveur de vent, de résine et de neige » postface à Perché ancora/ Pourquoi encore, L. Cecchinel, traduit et présenté par M. Rueff, Institut pour l’histoire de la résistance de la société contemporaine de la circonscription de Vittorio Veneto, 2005, p. 112.

[53] C. Ginzburg a commenté ce texte dans « Aristote et l’histoire, encore une fois » in Rapports de force, Histoire, rhétorique, preuve, Paris, Gallimard, Le Seuil, 2003, p. 43 sq.

[54] « Pourquoi revient-il au poème de révéler comment ces figures, au fond du temps passé, se brouillèrent, ou, soudain, se renforcèrent dangereusement ? C’est que le pouvoir même de sentir, de parler, de penser, de former des phrases ou des vers s’est trouvé, pour Takarabe Toriko noué à ces rapports et que ces derniers ne peuvent qu’être remis en suspens dans sa poésie, dans le présent des poèmes » (p. 367-368). Cf. aussi la citation de Valéry : « la mémoire est utilisée bien souvent à percevoir pour la première fois des événements si brefs que la perception directe en a été quasi nulle ou inutilisable » (p. 284).

[55] M. Heidegger, Gesamtausgabe, XIX, 1992.

[56] Ethique à Nicomaque , VI, 4, 1140 a 3, Paris, Vrin, 1990, p. 283.

[57] Cf. F. Volpi, Heidegger e Aristotele, Daphne, Padoue, 1984 et « L’existenza come ‘praxis’. Le radici aristoteliche della terminologia di Essere e Tempo” in Filosofia ’91, Laterza, Bari, 1992, p. 215-252 et sur la différence d’interprétation d’Aristote chez M. Heidegger et H. Arendt, J. Taminiaux, La fille de Thrace et le penseur professionnel, Arendt et Heidegger , Paris, Payot, 1984.

[58] The Human condition , Chicago, U.C.P, 1958, IV, 23.

[59] La puissance de la pensée , Paris Rivages, 2006, p. 239.

[60] Agamben choisit une version du texte généralement, mais peut-être à tort, rejeté par les éditeurs. Il y va d’un iota souscrit : Agamben lit « adunamia » (comme un nominatif) alors que généralement on le comprend comme un datif qu’on rapporte à enantia (contraire) dans la phrase – toute puissance est contraire à une impuissance.

[61] C. Mouchard vient juste de préfacer Prisonnier de guerre (Paris, Belin, 2007).



 
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