Saynète n° 4

 

Toi, Elias, tu ris, tu as faim.
A l’heure de manger, tu te jettes sur Gavrilo
Pour reprendre ce dont tu as besoin, et forcir et grandir.
Moi, je viens d’un temps d’onctuosités vaines,
un temps qui empestait les ruines.
J’ai grandi dans les délicatesses d’un siècle obsédé par sa fin,
et ceux qui s’en souvenaient m’ont enseigné
une morale de paix.

Mais tu aurais dû voir, Elias, les dîners de la fin du siècle,
la façon dont on cherchait, par tous les moyens,
le frisson de la guerre.
Dans les bons mots qu’on se lançait, de table en table,
on semait juste ce qu’il faut de haine pour s’amuser.
Une haine sophistiquée, démocratique,
un mépris replié dans chaque formule
de politesse.

Je me souviens d’un dîner à Bâle, organisé par le fils
d’un chirurgien. Je ne dis pas ça pour t’instruire, Elias,
Mais afin que tu saches pourquoi j’ai voulu partir,
et ce que j’ai laissé.

A Bâle, l’hôte s’appelait Ethan.
Il nous avait reçus devant un buffet de chasse :
une imitation de peinture hollandaise avec sangliers
à la broche, canards, oies, faisans, châtaignes
et feuilles d’automne…

Une obscénité dont nous, ses invités,
nous ne pouvions nous approcher qu’à la condition
de nous faire piquer les gencives.
C’était la règle que le gamin avait fixée :
manger sous anesthésie et ne rien sentir
ou nous tenir, comme des pauvres,
devant le buffet, sans manger.

Voilà à quoi ressemblait la fin de siècle, Elias !
Une pitrerie d’enfants morts qui vous piquaient les gencives
pour offenser la faim.

Camille de Toledo, Oublier trahir puis disparaître, La Librairie du XXIe siècle,  Seuil, p. 55-56,  2014.

 
 

Gilbert Cabasso

22/11/2014

 

C’est un conte, on s’en débrouille comme on peut, sans être au plus près de significations arrêtées. Il s’impose ceci que la civilité n’est peut-être plus de mise comme nous l’avions cru. Ou pas la même que celle à laquelle nous tenons encore. Un jour, celui d’après les massacres et les repentirs, s’ouvre le champ d’autres possibles. L’écriture l’accompagnera, l’ombre de la poésie s’étirera jusqu’à la nuit, elle grandira comme toujours au couchant. C’est d’elle que j’aimerais voir poindre, au jour, la forme de gestes inédits, une danse nouvelle, un style qui laisserait à la faim la place et le droit qu’elle mérite. Les anciennes politesses nous avaient donc anesthésiés. Nous avons épuisé nos forces à retenir nos appétits et comment faire pour qu’ « après  les guerres », les enfants « se remettent à courir, jouer, crier, ou défier leurs peurs » ?

Camille de Toledo métaphorise le triste et froid passé de nos civilités. Il en attend d’autres, sans jamais pouvoir les esquisser. « Oublier ce monde ou l’ignorer. Je n’ai pas de préférence, mais si je suis ton père, je te dois au moins ça : te laisser l’avenir ». « Ecrire, dit-il encore, n’est pas remplir ta vie, mais vider la mienne ». Mais quand le père renonce aux figures arrêtées de la politesse, il reste à l’enfant la vacance où la pulsion pourrait triompher, sauvage et souveraine. Et si le « fatras de docilité et de paix rend [le père] si vain », quelle nouvelle délicatesse devrions-nous attendre sans laisser libre cours à la faim de brûler et dévorer tous nos restes ? Libre cours mortifère et dérisoire de la « jouissance sans entraves », rigueur de la « dure loi d’obéir à la loi », entre les deux, l’espace de nos rêveries,  de nos fictions et  de nos transgressions. Aporie de notre temps de deuil et de renaissances, au tournant d’un siècle qui ne rêve plus qu’en se soumettant aux sortilèges d’une magie qui anticipe l’ordre même de son désir devenu méconnaissable. L’anesthésie, peut-être, ne pique-t-elle plus seulement nos gencives.

   

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