Sommaire général des Comptes rendus

 

 

 


Jean Kaempfer : Dislocation de texte (Séance du 31 janvier 2011)

Extraits du roman d'Emile Zola, La Débâcle (Folio, Gallimard)

 

 

 

1.

Déjà, Loubet allumait un brasier. Pache et Lapoulle plumaient l’oie, violemment. Chouteau, qui était allé chercher en courant un bout de ficelle chez les artilleurs, revint la pendre entre deux baïonnettes, devant le grand feu ; et Maurice fut chargé de la faire tourner de temps à autre, d’une pichenette. En dessous, la graisse tombait dans la gamelle de l’escouade. Ce fut le triomphe du rôtissage à la ficelle. Tout le régiment, attiré par la bonne odeur, vint faire le cercle. Et quel festin ! De l’oie rôtie, des pommes de terre bouillies, du pain, du fromage ! Lorsque Jean eut découpé l’oie, l’escouade s’en mit jusqu’aux yeux. Il n’y avait plus de portions, chacun s’en fourrait tant qu’il pouvait en contenir. Même, on en porta un morceau à l’artillerie qui avait donné la ficelle.

(p. 101)

 

2.

[…] sur les minces rideaux bourgeois de la fenêtre, il [Maurice] revoyait passer régulièrement l'ombre de l'empereur, le va-et-vient de ce malade que l'insomnie tenait debout, pris d'un besoin de mouvement, malgré sa souffrance, l'oreille emplie du bruit de ces chevaux et de ces soldats qu'il laissait envoyer à la mort. […] Et l'empereur, qui ne commandait plus, attendait le destin. On leur demandait leur vie et la vie de l'armée : ils les donnaient. Ce fut la nuit du crime, la nuit abominable d'un assassinat de nation ; car l'armée dès lors se trouvait en détresse, cent mille hommes étaient envoyés au massacre.

En songeant à ces choses, désespéré et frémissant, Maurice suivait l'ombre, sur la mousseline légère de la bonne Madame Desroches, l'ombre fiévreuse, piétinante, que semblait pousser l'impitoyable voix, venue de Paris. Cette nuit-là, l'impératrice n'avait-elle pas souhaité la mort du père, pour que le fils régnât ? Marche ! marche ! sans regarder en arrière, sous la pluie, dans la boue, à l'extermination, afin que cette partie suprême de l'empire à l'agonie soit jouée jusqu'à la dernière carte. Marche ! marche ! meurs en héros sur les cadavres entassés de ton peuple, frappe le monde entier d'une admiration émue, si tu veux qu'il pardonne à ta descendance ! Et sans doute l'empereur marchait à la mort. En bas, la cuisine ne flambait plus, les écuyers, les aides de camp, les chambellans dormaient, toute la maison était noire ; tandis que, seule, l'ombre allait et revenait sans cesse, résignée à la fatalité du sacrifice, au milieu de l'assourdissant vacarme du 12e corps, qui continuait de défiler, dans les ténèbres.

(p. 126-127)

 

3.

[…] et elle attendait, à l’encoignure d’un hangar, lorsqu’elle aperçut, devant elle, au ras d’une sorte de trou, la tête curieuse d’un enfant, qui regardait. C’était un petit garçon de dix ans, pieds nus, habillé d’une seule chemise et d’un pantalon en lambeaux, quelque rôdeur de route, très amusé par la bataille. Ses minces yeux noirs pétillaient, et il s’exclamait d’allégresse, à chaque détonation.

« Oh ! Ce qu’ils sont rigolo ! ... Bougez pas, en v’là encore un qui s’amène ! ... Boum ! a-t-il pété, celui-là ! ... Bougez pas, bougez pas ! »

Et, à chaque projectile, il faisait un plongeon au fond du trou, reparaissait, levait sa tête d’oiseau siffleur, pour replonger encore.

Henriette remarqua alors que les obus venaient du Liry, tandis que les batteries de Pont-Maugis et de Noyers ne tiraient plus que sur Balan. Elle voyait très nettement la fumée, à chaque décharge ; puis, elle entendait presque aussitôt le sifflement, que suivait la détonation. Il dut y avoir un court répit, des vapeurs légères se dissipaient lentement.

« Pour sûr qu’ils boivent un coup ! cria le petit. Vite, vite ! Donnez-moi la main, nous allons nous cavaler ! »

Il lui prit la main, la força à le suivre ; et tous deux galopèrent, côte à côte, pliant le dos, traversant ainsi l’espace découvert. Au bout, comme ils se jetaient derrière une meule et qu’ils se retournaient, ils virent de nouveau un obus arriver, tomber droit sur le hangar, à la place qu’ils occupaient tout à l’heure. Le fracas fut épouvantable, le hangar s’abattit.

Du coup, une joie folle fit danser le gamin, qui trouvait ça très farce.

« Bravo ! en v’là de la casse ! ... Hein ? tout de même, il était temps ! »

Mais, une seconde fois, Henriette se heurtait contre un obstacle infranchissable, des murs de jardin, sans chemin aucun. Son petit compagnon continuait à rire, disait qu’on passait toujours, quand on le voulait bien. Il grimpa sur le chaperon d’un mur, l’aida ensuite à le franchir. D’un saut, ils se trouvèrent dans un potager, parmi des planches de haricots et de pois. Des clôtures partout. Alors, pour en sortir, il leur fallut traverser une maison basse de jardinier. Lui, sifflant, les mains ballantes, allait le premier, ne s’étonnait de rien. Il poussa une porte, se trouva dans une chambre, passa dans une autre, où il y avait une vieille femme, la seule âme restée là sans doute. Elle semblait hébétée, debout près d’une table. Elle regarda ces deux personnes inconnues passer ainsi au travers de sa maison ; et elle ne leur dit pas un mot, et eux-mêmes ne lui adressèrent pas la parole. Déjà, de l’autre côté, ils ressortaient dans une ruelle, qu’ils purent suivre pendant un instant. Puis, d’autres difficultés se présentèrent, ce fut de la sorte, durant près d’un kilomètre, des murailles sautées, des haies franchies, une course qui coupait au plus court, par les portes des remises, les fenêtres des habitations, selon le hasard de la route qu’ils parvenaient à se frayer. Des chiens hurlaient, ils faillirent être renversés par une vache qui fuyait d’un galop furieux. Cependant, ils devaient approcher, une odeur d’incendie leur arrivait, de grandes fumées rousses, telles que de légers crêpes flottants, voilaient à chaque minute le soleil.

Tout d’un coup, le gamin s’arrêta, se planta devant Henriette.

« Dites donc, madame, comme ça, où donc allez-vous ? – Mais tu le vois, je vais à Bazeilles. »

Il siffla, il eut un de ses rires aigus de vaurien échappé de l’école, qui se faisait du bon sang.

 « A Bazeilles... Ah ! non, ça n’est pas mon affaire... Moi, je vas ailleurs. Bien le bonsoir ! »

 Et il tourna sur les talons, il s’en alla comme il était venu, sans qu’elle pût savoir d’où il sortait ni où il rentrait. Elle l’avait trouvé dans un trou, elle le perdit des yeux au coin d’un mur ; et jamais plus elle ne devait le revoir.

(p. 269-271)

 

4.

Cependant, Maurice et Jean, de nouveau, s’accoutumaient ; et, dans l’excès de leur affolement, venait une sorte d’inconscience et de griserie, qui était de la bravoure. Ils finissaient par ne plus même se hâter, au travers du bois maudit. L’horreur s’était encore accrue, parmi ce peuple d’arbres bombardés, tués à leur poste, s’abattant de tous côtés comme des soldats immobiles et géants. Sous les frondaisons, dans le délicieux demi-jour verdâtre, au fond des asiles mystérieux, tapissés de mousse, soufflait la mort brutale. Les sources solitaires étaient violées, des mourants râlaient jusque dans les coins perdus, où des amoureux seuls s’étaient égarés jusque-là. Un homme, la poitrine traversée d’une balle, avait eu le temps de crier " touché ! " en tombant sur la face, mort. Un autre qui venait d’avoir les deux jambes brisées par un obus, continuait à rire, inconscient de sa blessure, croyant simplement s’être heurté contre une racine. D’autres, les membres troués, atteints mortellement, parlaient et couraient encore, pendant plusieurs mètres, avant de culbuter, dans une convulsion brusque. […]

Ah ! Le bois scélérat, la forêt massacrée, qui, au milieu du sanglot des arbres expirants, s’emplissait peu à peu de la détresse hurlante des blessés ! Au pied d’un chêne, Maurice et Jean aperçurent un zouave qui poussait un cri continu de bête égorgée, les entrailles ouvertes. Plus loin, un autre était en feu : sa ceinture bleue brûlait, la flamme gagnait et grillait sa barbe, tandis que, les reins cassés sans doute, ne pouvant bouger, il pleurait à chaudes larmes. »

(p. 338-339)

 

5.

 Sambuc, qui avait ouvert le tiroir de la table, venait d’y prendre un large couteau de cuisine, celui avec lequel on coupait le lard.

« Donc, puisque tu es un cochon, je vas te saigner comme un cochon. »

Et il ne se pressa pas, discuta avec Cabasse et Ducat, pour que l’égorgement se fît d’une manière convenable. Même il y eut une querelle, parce que Cabasse disait que dans son pays, en Provence, on saignait les cochons la tête en bas, tandis que Ducat se récriait, indigné, estimant cette méthode barbare et incommode.

« Avancez-le bien au bord de la table, au-dessus du baquet, pour ne pas faire des taches. »

Ils l’avancèrent, et Sambuc procéda tranquillement, proprement. D’un seul coup du grand couteau, il ouvrit la gorge, en travers. Tout de suite, de la carotide tranchée, le sang se mit à couler dans le baquet, avec un petit bruit de fontaine. Il avait ménagé la blessure, à peine quelques gouttes jaillirent-elles, sous la poussée du cœur. Si la mort en fut plus lente, on n’en vit même pas les convulsions, car les cordes étaient solides, l’immobilité du corps resta complète. Pas une secousse et pas un râle. On ne put suivre l’agonie que sur le visage, sur ce masque labouré par l’épouvante, d’où le sang se retirait goutte à goutte, la peau décolorée, d’une blancheur de linge. Et les yeux se vidaient, eux aussi. Ils se troublèrent et s’éteignirent.

« Dites donc, Silvine, faudra tout de même une éponge. »

(p. 495-496)

 

Retour au compte rendu de la séance

 

 

 

 

 

 

Préambule

Voici, pour commencer, le compte rendu d’une rencontre avec le sociologue Olivier Schwartz qui nous a aidés à mieux définir ce que nous cherchions avec notre questionnaire sur la littérature. La solution que nous avons finalement retenue pour conserver le geste de rassemblement propre au questionnaire sans pourtant empêcher que ses résultats soient éventuellement utilisés par des sociologues a été d’ajouter à la fin quelques questions facultatives (âge, sexe, etc.)

 

 


  Séminaire : séance du 3 janvier 2011

 

Présents : Marie-Hélène Boblet, Stéphanie Burette, Laurence Croq, Mathias Ecœur, Mathilde Faugère, Catherine Gobert, Virginie Huguenin, Hélène Merlin-Kajman, Emmanuelle Morgat, Nancy Oddo, Antoine Pignot, Tiphaine Poquet, Anne Régent-Susini, Clémence Rey-Sourdey, Michèle Rosellini, Brice Tabeling, Julien Vermeersche, Antonia Zagamé.

                                                                       

Hélène Merlin-Kajman ouvre la séance en présentant Olivier Schwartz, sociologue, professeur à l’université Paris V et auteur, entre autres, de Le Monde privé des ouvriers : hommes et femmes du Nord (Paris, PUF, 1990). La séance comprend deux temps de dialogue avec Olivier Schwartz : l’un autour du questionnaire pour préparer la table ronde organisée le 24 janvier à la Sorbonne Nouvelle-Paris 3 avec les collègues enseignants dans l’UFR de Langue et Littérature Française et Latine ; l’autre autour de l’ouvrage de Richard Sennett, The Corrosion of Character. The Personal Consequences of Work in the New Capitalism (New-York, Norton & Company, 1998).

1.Autour du questionnaire :

Hélène Merlin-Kajman : L’idée d’un questionnaire sur la littérature est née dans le sillage du projet qu’avait eu l’Observatoire de l’Education d’écrire un manuel de civilité. Pour cela, nous avions rédigé un questionnaire sur la civilité, qui ne se voulait pas une enquête destinée à connaître ceux qui y répondent. Ici, nous sommes partis d’un principe analogue, et d’abord, parce que nous ne sommes pas sociologues. Mais aussi, parce que pour nous, il s’agit de nous écarter de la sociologie : j’ai remarqué que plus on confiait aux sociologues le soin de nous éclairer sur le réel, plus chacun de nous (les enseignants du secondaire sans doute plus que du supérieur) intériorisait l’idée que sans connaître « scientifiquement » nos semblables, nous ne pouvions plus agir. Cette attitude induit une paralysie, une inquiétude dans l’action ; cela n’arrête pas de ruiner la possibilité d’une scène publique. L’idée de proposer un questionnaire non destiné à connaître ceux qui y répondraient correspond à un désir de faire cercle ensemble, d’amorcer une scène publique. Aujourd’hui, on ne sait pas où agir collectivement : ce questionnaire permet de faire un geste ensemble.

Le questionnaire rédigé dans le cadre de l’Observatoire de l’Education avait été présenté à une sociologue, Dominique Pasquier, qui nous avait reproché de ne pas poser quelques questions minimales – sexe, âge, profession – pour identifier un peu qui répondait. Nous aurons vraiment du mal, je crois, à faire comprendre ce geste. Pourtant, ce n’est pas une nouveauté, dans l’histoire, de faire une enquête qui n’est pas une enquête à proprement parler. J’ai feuilleté par hasard il y a quelques jours la Correspondance de René Daumal, et je suis tombée sur une discussion portant sur une « enquête surréaliste » du Grand Jeu : les lecteurs devaient répondre à la question de savoir s’ils seraient prêts à vendre leur âme au diable, à passer un contrat avec lui. Daumal explique le but : forcer à compliquer tous les stéréotypes. Ce n’est pas notre projet, mais il y a un horizon commun, celui d’une intervention sociétale.

Olivier Schwartz : Qui reçoit ce questionnaire ?

Hélène Merlin-Kajman : Les étudiants ne sont pas encore touchés, mais nous allons circuler dans les séminaires pour le leur présenter. Pour l’instant, il a été envoyé à tout le personnel de l’université de Paris 3 et nous avons reçu 89 réponses, dont un tiers provient du personnel administratif.

Olivier Schwartz : Tout en comprenant ton désir de ne pas entrer dans une démarche sociologique lourde et objectivante (un questionnaire trop objectivant aurait suscité des réactions d’évitement), le sentiment que j’ai eu en lisant votre questionnaire, qui est vraiment très bon, c’est quevous pourriez à partir de là faire de la très bonne sociologie, surtout si vous arriviez à joindre les étudiants. Ce questionnaire, parce qu’il n’est pas une enquête, a un caractère très ouvert qui autorise le questionné à livrer aussi authentiquement qu’il est possible son rapport au livre et à la littérature. Son ouverture même en fait un outil très riche en informations pour le sociologue. Cela vaudrait la peine de toucher les étudiants massivement en leur expliquant que cela peut rendre service à tous : il y a moyen, à travers les questions posées et en ajoutant quelques infos sociographiques (âge et sexe), de saisir des choses encore obscures. Quelles sont les pratiques de lecture, comme disent les sociologues, des étudiants et dans cet ensemble de lecture ? Quel est leur rapport à la littérature ? Combien lisent-ils de livres ? Comment cela se compose-t-il avec d’autres types de lecture ? Des enquêtes ont déjà été faites sur ces questions, mais il y a encore bien des choses à apprendre et à comprendre, que votre questionnaire peut nous aider à découvrir. Ce serait intéressant parce que les jeunes générations diplômées sont un ensemble de populationencore insuffisamment connue : quelles formes de pratiques de lecture a cette population-là ? Voilà qui pourrait éclairer la question de la crise de l’enseignement de la littérature à l’école, par la connaissance de ces groupes de la middle class qui sont massivement ceux que l’on a devant nous lorsque l’on enseigne. Un usage sociologique est possible à partir de ce questionnaire.

D’autre part, en essayant d’imaginer les réponses des enseignants (ils vont pour la plupart dire qu’ils aiment la littérature), nous aurions des informations sur la question du rapport à la littérature dans les catégories supérieures. Il serait intéressant de savoir quels sont les grands types de profils obtenus : il y aura certainement un type de profil d’universitaires qui aiment lire, mais les autres ? Y aurait-il des gens qui diraient qu’ils n’aiment pas la littérature ? Est-ce que vous aurez le type de profil de classe supérieure qui serait devenue omnivore  (à la différence de celle dont Bourdieu en avait l’image dans les années 1960) ? Les catégories supérieures n’ont pas rompu avec les humanités, maiselles ont rompu avec le modèle d’une hiérarchisation claire entre « haute culture » et culture de masse. Ce sont des gens qui ont une relation régulière à la culture légitime, mais dans le même temps, écoutent du jazz, regardent la télévision, lisent des polars etc. On pense qu’ils font dans le mélange. Ce qui est compliqué, c’est qu’ils n’oseront peut-être pas le dire… Comment penser et faire face, peut-être, à la question douloureuse et difficile de la crise de la transmission de pans entiers des humanités et de la culture classique,crise qui a été étudiée par certains sociologues, je pense par exemple à Dominique Pasquier (Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Paris, Autrement, coll. « Mutations » n° 235, 2005), mais à laquelle les sociologues ne sont peut-être pas suffisamment attentifs ? Il y a moyen de la penser, même si le dialogue est difficile avec les sociologues de l’école. C’est parce que vous n’avez pas voulu faire de la sociologie que vous pouvez en faire de la très bonne. Mais il sera difficile d’exploiter les réponses d’un questionnaire aussi ouvert.

Hélène Merlin-Kajman : Bon, je suis contente d’apprendre que nous avons fait un bon questionnaire ! Mais est-ce que tu n’esquives pas mes questions en nous poussant à faire ce que nous ne voulions pas faire ? C’est très troublant ! Remarque bien par exemple que, volontairement, nous n’avons pas posé une seule question comme « qu’aimez-vous lire ? ». En revanche, l’ordre des questions a été très pensé : la première se veut désinhibante.

Sur la question du geste, il est sûr que l’on attend de nous que nous commentions les réponses : il va donc falloir décider du statut que nous donnons aux questionnaires pour les commenter. Nous avons conscience par conséquent que le problème, écarté en amont, nous revient en aval. Mais je reviens à cette idée de la scène : penses-tu que les gens qui répondent auraient conscience de faire un geste pour la littérature s’ils voient qu’il s’agit aussi d’un questionnaire exploitable en sociologie ? Et penses-tu qu’on ne puisse pas se passer de la sociologie pour commenter ce questionnaire ?

Olivier Schwartz : Je comprends. En règle générale, je pense que la sociologie apporte des réponses, mais la connaissance que peut apporter la sociologie ne suffit radicalement pas à nous permettre de voir ce qu’il faut faire. Ce que vous avez entrepris est passionnant. Mais la connaissance que nous pouvons en tirer, je ne suis pas sûr du tout qu’elle nous permette d’agir ensuite. Sur le problème des cités, par exemple, on dispose d’une connaissance massive, mais on ne sait toujours pas comment agir. La connaissance du sociologue ne donne pas la clef. En faisant un usage un peu détourné de votre démarche, on y verra un peu plus clair, car on ne sait pas grand-chose de l’univers culturel d’une partie de la population. Dominique Pasquier dit très bien, dans un article, que si l’importance des médias est connue, on ne sait pas dans quel sens elle agit. On sait peu de chose des grands types de cultures de masse aujourd’hui et en particulier celle des jeunes diplômés. Mais pour dire ensuite ce qu’on pourrait en tirer comme moyen d’action, je serais très prudent. Il y a un gap entre connaissance sociologique et action politique.

Quant à ta première question, il n’y a pas d’incompatibilité entre mobiliser des gens pour une entreprise qui vise une investigation meilleure de la société aujourd’hui, et les mobiliser sur un geste politique pour soutenir une cause. Une partie des membres du groupe sur lequel on enquête peut accepter d’entrer en relation avec le sociologue de terrain ou l’ethnologue, au statut d’étranger sympathisant. Ce n’est pas trahir le projet initial que de proposer aux gens d’y participer pour faire avancer cette cause. Les enquêtes ont souvent des étapes : on fait un questionnaire, on le modifie, on peut faire bouger les questions. Si on va vers une démarche plus contraignante (par exemple, on demande aux étudiants d’un TD, d’un séminaire, de remplir le questionnaire), ils peuvent accepter d’être instrumentalisés parce que les questions sont ouvertes et qu’on s’adresse à eux en tant que citoyens libres.

Stéphanie Burette : Je vois un risque, à prendre peut-être, quand on participe à une opération de connaissance : celui de déléguer la responsabilité du geste à autrui.

Olivier Schwartz : Alain Touraine est un sociologue qui a essayé de mettre en place des dispositifs où les enquêtés sont transformés en coproducteurs directs de l’analyse sociologique. François Dubet fait de même : l’idée est de constituer des groupes d’enquêtés prêts à s’associer à l’enquête, une collaboration se crée. Chez Touraine, l’objectif est sociologique, mais ce peut-être un dispositif pour répondre à ce risque : de créer un aller-retour.

Brice Tabeling : Si l’on ajoute les questions sur l’âge, le sexe, la provenance sociale, l’enquête devient sociologique ; si on les supprime, elle cesse de l’être. Mais pour composer ces personnages agents de la sociologie, a-t-on besoin de ces informations ? Est-ce qu’un personnage ne peut pas être simplement une énonciation liée à une parole ? L’enquête resterait-elle sociologique ?

Olivier Schwartz : Je n’ai pas de désaccord : cela peut être en soi un projet passionnant de travailler sur des sujets, des personnes prises dans leur singularité et de le tenter, peut-être pas sans les informations sociales, en resituant les variables dans un ensemble plus vaste. L’idée d’une entreprise de compréhension qui viserait l’approche la plus fine des sujets et des individus est un bel objectif. Si j’ai réagi ainsi, c’est pour que vous puissiez, en l’exploitant, savoir de quel segment de la population « on vous parle ». On pourrait plaider que l’on peut se passer de ces informations, puisque vous connaissez les sujets. En introduisant ces deux ou trois variables, ou sans les introduire parce que l’on connaît le groupe, il est utile d’avoir un tout petit peu de cadrage sociologique. Un statisticien ne dirait pas cela : il s’agit de se donner les moyens de tirer des conséquences. La variable du sexe est importante : est-ce que cela confirmera l’idée que les filles lisent plus que les garçons ? Il serait bien de demander quel type de bac le sujet a, mais c’est délicat car ce peut être perçu comme un marqueur. Dans la collection 128, l’ouvrage Les Sociologies de l’individu (D. Martuccelli et F. de Singly, Les Sociologies de l'individu, Paris, Armand Colin, coll. « 128 » Sociologie, 2009) développe cette idée. Dans mon travail sur le Nord, je connaissais déjà les sujets.

Mathias Ecoeur : Vous vous situez dans une perspective de connaissance, qui est très différente de la nôtre. Nous ne cherchons pas un type de connaissance : le questionnaire est déjà un acte, pas du sens ou de la parole. C’est du faire faire ou du faire penser que nous cherchons à produire, contrairement à l’observation participante. Ce n’est pas nous qui allons nous intégrer dans un groupe externe, mais le groupe qui entre dans notre geste.

Olivier Schwartz : Vous visez juste. Mais si la finalité du questionnaire est exclusivement ce geste, je le comprends et l’admets, mais simplement, je ne peux répondre, moi. Si le geste est exclusivement politique, au beau sens du terme, c’est aussi un beau dispositif pour conduire des gens à s’estimer concernés, à s’y engager. Du coup, je n’ai pas, moi, comme sociologue, à en dire quelque chose : c’est une question de définition du geste. La seule manière pour moi de répondre, c’est de vous dire que vous faites un peu de sociologie.

Stéphanie Burette : Est-ce la forme même du questionnaire qui pose problème ?

Olivier Schwartz : Si la finalité est exclusivement de proposer un geste, peut-être qu’effectivement, utiliser le mot « questionnaire » introduit un malentendu. On est tous tellement enquêtés que l’on ne pense pas à autre chose. Peut-être faut-il faire attention à ce terme qui induit un malentendu.

Hélène Merlin-Kajman : Tu viens de m’ébranler considérablement. Nous sommes en train de travailler à un site, Transitions, où se trouvera le questionnaire. On peut espérer y recevoir toutes sortes de réponses. Je sais d’expérience, pour avoir fait un travail de commentaire des questionnaires sur la civilité, que l’on est vite coincé quand on analyse les questionnaires si l’on ne sait rien de ceux qui répondent. Cependant, je ne me vois pas faire un travail de type sociologique : certaines réponses me paraissent littéraires, provoquant une émotion, et je ne m’y attendais pas : ici, les gens qui répondent font de la littérature. Qu’est-ce que c’est comme position instituée ? Mais on pourrait imaginer que ces questionnaires deviendraient intéressants pour les sociologues : pourrait-on ajouter des questions pour les rendre utilisables par des sociologues sans altérer notre projet initial ?

Olivier Schwartz : Potentiellement, je pense que oui. Je plaide pour cela parce que j’ai en tête l’école de Francfort en Allemagne : il y a eu des tentatives grandioses en Allemagne au début des années 30. C’est beau de faire les deux. En France, cela a beaucoup moins existé à cause de l’instrumentalisation des intellectuels établie par le parti communiste : la CFDT a tenté de le faire. Une partie de l’école de Francfort était liée au milieu ouvrier.

Mathias Ecoeur : Peut-on se tourner vers une autre forme de connaissance que celle évoquée plus haut ? Une forme qui sorte de la typologie produite par un type d’informations ?

Olivier Schwartz : Chez les sociologues, il y a un accord très large autour de l’idée que dès que l’on veut connaître les conduites des individus, il faut continuer de prendre en compte les variables sociologiques, mais à titre d’intelligence : il faut aussi intégrer l’apport de la micro-histoire, les parcours individuels, l’expérience singulière de lecteur. On peut faire de la sociologie autrement qu’avec ces typologies.

2.Autour de The Corrosion of Character de Richard Sennett :

Hélène Merlin-Kajman : The Corrosion of Character est l’un des textes qui est à l’origine du projet de ce séminaire, car Sennett y mobilise beaucoup la littérature. Ses conclusions sont proches du Nouvel esprit du capitalisme de Boltanski.

Sennett part d’une rencontre de hasard : celle de Rico, jeune cadre supérieur appartenant à la couche des 5% de salaires les plus hauts de le société américaine, qu’il avait rencontré quand il n’était encore qu’un adolescent au moment où, vingt-cinq ans auparavant, dans le cadre de sa recherche sur The Hidden Injuries of Class, il rencontrait son père, Enrico. Ce dernier était employé de surface et son salaire était l’un des plus bas du quart inférieur de la pyramide des salaires. Ce qui était frappant, raconte Sennett, c’est comment la vie des salariés, à cette époque (après la Grande dépression et la Seconde Guerre mondiale), était prévisible : répétitive, sans surprise, le temps monotone, le travail très rationalisé, mais les progressions de carrière très garanties par la vigilance des syndicats. Du coup, quelqu’un comme Enrico avait pu construire sa vie, avoir une stratégie de carrière : et c’est ce qu’il racontait. Sa vie, dit Sennett, faisait sens pour lui dans une narration linéaire (p. 16). Il se sentait l’auteur de sa vie, qu’il avait projetée et réalisée étapes par étapes : et ceci lui conférait un sentiment de « self-respect ». Il avait centré sa vie sur sa famille, et, pour ses enfants, il avait à moment donné fait le choix de s’arracher à la communauté italienne de son quartier d’origine pour leur donner un environnement, dans la banlieue, plus propice à leur développement. Mais il retournait tous les dimanche dans son quartier italien, allant à la messe puis passant la journée parmi les siens, où il était écouté comme un homme d’expérience.

  Enrico avait fondé des espoirs de progression sociale sur son fils, car même s’il avait réussi à accumuler de la sorte une certaine quantité d’honneur social, il ne voulait pas qu’il vive la même vie que lui. Or, ce dont Sennett s’aperçoit peu à peu en parlant avec Rico, c’est que cette ascension sociale, tout à fait réussie sur le plan matériel, s’était effectuée dans la rupture avec les valeurs du père. Quand il était adolescent, Rico, par exemple, avait honte de la façon dont son père refusait de prendre des risques, était incapable de mobilité, parlait par proverbes ou par sentences provenant de son expérience professionnelle : « Tu peux ignorer la saleté, mais cela ne la fera pas partir » (p. 26). Donc Rico était « parvenu » en adoptant au contraire les valeurs « modernes ». Et pourtant, tout ceci s’accompagnait d’une détresse considérable : Rico était hanté par le sentiment que lui et sa femme (très bonne partenaire pourtant dans ces choix de carrière risqués) perdaient tout contrôle sur leur vie. Ils avaient changé de travail et de région une dizaine de fois ; leur temps était ingérable, donc l’éducation de leurs enfants leur échappait. Chaque fois qu’ils avaient gravi un échelon, cela s’était traduit en hausse de salaire, mais en perte d’assurance, car le nouveau travail exigeait à chaque fois davantage de temps, reposait sur davantage de risque, sur une responsabilité diffuse, incernable, très stressante. Il n’existait plus pour eux aucune vraie frontière privé/public à cause du travail par internet. Du coup, Rico avait l’impression que sa vie ne pouvait pas constituer un exemple pour ses enfants. Sennett analyse sous cet angle la position politique de Rico, inverse à celle de son père, de conservatisme républicain : comme un modèle parfaitement idéalisé et inexistant d’une cohérence perdue, plus que d’une communauté jamais connue.

Ce qui m’a beaucoup frappée dans ce livre de Sennett, c’est le fait qu’il mobilise de façon aussi fondamentale la référence à la littérature, notamment à la question du récit et du caractère comme catégorie « poétique » (au sens de la Poétique d’Aristote). L’idée générale est que le nouveau capitalisme, fondé sur des valeurs comme la flexibilité, l’adaptabilité, le changement constant, la prise de risques, le travail en équipe sans responsabilité fixe et comme sans autorité ni hiérarchie, rend impossible la constitution de « caractères » (et affecte donc profondément les modes de subjectivation). A ce mot, « caractère », il donne vraiment le sens ancien du terme, pas complètement psychologique (même si la perte du caractère a des conséquences – non moins que des causes – psychologiques) : ethos, presque statut incorporé. Sennett semble dire que le récit de vie (la possibilité de se raconter dans une biographie linéaire) constituait, autrefois, l’équivalent d’une dignité : ce dont on pouvait revêtir sa vie en la présentant (et se la représentant) comme un ensemble stable, délivrant une image en quelque sorte mémorable de soi.

Toute routinière que fût leur vie, les acteurs sociaux pouvaient avoir un plan de carrière parce que leur vie était claire et prédictible. Cette prédictibilité de la vie routinière faisait que tout était prévisible. Le père pouvait raconter sa vie sous la forme littéraire d’un récit autobiographique : il pouvait se présenter sur la scène du monde, il avait un « caractère », le statut de celui qui a fait les bons choix etc. Au contraire, son fils Rico a réussi, mais au prix de la perte de la possibilité de raconter sa vie : plus de rapport hiérarchique, sa vie n’a plus de forme, l’autorité était devenue évanescente, stress du perdre son travail.

Ceci m’a frappé, c’est le rapport que Sennett nous suggère d’établir entre ce fait socio-économique, et ce qui a, auparavant, affecté la littérature, le roman : le fameux récit sans personnage. Cela jette une suspicion radicale sur l’idée que l’on désaliénerait le monde en prônant la mort du roman, comme l’a cru la modernité. Côté littérature (comme côté histoire, cf. Carlo Ginzburg, Le fil et les traces. Vrai faux fictif, Paris, Verdier, 2010, p. 383-385), toute la modernité a été occupée par la grande affaire de la destruction du récit et du personnage : il fallait de la sorte désaliéner les lecteurs, attaquer la dimension d’idéologie bourgeoise de la littérature. Ne pas oublier la célèbre formule d’Althusser : « L’idéologie interpelle les individus en sujets ». Ou Barthes, dans Mythologies, expliquant que la littérature avait condamné le vieux Dominici, pour la bonne raison que des catégories proprement littéraires, du récit réaliste du XIXe siècle, notamment en termes de caractère (mais au sens psychologique du terme) avaient été mobilisées pour expliquer ses actions, reconstruire les vides à l’aide d’un vraisemblable narratif.

Qu’est-ce que la perte du statut ?

On peut penser à un texte de Benjamin, le célèbre « L’oeuvre d’art à l’âge de sa reproduction mécanique », où Benjamin rapproche en fait l’aura du statut, bizarrement (dans Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 278)[1]. Mais aussi à ses deux textes où il évoque la pauvreté de l’expérience (« Le conteur » et « La pauvreté de l’expérience », dans Œuvres III), avec la disparition du conteur : l’expérience, c’est ce qui se raconte et se transmet, pour Benjamin (dans le livre de Sennett, l’expérience, c’est simplement ce qu’on vit : et la caractéristique de l’expérience que vivent les gens, dans la société néo-capitaliste (« néo-libéralisme »), c’est qu’ils ne peuvent pas la constituer en récit, donc en expérience au sens de Benjamin). Or, Benjamin imputait au XIXe siècle, à la vie routinière d’Enrico (du type des Temps modernes), d’avoir fait disparaître le conteur. Alors, face à cette contradiction, se pose, comme d’habitude, la question : s’agit-il d’un phénomène nouveau ? De quand date-t-il au juste ? Quels facteurs le commandent au juste ?

Dans une version pessimiste, on dirait que « ça va de mal en pis » ; dans une version optimiste, que « l’humanité n’arrête pas d’inventer ».

Olivier Schwartz : Le nouveau régime de fonctionnement du capitalisme et la montée de la flexibilité remodèlent profondément les histoires et les trajectoires des individus. Ceux qui vont grandir, dans quelle mesure seront-ils capables de donner un récit d’eux-mêmes cohérent, qui ait du sens ? Un tel régime social et biographique ne peut pas ne pas compliquer la construction d’une image de soi, mais on ne peut pas exclure que les individus fabriquent autrement du sens et une image cohérente d’eux-mêmes. Il peut y avoir des formes de construction de soi et d’estime de soi dans la capacité de faire face à l’instabilité. On sait par les sociologues de la précarité que cette précarité est susceptible d’être vécue, par une fraction de ceux qui la vivent, comme quelque chose qui n’est pas nécessairement négatif, comme une capacité de rebondir. On peut penser qu’ils pourront fabriquer des récits de leurs vies.

Hélène Merlin-Kajman : Est-ce que tu le vois dans ton propre travail ?

Olivier Schwartz : C’est un travail sur les conducteurs de bus, qui ne sont pas des précaires. Dans les années 1970, il y a eut un grand intérêt chez les sociologues pour la précarité ; du coup, il m’a semblé que l’on s’occupait moins des populations moyennes. Cependant, certains conducteurs ont connu l’instabilité professionnelle : j’ai constaté la difficulté qu’il y a à faire des entretiens biographiques quand les gens ont eu des expériences atomisées, car eux-mêmes ne se souviennent pas bien de cette précarité où ils ont accumulé les petits boulots. L’éclatement des trajectoires professionnelles complique le récit de vie.

Hélène Merlin-Kajman : Ont-ils « un caractère » depuis qu’ils sont conducteurs ? Pensent-ils qu’ils vont léguer quelque chose ?

Olivier Schwartz : Oui. Le fait d’avoir un emploi stable leur permet de construire un avenir, de penser à une transmission à leurs enfants. On ne peut pas dire que ce soit une condition indispensable au récit de vie, mais ça le favorise.

Hélène Merlin-Kajman : Dans ton livre Le Monde privé des ouvriers, les parents des enquêtés avaient vécu dans les corons : le fait même de la vie privée était nouveau pour eux.

Olivier Schwartz : Cela ajoute une complexité supplémentaire : à l’intérieur même d’une même corporation, il y a une rupture entre générations de salariés. Je vous renvoie à Retour sur la condition ouvrière : entre les parents et les enfants qui travaillent tous chez Peugeot, il y a une rupture.

Brice Tabeling : J’aimerais poser la question du témoignage : que faut-il pour avoir un récit ? N’est-ce pas suffisant d’avoir une parole, même décousue, pour avoir un récit de vie ? Dans les passages de Benjamin (dans « Le Conteur ») et de Carlo Ginzburg (dans Le Fromage et les vers. L’univers d’un meunier au XVIe siècle, Paris, Flammarion, 1980) cités par Hélène, il est question de récits de la micro-histoire qui incorporent les silences et les trous. Ne peut-on pas faire des formes de micro-histoire à partir des questionnaires ? Le témoignage repose sur une énonciation, plus que sur un récit, une chronologie. Et si l’on se penche sur le livre de Sennett, à partir de ces témoignages, il fait bien quelque chose comme une fiction, puisqu’il change tout : les noms, les professions réelles, etc. Est-ce que les repères de la sociologie sont importants dans ce cadre ? Peut-on faire l’hypothèse que Sennett parviendrait à tirer une connaissance plus profonde sans elles ?

Olivier Schwartz : Sur la troisième question, je crois difficile de comprendre le parcours d’un individu sans prendre en compte la génération/le sexe et le milieu social. Les variables sociodémographiques sont fortement déstabilisées par le type de régime social actuel : il y avait une grande standardisation dans les années 1960-70, donc l’appartenance à une catégorie socioprofessionnelle était prédictive de comportements. Aujourd’hui, on assiste à une très grande hétérogénéisation qui bouscule le lexique même des sociologues. Donc, oui, le lexique est à reconstruire, mais ces variables doivent quand même être prises en compte.

Sur les deux autres questions : y a-t-il des conditions pour que le meunier évoqué par Ginzburg produise un discours ? On ne peut pas exclure que les individus qui vont grandir dans cette société ne pourront pas construire des récits, mais il y a peut-être quand même des conditions minimales pour pouvoir le faire. Mais peut-être se rendra compte qu’il y a des niveaux d’instabilité, de flexibilité (dans les situations de travail, de vie) et d’absence de maîtrise de sa propre vie qui rendront impossible la production de récits de vie. Il faut de la prudence.

Mais l’historien, le sociologue, doivent quant à eux maintenir leur propre droit à tenter de construire des récits, même quand les individus ne peuvent le faire : et ils le font comme le fait Ginzburg, en évitant le déterminisme trop lourd. Je plaiderai en faveur du droit du chercheur à produire un discours autre sur les acteurs, décalé par rapport au sentiment qu’ils ont de leur vie. Qu’on se souvienne du récit des Indiens : les biographies étaient impossibles pour les Indiens. Est-ce que cela ruine l’entreprise qui les leur prête ?

Marie-Hélène Boblet : Le seul récit possible de ces vies fragmentées serait-il l’épopée, c’est-à-dire le récit de celui qui s’en est sorti ? Mais les autres ? Je pense à l’expression terrible d’être « en fin de droit ». Il me semble qu’il faudrait d’autres conditions : la dignité, le sentiment d’être quelqu’un pour rendre possible ce récit de vie.

Michèle Rosellini : Je voudrais revenir sur la question de Brice : à quoi penses-tu, Brice, quand tu parles en termes de récit, ici ? Et à Olivier : y-a-t-il une incidence de la littérature, de catégories littéraires, sur les acteurs sociaux ? Est-ce qu’il n’y a pas une sorte de gêne à se raconter quand on vient d’un milieu populaire ? Car parler de soi fait que « on s’en croit », comme on disait dans le Sud.

Brice Tabeling : Qu’est-ce qu’il faut au minimum pour qu’on reconnaisse un récit de vie ? Je pense qu’il faut politiquement pas mal de choses. Mais il peut y avoir une très grande fragmentation sans pour autant renoncer à un ordre. Je souhaite qu’on reconnaisse aussi quelque chose comme : il y a un « je » qui s’est noué à cette parole-là.

Olivier Schwartz : Sur la réticence à parler de soi, rien n’a bougé depuis la période de ta jeunesse, Michèle. Sur la question de l’infiltration des modèles un peu littéraires chez les enquêtés, je ne suis pas confronté à cela et je n’ai pas d’exemple, mais je rencontre plutôt des gens réticents à parler d’eux, des gens qui pensent ne pas avoir droit à parler de soi.

Michèle Rosellini : Il y a pourtant le modèle télévisuel des talk show où l’exhibition de soi est manifeste ?

Olivier Schwartz : Chez les chauffeurs de bus, cela n’apparaît pas. Ils n’iraient pas à la télé. Ils appartiennent au haut des gens qui sont en bas : ils ne constituent pas un nouveau prolétariat. Ils n’ont pas d’image de leur capacité de parler qui leur permettrait d’aller parler à la télé.

Laurence Croq : J’aimerais revenir sur la question de la construction des identités dans le livre de Sennett, construction pour laquelle j’ai une analyse différente : je suis frappée, en ce qui concerne Enrico, par la force de son incorporation à la société, alors que son fils n’est incorporé nulle part. Est-ce que les sociologues arrivent à intégrer des critères de désaffiliation et de désincorporation ? Ma femme de ménage est maghrébine : dans sa communauté, c’est « quelqu’un ». Les éléments de communautarisme propres à contrebalancer la perte de l’estime de soi sont-ils pris en compte ?

Olivier Schwartz : Les sociologues ont conscience du problème, mais il est difficile de penser tout ensemble. Il faudrait toujours à la fois penser la domination des dominés et les ressources que des personnes dominées sont capables de trouver ou de produire. Je vous renvoie à Passeron, Le Savant et le populaire (avecCl. Grignon, Paris, Seuil, 1989) :le savant est toujours pris entre le risque (au sens de conditions indépassables) du misérabilisme et celui du populisme (c’est-à-dire la vision enchantée du peuple). Vous mettez le doigt sur une antinomie constitutive de la sociologie : dans notre propre cheminement lors de cette discussion, on s’en rend compte. En évoquant le risque de perdre toute possibilité d’avoir une histoire, j’ai donné une vision misérabiliste ; et vous, vous avez évoqué l’autre vision, plus populiste.

Emmanuelle Morgat : Y-a-t-il un retour positif du travail sociologique des enquêtes ? Un gain d’estime de soi ?

Olivier Schwartz : Souvent, il y a un effet et même immédiat. Bourdieu le dit bien dans La Misère du monde (Paris, Le Seuil, 1993), dans sa postface en particulier. Si en revanche, par retour, vous entendez la lecture de l’entretien, la prudence doit surgir. Mais il y a un bonheur immédiat d’avoir dit quelque chose d’intéressant, chez l’enquêté. En revanche, pour ma part, je pense qu’il faut éviter de donner à voir ensuite le texte de l’entretien.

Hélène Merlin-Kajman : Je voudrais préciser, pour Laurence, que si l’on suit Sennett, il n’y a pas exactement de conscience de classe aux USA à l’époque d’Enrico, mais une conscience des communautés.

Je reviens à ma perplexité initiale : pourquoi Benjamin semble-t-il se trouver, pour son époque, face à une situation qu’il relie au capitalisme industriel du XIXe siècle ? Il évoque la figure de l’automate, de l’automatisme. Ce que Sennett montre, lui, en 1998, c’est qu’une partie de tous ces gens trompés et rejetés par IBM, deviennent des intégristes. Tout à l’heure, j’évoquais deux hypothèses : « tout va de mal en pis » ; ou bien : « l’humanité invente toujours des solutions ». Il y a donc encore une autre hypothèse : face aux effondrements des liens sociaux et des possibilités narratives, les gens réinventent le mythe, l’appartenance mystique. Il faudrait donc se dépêcher de donner des possibilités narratives à tout le monde !

La séance se clôt sur un buffet.



[1] « On pourrait la définir comme l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il. Suivre du regard, un après-midi d’été, la ligne d’une chaîne de montagne à l’horizon ou une branche qui jette son ombre sur lui, c’est, pour l’homme qui repose, respirer l’aura de cette montagne ou de cette branche. [...] [Or] De jour en jour le besoin s’impose de façon plus impérieuse de posséder l’objet d’aussi près que possible [...] » « Note : Que les choses deviennent "humainement plus proches" des masses, cela peut signifier qu’on ne tient plus compte de leur fonction sociale. Rien ne garantit qu’un portraitiste contemporain, quand il représente un célèbre chirurgien prenant son petit déjeuner entouré de sa famille, saisisse plus exactement sa fonction sociale qu’un peintre du seizième siècle qui, comme le Rembrandt de la Leçon d’anatomie, présentait au public de son temps une haute image de ses médecins. » (Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de se reproductibilité technique (dernière version), dans Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 278).

 

Séminaire

séance du  13 décembre 2010 
 

 

Préambule            

Dans le questionnaire, nous interrogeons : « le rap appartient-il à la littérature » ? La question s’est compliquée lors de la séance où Bettina Ghio est venue nous présenter son travail sur le rap français. Elle fait le pari d’analyser les textes de rap sans les considérer seulement comme les témoignages d’un contexte social. Attentive, bien sûr, au fait que le réel fournit souvent le corpus sémantique de ces textes, elle explore cependant la façon dont ils revendiquent une attention à la langue, dont ils expriment le désir d’être beaux et percutants, et leur lien, conscient ou non, à des références littéraires. Ainsi, sans chercher à rattacher ces textes à « la littérature », Bettina Ghio met à jour un geste, qui est peut-être d’ordre littéraire.

La discussion s’est alors engagée sur le rapport entre ce geste et ses enjeux sociaux. Peut-on imaginer que, dans ce soin, dans cette attention à la langue, de la violence circule ? Que le « surplus » littéraire soit précisément en charge d’une fonction de contestation ? Puisque l’effort linguistique et poétique ne suffit pas à définir la littérature, il faut se demander vers quoi va le geste… et cela seul permet peut-être de juger de la valeur d’une œuvre littéraire. À moins que la question de la valeur ne se trouve précisément suspendue par la littérature ? Et voici comment nous nous sommes trouvés face à une question brûlante, qui a tissé des liens avec d'autres séances. À suivre, donc, avec les comptes rendus des rencontres avec Alexandre Gefen, Jérôme David et Jean Kaempfer.

S. N.

 

 

 

Rencontre avec Bettina Ghio :

la question de la littérature dans le rap français



19/11/2011 

 

PrésentsMarie-Hélène Boblet, Stéphanie Burette, Mathias Ecoeur, Linda Farès, Mathilde Faugère, Catherine Gobert, Julia Gros de Gasquet, Virginie Huguenin, Tania Leite, Sarah Mouline, Hélène Merlin-Kajman, Sarah Nancy, Nancy Oddo, Antoine Pignot, Clémence Rey-Sourdey, Brice Tabeling, Sandra Travers de Fautrier, Anne Régent, Manon Worms, Antonia Zagamé.

Bettina Ghio, doctorante en littérature française, présente son travail :

Mes recherches doctorales portent sur un « phénomène culturel » peu étudié dans les domaines des lettres : le rap français. C’est surtout la sociologie qui s’est intéressée à lui et a prêté une attention particulière au moment des émeutes des banlieues en 2005 : les textes de rap ont alors été perçus comme la preuve précieuse des tensions existantes dans la société française.

C’est justement à ce moment-là que j’ai commencé à m’intéresser au cas du rap, à ces textes qui circulent dans l’espace francophone, écoutés et produits par et pour la jeunesse française, principalement celle qui habite dans les banlieues défavorisées. Mais j’ai eu un premier tort : la tentation sociologique d’approcher ces textes exclusivement comme des « témoignages » de l’état d’âme de ces jeunes, témoignage de leurs conditions de vie ainsi que de leur ressenti des tensions qui traversent la société contemporaine. Erreur qui m’a fait au début passer à côté d’une approche autre que le rapport de ces textes au strictement réel. 

C’est alors qu’une phrase m’a particulièrement interpellée. Il y a quelques années, le linguiste Alain Bentolila manifestait lors d’un entretien sa principale inquiétude au sujet de la langue parlée par les jeunes dans les banlieues défavorisées françaises, et mettait en garde enseignants, sociologues et linguistes, par une exhortation particulièrement intéressante : « Arrêtons de nous ébahir devant ces groupes de rap et d’en faire de nouveaux Baudelaire ! ». C’est qui est particulièrement intéressant, à mon avis, dans ces propos, c’est qu’en opposant rap et poésie, Alain Bentolila met finalement tous les deux sur un même plan de comparaison : le rap serait pour lui le « résultat littéraire » de la « langue appauvrie » parlée par un secteur de la jeunesse française.

A partir de cet aspect, qui me paraît « troublant », une première question m’est venue : comment se fait-il que ces jeunes, « si loin de la richesse de la langue », privilégient, avec le rap, une expression et une pratique par la langue, ou, pour le dire autrement, la langue comme pratique ? Il m’a semblé alors que la seule approche sociologique ne suffisait pas pour rendre compte de la complexité de ces textes où la question de la littérature et du « littéraire » me semble fortement présente.

Sans tenter d’évoquer ou de démontrer la qualité littéraire du rap, je voudrais alors tout simplement vous présenter quelques-unes de mes réflexions sur la question de la littérature dans le rap français.

Le rap est un genre musical qui est apparu dans le Bronx à New York au milieu des années 1970 à partir des pratiques culturelles – surtout de tradition orale – de la communauté afro-américaine. Sa diffusion en France dans les années 1980 par les radios associatives a permis que les jeunes des quartiers populaires s’approprient le rap dans un processus qui semble, a priori, de stricte identification avec la situation sociale des Noirs-américains et/ou aussi d’un phénomène de mode.

Je me suis intéressée alors aux premiers textes de rap qui apparaissent dans l’espace culturel français ; c’est-à-dire les premiers produits en langue française à être vendus chez les disquaires et écoutés par les jeunes. Je suis tombée ainsi sur deux disques, parus en 1990, considérés comme les « disques fondateurs » du rap français : la compilation Rappatitude !, et Y a pas de problème du rappeur Lionel D. Plusieurs textes de ces disques expriment une sensibilité particulière aux événements réunis sous la thématique « immigration » qui ont marqué la décennie 1980, comme le laissent voir notamment les titres « Les années 80 », « Pour toi le Beur » ou la lettre adressée à François Mitterrand « Monsieur le président » du disque de Lionel D ou « Enfants du ghetto » dans Rappatitude !.

De toute évidence, ces titres appellent l’approche socio-historique : ils renvoient aux préoccupations spécifiques de leur période de production. Comme le texte « Les années 80 » qui évoque, par exemple, le risque de racisme qui a caractérisé la décennie :

Car humains de ce monde, permettez si j’ose

Demander la raison d’une certaine chose

Est-ce que les couleurs ont une raison d'être ?

Pour certains c'est sûr, mais pour d'autres peut-être

[...] Parce qu'il y en a racistes au cœur bien trop froid

Bouffés par l'orgueil, de se croire les rois

Prétentieux bidons à la mauvaise couronne

Les années 80 m'étonnent.

Ou « Pour toi le Beur » qui pénètre au cœur des tensions liées à l’immigration et particulièrement à la situation des immigrés maghrébins en France :

Il faut toujours que ton nom rime avec galère

Qu’on le confonde avec le mauvais sur cette drôle de terre

Ceci n’est pas pessimiste, mais juste réaliste

Un méfait commis quelque part, il y a ton nom sur la liste.

Et aussi « Enfants du ghetto » qui évoque le sentiment de « ghettoïsation » des jeunes qui habitent les quartiers populaires :

Je rap mes angoisses et mes désirs

De mes amis qui n’ont pas leur place

Pourtant nous sommes l’avenir,

Les enfants du ghetto.

Le réel fournit le corpus sémantique de ces textes, cela est indiscutable, pourtant ce n’est pas leur seul et unique intérêt. Si nous observons les deux premiers textes, nous remarquons, d’abord, la rime des vers dont le modèle de départ est l’alexandrin et dont la structure dialogique rappelle, en plus, celle d’une pièce de théâtre classique. Par exemple, dans le deuxième texte, le « je » énonciateur se retourne à un moment vers un public « 

 » et l’interpelle par le « messieurs-dames », ce qui évoque le cadre d’une scène de théâtre : « Une réflexion s'impose, messieurs-dames je vous dis / Ces êtres sont humains, il doit en être ainsi ».

 Ensuite, nous retrouvons une série d’éléments qui insistent sur le choix exclusif de la rime pour la construction du texte. Ainsi, dans « Les années 80 »,  le rappeur assume non pas le rôle d’écrire ou de parler sur son temps, mais celui de (le) « rimer » et de (le) « rapper », délimitant de cette manière la frontière entre un usage « général » ou « ordinaire » de la langue et un usage « poétique ». Ce qui rappelle, en un sens, la conviction de Paul Valéry, exprimant en tant que poète la différence entre un usage « inconscient » et « conscient » de la langue. Pour lui, « l'usage poétique est dominé par des conditions personnelles, par un sentiment musical conscient, suivi, maintenu... ».

Nous retrouvons dans le disque Rapattitude !, des références au paradigme poétique encore plus intéressantes. Deux textes « La formule secrète » du groupe Assassin et « Je rap » de Suprême NTM tournent autour des attributs poétiques que les rappeurs associent à leurs textes. Le premier insiste sur le caractère « magique » en même temps que « meurtrier » des rimes, comparant la poésie du rap à une sorte de « potion magique » qui pénètre les esprits :  

Meurtrier à souhait au cœur d'assassin

C'est encore lui et pour vous il revient

Oui je suis le mec que l'on appelle Rockin'Squat

Ma poésie fuse et mes rimes matraquent

Le métaphysicien de l'écriture est en action

De Paris 18ème je t'envoie cette nouvelle potion

Donc rentre dans cette rythmique des plus poétiques.

Le deuxième, par contre, sur leur aspect ludique semblable au jeu d’enfant :

Je reprends

Adaptant l’élément

Contrôlant, dominant la prose,

Elle brille débridant son degré

Arrachant chaque effet

Le dégustant tel un mets

Ma bouche gronde

Virtuose

Oui, j’ose, puis pose

Je joue, roule, danse, phase

Avec les phrases

Je rap. 

Dans son dictionnaire de poétique, Michèle Aquien (1993) insiste précisément sur les liens étroits qui rattachent la poésie à l’inconscient, et qui relient justement poésie et enfance, d’une part, et poésie et rêve, d’autre part. Le travail sur les mots qui se fait par la poésie rappelle ainsi le premier contact avec le langage dans l’enfance, c’est-à dire, « ce premier plaisir qu’il a procuré (pêle-mêle : plaisir de prononcer, d’énoncer, de maîtriser) ». En même temps, la poésie ressemble à un état de rêve, car elle permet un certain « écart » entre monde réel et monde « magique » ou imaginaire, et établit un contact entre la vie et les « choses cachées ». En bref, le langage poétique est d’une certaine façon analogue à ce que la psychanalyse observe dans le mot d’esprit, le rêve, la parole échappée ou le discours des analysants sur le divan, qui permettent de faire surgir des mots par paronomase, anagramme, etc...

Nous pouvons alors observer ces attributs du langage poétique dans ces deux textes. La métaphore enfantine sert précisément à qualifier la démarche poétique du rap dans « Je rap », comme nous pouvons l’observer dans les trois derniers vers. Ils évoquent de toute évidence le plaisir chez l’enfant qui commence à maîtriser le langage, ce moment où il est en train d’acquérir ses conventions et où, en même temps, il trébuche, il utilise des mots à côté, inventés dans un moment de babillage. L’aspect « magique », ou d’instant de rêve, apparait dans « La formule secrète » par le lexique du texte,  par le fait de percevoir le rap comme une « potion » et par des formules du type : « je rentre dans ton esprit, puis j’en ressors, puis j’y reviens »

Je voudrais signaler également un autre élément qui m’a particulièrement interpellée dans les textes cités dans cet exposé. Outre la forme qui renvoie au paradigme poétique, l’attitude des rappeurs renvoie également à une sorte de « conscience littéraire » ou « poétique ». Je m’explique : les textes insistent sur « la grandeur poétique » du rap et le rappeur exalte sa propre maîtrise de la rime, tout comme son rôle de rimeur. Cet aspect prend deux formes bien distinctes :

D'un côté, comme par exemple dans « Pour toi le Beur », le rappeur envisage sa démarche comme une sorte de « vocation littéraire », voire d’« appel à caractère divin », où sa parole recouvrerait une « obligation morale » :

Et le métis rappeur que je suis connaît bien son devoir

Celui de dénoncer, de crier sur cette injustice

Portraitiste d'une société d'égoïstes.

Idée que Lionel D. développe encore dans « Rappeur » :

Je passe mon temps à rêver, plein d'espoir et d'illusion

Je fais de mon mieux, je suis sincère un peu comme une mission

Pour le reste : la discrétion est de mise.

Je te donne mes rimes, et toi aussi elles te rentabilisent

C'est pour cela que j'y crois et tu vois

Je ne m'arrêt'rai pas, c'est comme ça

Longue est la route pour aller vers toi

Mais j'ai les mots qu'il faut pour ça

Car je suis un... tu sais quoi ? Rappeur.

Ou dans « Les mots », où il insiste sur son « devoir » de rappeur au service de son auditeur et de la rime : « Maître de cérémonie, rappeur pour te servir / Pour te servir des mots si forts que tu vas réfléchir ».

Cette question rejoint celle de « la virtuosité verbale », comme en rendent compte les textes de Rappattitude !, par des énoncés du type : « Le métaphysicien de l’écriture est en action » ; « Le moment où la musique, les mots / S’entrechoquent, se croisent/ Là où quand j’écris ces phrases/ Je puise l’extase », « ma poésie t’instruit », parmi d’autres dans « La formule secrète ». Dans « Je rap » nous retrouvons les vers suivants : « Je rap, phase, façonne la phrase / Caressant, domptant, sculptant les mots / Je maîtrise, que dis-je, j’excelle ! » qui rappellent sans doute la virtuosité verbale du personnage d’Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac : « Je fais, en traversant les groupes et les ronds / sonner les vérités comme les éperons », une sorte de « pédantisme verbal » de la part du « je » énonciateur qui concerne son art de bien maîtriser les mots.

Mais surtout, il me semble que le texte « Je rap » rend compte essentiellement de cette « vocation littéraire » du rap :

Relancé par le flot

J'instaure la prose

Prose, symphonie des rimes

Rehaussant avec prestance

La qualité des mots

Oui des mots qui orchestrent ma musique.

Le jeu du lexique musical et poétique paraît évoquer, d’une certaine façon, un besoin littéraire latent qui serait désormais satisfait grâce au rap. En « instaurant la prose », le rappeur indique qu’il établit la pratique du rap dont le texte constituerait la base fondamentale. Ce n’est donc pas le « côté musical » qui est mis en avant dans le rap, mais la parole : les mots « orchestrent cette musique » et l’éloquence devient son outil indispensable. La maîtrise des mots apparait comme l’atout premier pour que les mots arrivent, braves, aux oreilles des auditeurs pour leur faire sonner « les vérités » : « Par ma voix, mon rap devient puissant / Il est présent / Il te prend / Il t'enlace ». Le texte insiste également sur « l’effet » produit sur l’auditeur, car il cherche à le toucher dans son émotivité, voulant se substituer, d’une certaine façon, aux discours sociologiques et/ou politiques : « Évitant toute erreur / J'attaque avec saveur / Fouettant l'auditeur /Le touchant en plein cœur ».

Comme je l’avais signalé, il n’a pas été question ici d’insister sur les qualités littéraires de ces textes, ni d’ouvrir le débat sur la place du rap dans la littérature. Je n’ai pas essayé non plus de considérer ces rappeurs comme de nouveaux Baudelaire. Le but de ma démarche a été tout simplement de montrer la présence des aspects de la littérature dans ces textes, et, de plus, le fait que cette présence apparait comme « consciente ».

Parmi les premiers chercheurs à s'intéresser au phénomène du rap français, Georges Lapassade et Philippe Rousselot avaient déjà signalé la question littéraire. Pour eux, le rap français serait lié à son « passé » littéraire, à la différence du rap américain qui renouvelle des pratiques langagières de la jeunesse afro-américaine. Ils reconnaissent ainsi le rap « dans une tradition littéraire où avant les rappeurs, il y avait, par exemple,  la poésie glaciale et désabusée de Villon ou la poésie folle de colère d'Agrippa d'Aubigné ».

Si j'ai parlé ici des premiers textes, c’est parce, d’un côté, ils présentent des caractéristiques qui resteront dans le rap, se reproduisant et se recréant sous des formes diverses et variées jusqu'aux raps de nos jours. Mais c’est surtout parce, en tant que précurseurs, ils rendent compte de l’univers qu’ils installent : un univers qui « appelle », si l’on peut dire, « la littérature ». Nous avons vu que la tournure et la forme de ces textes puisent en partie dans la tradition poétique française, et en ce sens le verbe du rap ne serait pas solitaire. Il s’inscrit dans cette continuité que Roland Barthes (1956) signale pour toute écriture qui se consomme dans « une familiarité rassurante », car elle est un compromis entre une liberté et un souvenir et remue tout un système : puisque même si elle est personnelle, elle n'est pas solitaire.

Souvenir de la langue et entrée dans une langue littéraire, deux aspects qui jaillissent de l’étude de ces textes. D’une certaine manière, le rappeur met les mains dans la « pâte littéraire », qu’il « façonne », « caresse », « sculpte ». L’écriture lui était jusqu’à présent un « domaine » hostile, comme en rend compte encore une fois « Je rap », qui mobilise d’ailleurs la métaphore du fauve et le langage du dompteur, pour vanter finalement la capacité du rappeur à « dompter », à « contrôler », bref à « maîtriser » la forme poétique qui serait désormais sa proie.

Discussion :

Sarah Nancy : Ce qui est passionnant dans cette approche, et qui enrichit notre réflexion sur la littérature, c’est qu’elle permet de s’interroger sur le « surplus » qui fait qu’un texte est littéraire, sur la littérarité, et cela de manière dynamique. Car, de toute évidence, ces textes témoignent d’une recherche, d’un désir de faire quelque chose de beau avec le langage, que nous sentons même si cela ne rejoint pas notre goût. Cette approche invite à réfléchir sur le geste littéraire.

Bettina Ghio : Je suis en effet sensible au geste d’écriture. Je rapporte cela à ce qui m’a d’abord marquée dans l’écoute du rap et aussi lorsque j’ai découvert ces pratiques, notamment lors d’un stage dans un centre culturel : le moment de l’écriture était très fort, et très physique. Il avait quelque chose d’un plaisir enfantin. Cela invite à s’interroger sur ce qui pousse à vouloir entrer dans la langue, à jouer avec.

Hélène Merlin-Kajman : Je reviens sur ce que vous avez appelé votre « erreur » initiale : l’erreur d’adopter une perspective sociologique sur ces textes. Je voulais vous demander si l’approche littéraire que vous avez finalement choisie vous a aussi reconduite à une approche sociologique, mais pour la modifier. Car, après tout, ces textes ne posent pas seulement la question de l’écriture, mais aussi celle de leur diffusion sociale. Or il me paraît difficile de ne penser cela qu’en termes de « plaisir d’enfance » – ou alors il faut parler de « jeunesse », d’« ardeur de la jeunesse » car il y a quelque chose de violent dans ces textes, et qui plaît aux jeunes en tant que tel.

Bettina Ghio : Ce que je voulais mettre en valeur avec cette idée de plaisir « enfantin » c’est surtout son sens métaphorique d’entrée dans la maîtrise de la langue (notamment poétique). Il me semble que ces premiers textes parlent du plaisir (mais aussi d’une certaine fierté) de réussir à maîtriser la langue française dans une forme littéraire. Et cela est d’autant plus intéressant que cela a lieu dans un contexte de forte tension avec la langue et la culture françaises, qui se manifeste notamment par l’échec scolaire. En même temps, je reconnais que, dans ces textes, il y a des affects violents, comme la colère, la rage, et qu’alors l’image enfantine est moins pertinente que la référence à la jeunesse en lutte, l’adolescence.

Quant à la question sur ma perspective sociologique, l’approche littéraire m’a fait revenir sur elle mais avec une observation différente. Par exemple, je m’intéresse tout particulièrement à la représentation du milieu urbain dans le rap et j’ai pu constater qu’elle est investie d’images et de figures qui ne correspondent pas exactement à celles montrées par les mass-médias ou les études socio-urbanistiques, mais qui sont les mêmes qui apparaissent dans ce que l’on appelle le roman urbain contemporain. En même temps, les effets de réel qu’acquiert cette représentation ont, selon moi, des accents de Jules Vallès. Les aspects sociopolitiques sont donc articulés dans mon travail avec la question littéraire.

Stéphanie Burette : T’a-t-il été possible, justement, de repérer quels étaient les textes littéraires repris par les rappeurs ?

Bettina Ghio : Il s’agit, dans une grande majorité, de textes scolaires, comme « Le Dormeur du val », des références à Molière ou aux fables de La Fontaine ou au personnage Cyrano de Bergerac qui revient plusieurs fois. Après, il y a un secteur du rap où l’on peut constater l’influence des auteurs piliers des textes francophones. On repère surtout la tradition de la chanson française, comme dans les « lettres au président » qui renouent avec « Le Déserteur » de Boris Vian ou « Déserteur » de Renaud, par exemple. Ces influences montrent un aspect souvent ignoré du rap : son inscription dans une continuité.

Stéphanie Burette : Le principe de cette intertextualité serait ainsi de permettre à chacun de reconnaître des choses qu’il connaît.

Bettina Ghio : Je crois que cette intertextualité conteste surtout l’idée de « ghettoïsation » que l’on attribue souvent au rap quant aux références culturelles qu’il véhicule et son positionnement face à la langue française. Plusieurs rappeurs ont confirmé, d’ailleurs, dans des entretiens que la pratique du rap a éveillé chez eux le plaisir de la lecture et de la connaissance de la langue, par exemple, ils revendiquent souvent l’emploi du dictionnaire. En même temps, il y a une autre forme d’influence : on repère dans certains textes des accents de Céline, sans que l’on puisse reconnaître la lecture de Voyage au bout de la nuit. Plus qu’une référence consciente, on ressent une sorte de « communauté de pensée » ou « d’affect » : il y aurait comme des allers et retours entre la violence de la situation et la violence des textes.

Brice Tabeling : J’ai particulièrement apprécié la manière dont tu as réussi à défaire l’approche socio-historique, en dépit même du fait que ces textes l’appellent, la réclament. En même temps, je me demande si le réel historique et social ne fait pas retour d’une autre manière. Car au-delà du référentiel – sans doute les rappeurs ne se « bagarrent » pas – ils ne sont pas toujours comme ils le prétendent –, il y a bien un effet de plaisir de la violence réelle que perçoit l’auditeur. Le « ludisme » dont tu parles n’opère pas de n’importe quelle manière. On peut jouer pour faire violence. J’ai bien compris, en somme, que le but de ton travail n’était pas de se limiter à l’opposition témoignage / texte de plaisir, mais je demande si tu as pensé à cet effet d’un plaisir qui fait revenir le réel social.

Bettina Ghio: En fait, pour cet exposé, je n’ai pris que les premiers textes où ce côté ludique m’a beaucoup frappée. Et aussi, avant tout, j’avais à cœur de ne pas tomber dans le lieu commun de la violence verbale du rap : c’est la raison pour laquelle je n’ai pas cherché à aborder cette question.

Sandra Travers de Fautrier : La façon dont les textes de rap sont pris dans un contexte, et sont dépendants de la voix, du corps, m’évoque la poésie sonore. Je pense à Bernard Heidsieck disant qu’après sa mort sa poésie n’existerait plus. Le geste littéraire est rénové, pensé autrement. Cela expliquerait peut-être que le rap soit difficile à lire. À la différence de la poésie classique, il se soutient difficilement sans la voix.

Bettina Ghio: C’est évidement un aspect fondamental du rap, mais que je n’ai pas abordé ici. J’ai parlé ici seulement du texte, mais ce qui définit le rap en tant que tel, c’est un ensemble d’éléments où la force des phrases et la puissance de la voix des rappeurs servent à établir des variables de qualité. La performance que Paul Zumthor signalait à la base de toute poésie orale, on la retrouve de toute évidence dans le rap et c’est cela qui fait qu’un rap est difficilement imitable. Après, que le rap « soit difficile à lire », je n’en suis pas sûre. En 2000 et l’année dernière, les Editions de la Table Ronde ont publié des anthologies de rap que l’auteur a destinées « à tous ceux qui auront plaisir à en lire ».

Antonia Zagamé : Je me demande dans quelle mesure l’usage que fait le rap du littéraire ou de la littérature se distingue de celui qu’en fait la chanson. S’agit-il d’une appropriation sociologique plus forte ?

Bettina Ghio : Je pense que la différence tient surtout à la discipline que le rappeur s’impose sur la rime et l’emploi des mots. Si dans la tradition de la chanson française, cela existe aussi – je pense notamment à Bobby Lapointe et à ses jeux des mots – cela ne me parait pas être de rigueur. On peut retrouver d’ailleurs dans certains raps des critiques adressées à de mauvais rappeurs pour être de mauvais rimeurs. En même temps, la chanson peut être plus facilement interprétée par d’autres, ce qui n’arrive pas dans le rap dont la voix du rappeur est inséparable de son texte.

Virginie Huguenin : Ce qui m’intéresse, c’est le sentiment d’une présence des références littéraires qui ne passerait pas par la lecture. Il y aurait des expériences littéraires hors du livre, ce qui ne serait pas sans compliquer le travail !

Bettina Ghio : À ce propos me revient une référence à Céline et à la provocation de ses phrases : l’expression « sodomie verbale » chez NTM m’a notamment frappée. Peut-être que cela est à mettre au compte d’une même façon de concevoir le monde : haine, mépris, cela est commun à certains rappeurs et à Céline.

Linda Farès : Je suis frappée, pour ma part, par un autre aspect : car si tu as insisté sur la continuité des références, on peut aussi souligner l’effet de déterritorialisation, que l’on trouve aussi chez des auteurs francophones. Je pense au rappeur Kerry James, qui écrit :

« J’manie la langue de Molière, j’en maîtrise les lettres
Français parce que la France a colonisé mes ancêtres
Mais mon esprit est libre et mon Afrique n'a aucune dette. »

Peut-être s’agit-il de revendiquer les références littéraires pour les déplacer, se les réapproprier pour mieux les retourner contre la langue française.

Hélène Merlin-Kajman : Je repense, dans notre questionnaire sur la littérature, à la question portant sur l’appartenance (ou non) à la littérature de genres comme le rap, le slam, etc. De toute évidence, votre travail, s’il éclaire véritablement le rap de manière intrinsèque, complexifie ce type d’interrogation. On voit, par exemple, comment la thèse de Florence Dupont, selon laquelle les critiques contemporains auraient oublié le fonctionnement des événements poétiques et théâtraux de l’Antiquité (et, en conséquence, ne recourraient au postulat du sens et de la littérature que pour compenser l’absence d’événement) se trouve déplacée : ce que montrent les textes de rap, c’est que l’« événement » de la littérature peut se reproduire hors de son contexte d’apparition : qu’il y a de l’itération événementielle de la littérature, en quelque sorte. Cela complexifie, en conséquence, notre propre recherche : car suffit-il qu’il y ait référence explicite à la littérature pour qu’un texte soit littéraire ? Non, sinon, il n’y aurait que des discours (au sens de l’analyse des discours), pas de littérature.

Cela montre aussi que, contrairement à l’idée selon laquelle la littérature nourrit des préoccupations sociales pour les idéologiser de façon consensuelle (c’est ce modèle que convoque R. Barthes lorsqu’il prétend que c’est la littérature qui a « condamné » Dominici (« L’Affaire Dominici », dans Mythologies) : le modèle XIXe siècle, balzacien), l’inverse peut aussi se produire. Votre travail me fait donc éprouver une perplexité nouvelle face à la question du questionnaire que je viens d’évoquer. En fait, cela nous ramène à la question de la valeur. Si l’on entend la question comme une manière de demander s’il y a, dans tel ou tel genre, un « effort littéraire », on va répondre oui sans hésiter pour le rap ; mais cela n’éclairerait pas forcément notre recherche. J’aimerais aussi revenir à la remarque d’A. Bentolila évoquée tout à l’heure : n’est-ce pas en fait le même geste que de dire que les textes de rap sont « littéraires », mais à l’envers ?

Stéphanie Burette : Je me sens gênée par rapport à l’idée de la différence de valeurs. Peut-on apprécier la différence sans se rapporter à un panthéon d’auteurs ? Ne peut-on pas dire que le rap peut avoir de la valeur tout court, sans évaluer celle-ci à la valeur littéraire ?

Bettina Ghio : Au-delà de cette question de la valeur, ce qui m’intéresse vraiment est que ces textes prouvent que la littérature continue à être une pratique.

Hélène Merlin-Kajman : J’aimerais préciser ce que j’entendais par « complexification autour de la question de la valeur ». Certes, la notion de « geste littéraire » évoquée par Sarah Nancy au début de la discussion est convaincante, parce qu’elle libère d’une conception de la valeur en termes de « panthéon », et qu’elle empêche de s’en tenir au rejet de la littérature à laquelle conduit l’hypothèse de F. Dupont. Mais ce geste suppose d’être défini, et cela autrement que par des effets d’échos, de rimes, etc.

Julia Gros de Gasquet : Je me demande si le recours à la notion d’effet, au sens rhétorique, ne peut pas nous aider – l’effet en vue duquel le texte est produit, d’une part, et l’effet comme résultat, d’autre part. Les concerts visent à susciter un sentiment de révolte. En cela, le rap est une parole éloquente.

Sandra Travers de Fautrier : L’intention est en effet centrale et permet notamment de ne pas parler de valeur. D’un point de vue juridique, l’œuvre est ce qui est mis en forme, ce qui suppose une intentionnalité.

Brice Tabeling : J’éprouve de l’incertitude à ce sujet : l’intentionnalité suppose une maîtrise, un agent responsable, alors que l’effet peut être beaucoup plus confus. Même s’il y a un « je » exprimé dans les textes, il est difficile de prêter une intentionnalité à ce « je », alors que, de toute évidence, les phrases elles-mêmes ont un effet.

Sarah Mouline : J’aimerais revenir sur le rapport entre les textes de rap et la littérature assimilée à travers l’école (assimilation qui se voit, par exemple, à travers leurs noms : « Corneille »). Je me demande comment la violence des élèves se « positionne » par rapport à la violence de certains textes, comme certains textes longtemps censurés de Baudelaire, Céline, qui sont maintenant proposés à l’étude par l’Education nationale. On dirait que la violence est devenue académique.

Brice Tabeling : Je me demande si l’on a vraiment besoin de la question de la valeur. Ne peut-on pas la suspendre ? Quel intérêt y a-t-il à définir la littérature à partir de la valeur ? Poser la question du beau n’est pas poser celle de la valeur.

Hélène Merlin-Kajman : Je ne pense pas avoir affirmé qu’il fallait se la poser. Je m’interroge, simplement, car je constate que beaucoup de nos discussions tournent autour de cette question. Peut-être est-il temps de l’affronter. Par exemple, si le rap est de la littérature, alors pourquoi ne pas l’enseigner ? D’autre part, la question de la valeur, c’est aussi celle d’« avoir des valeurs », donc la question de l’éthique. Lévi-Strauss dit qu’il n’y a aucun critère pour comparer les cultures entre elles, mais qu’à l’intérieur d’une culture, on n’en est pas quitte avec la question de la valeur.

Stéphanie Burette : Le problème, selon moi, est que le postulat de la valeur crée de la hiérarchie, donc de l’exclusion. Pour préciser : ce que je voudrais, c’est pouvoir dire que le rap appartient à la littérature, et cela non pour l’intégrer dans un système de hiérarchie, mais pour rendre compte de l’effet important que j’éprouverais.

Hélène Merlin-Kajman : Mais la hiérarchie des choses n’est pas une hiérarchie des personnes, et prononcer des jugements de valeur, n’est pas censurer.

Stéphanie Burette : C’est précisément cela dont je ne suis pas certaine.

Brice Tabeling : Pour revenir à mon propre doute : le problème, pour moi, n’est pas l’exclusion produite par la valeur, mais la difficulté qu’il y a à fonder les valeurs. En littérature, il me semble possible d’assumer un relativisme total.

Hélène Merlin-Kajman : Cela m’évoque la réflexion de J.-F. Lyotard, dans Au juste, qui fait remarquer que la décision ne peut être dérivée d’un corps de descriptions, de réglementations. Ce qui fait qu’on choisit n’est pas justifiable.

Sarah Nancy : Pour ma part, je m’étonne des incertitudes qui s’expriment concernant l’intérêt de la question de la valeur. Il me semblait, en effet, que, dès le début du projet, la réflexion sur les usages de la littérature s’était située en quelque sorte dans un troisième temps qui assumait l’importance de cette question : il ne s’agissait évidemment pas de s’en remettre à un panthéon des valeurs, il ne s’agissait pas non plus de souscrire au relativisme (relativisme qui peut conduire à affirmer qu’il n’y a pas de littérature mais seulement du « littéraire »), mais d’affirmer que « tout ne se vaut pas ».

Stéphanie Burette : Je me demande si tout usage du verbe « valoir » pose vraiment la question de la valeur.

Mathilde Faugère : Pour revenir à la position relativiste défendue par Brice : cela signifie-t-il qu’on choisit les textes pour une visée extérieure à eux-mêmes ?

Brice Tabeling : Je suis moi-même tout à fait perplexe à cet égard.

Nous projetons de consacrer une séance prochaine à cette question de la valeur.

 

 

 

 

 

Préambule

Le questionnaire que nous vous proposons de remplir sur le site de Transitions est le fruit d'une année de réflexions, puis de débats consécutifs aux premières réponses reçues par le canal du site de l'Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3 qui l'avait hébergé dans le cadre d'un projet innovant de deux ans dirigé par Sarah Nancy et Nancy Oddo, sous la responsabilité d'Hélène Merlin-Kajman.

Quelques semaines après une rencontre dont vous pouvez lire le compte rendu en ligne, le 3 janvier 2011, avec le sociologue Olivier Schwartz, nous avons organisé une table ronde réunissant nos plus proches collègues: les enseignants-chercheurs en littérature française. Les membres de Transitions ont présenté des réflexions, puis Emmanuel Fraisse et Mireille Naturel ont donné deux communications que nous mettrons en ligne ultérieurement. Nous publions ci-dessous simplement un compte-rendu, forcément synthétisé, du débat.

Comme lors de la rencontre avec Olivier Schwartz, nous avons beaucoup appris des échanges, soit qu'ils nous aient permis de mieux cerner en quoi l'aire transitionnelle n'était pas, du moins à nos yeux, un "terrain" au sens sociologique du terme, soit qu'ils nous aient amenés à introduire certaines modifications dans le questionnaire, et notamment de mieux moduler sa première question.

Nous espérons que les réponses que vous nous envoyez et nous enverrez donneront peu à peu à ce questionnaire un peu étrange et certainement contestable toute sa raison d'être; et qu'il se révèlera, comme nous l'avons souhaité, assez plastique pour accueillir une parole très libre - y compris, bien sûr, l'expression du rejet, du scepticisme...

H. M.-K.

 


Autour du questionnaire sur la littérature :

29 janvier 2011

 

Présents, outre les membres de Transitions : Aline Bergé, Michel Bernard, Bruno Blanckeman, Catherine Brun, Michel Collot, Line Cottegnies, Jonathan Degenève, Emmanuel Fraisse, Violaine Heyraud, Sophie Houdard, Michel Magnien, Hugues Marchal, Claire Nacher, Mireille Naturel, Maud Pérez-Simon, Gilles Philippe, Didier Philippot, Jean-Christophe Sampieri, Jean-Paul Sermain, Paolo Tortonese.

Après les exposés de divers intervenants de Transitions, la parole est donnée à la salle. Emmanuel Fraisse et Mireille Naturel présentent ensuite deux communications, puis le débat reprend : le compte rendu qui suit a donc fusionné ces différents temps. Les participants ont relu et, le cas échéant, modifié, leurs interventions.

Eve-Marie Rollinat : Je suis frappée par le fait que les réponses au questionnaire sont venues de bien au-delà de l’UFR.

Emmanuel Fraisse : S’agit-il majoritairement de professeurs ?

Hélène Merlin-Kajman : On ne peut pas vraiment le savoir car beaucoup de questionnaires ne donnent pas cette précision, ou bien sont anonymes. Mais en effet, nous avons reçu des réponses de différentes UFR, et pas essentiellement du personnel enseignant. Votre réaction à tous deux relance la question qui s’est posée lorsque nous avons reçu le sociologue Olivier Schwartz. Il nous disait que le questionnaire intéresserait très sûrement des sociologues, mais qu’il était pour cela nécessaire d’ajouter des questions sur le sexe, l’âge et la formation. Je me demande si c’est un réflexe que nous avons, ce désir d’attacher une interprétation à ces critères. Car que pourrait-on déduire d’une telle information, sur les professeurs par exemple ? Je pense que nous trouverions la confirmation de certains préjugés : que les questionnaires « bavards » viennent des professeurs et que les questionnaires remplis seulement par des croix, au contraire, proviennent davantage de l’administration. C’est peut-être vrai : mais cela nous apporterait quoi, de le vérifier ? Cela nous apporterait quoi, par rapport à l’enjeu du geste ?

Catherine Brun : Peut-être peut-on penser, au contraire, que les réponses brèves montrent une conscience de la complexité des implications, une conscience que la question demanderait un très long développement. Personnellement, je ne serais pas favorable à l’ajout de ces questions permettant un traitement sociologique des questionnaires – du moins, pas en ouverture car cela pourrait conditionner la suite des réponses. On se retrouverait alors à répondre « en maître de conférences », par exemple.

Aline Bergé : Je suis frappée par le fait qu’il s’agit d’une enquête de terrain. Cela ne pose donc pas seulement la question de la sociologie, mais aussi celle de l’anthropologie.

D’autre part, j’ai cru entendre, dans la réponse d’Hélène Merlin-Kajman à la question d’Emmanuel Fraisse, qu’il fallait se méfier de la sociologie. Mais la démarche de terrain pour s’approcher des vies est en elle-même sociologique. Quel problème y aurait-il alors dans le fait de déterminer un profil ? Moi-même, je n’ai pas répondu au questionnaire car j’ai été frappée et déstabilisée par l’hétérogénéité des questions.

Hélène Merlin-Kajman : J’insiste sur le fait que nous n’avons pas pensé le questionnaire sur le modèle de l’enquête de terrain. L’omniprésence du « terrain » (et d’une doxa sociologique ou ethnologique dans nos pratiques) me paraît poser problème, comme je l’avais expliqué dans nos murs lors d’une table ronde consacrée au « français discipline d’enseignement »[1]. Nous ne l’avons pas non plus pensé comme une enquête participative parce que cela supposerait un sujet de la connaissance, et ce n’est pas cela que nous voulions viser. Si nous acceptons la proposition d’Olivier Schwartz, ce sera dans l’idée que nous ne traiterons pas nous-mêmes ces données ; en tout cas pas en sociologues (que du reste nous ne sommes pas). Cela ne signifiera pas que nous n’en dirons rien. Mais pas comme de données à traiter.

Nous sommes tout à fait conscients que les questions sont disparates. C’est que nous avons recherché cet effet de flou, afin de défaire un peu l’assignation de la parole, pour que le « lieu d’où nous parlons » ne soit pas unique et fixé. Ce qui est certain, c’est que les questions ne sont pas du tout conçues spécialement pour les enseignants.

Aline Bergé : Cette diversité fait peur ! Je ne comprends pas ce refus de présenter le questionnaire comme une enquête de terrain. Pourquoi ne pas assumer qu’il s’ancre ici, maintenant ? Car l’aire transitionnelle, c’est de l’espace.

Hélène Merlin-Kajman : Bien sûr, mais cet espace n’est peut-être pas du terrain.

Aline Bergé : On pourrait dire que nous sommes à la fois au dedans et en dehors de cet espace. Le travail supposé par le questionnaire serait à la fois un travail critique et un travail d’anthropologue. On peut penser à l’« observation participante », à l’« œil vivant » de Starobinski. Cette réflexivité engagée chez les enquêteurs est vraiment intéressante. En fait, je m'en tiens aujourd'hui à des remarques prudentes, mais je veux par là suggérer qu'il faudrait envisager un débat de fond sur la question suivante : faut-il ou non, pour réfléchir à notre relation à la littérature, nous emparer des outils d'autres sciences sociales - la sociologie, l'anthropologie...? La séance avec Olivier Schwartz ainsi que de nombreuses interventions qui ont eu lieu aujourd'hui montrent que cette question est cruciale.

Maud Pérez-Simon : J’ai bien aimé, quant à moi, le côté « emmêlé » des questions. Je trouve qu’en sollicitant la dimension intime, les questions cassent la « posture » maître de conférences.

Michel Collot : J’ai mal compris le but du questionnaire. J’ai cru qu’il n’était destiné qu’aux enseignants. Je serais pour ma part plutôt favorable à l’insertion des questions qui permettraient un traitement sociologique des réponses. Puisque les commentaires des lecteurs du questionnaire ont insisté sur le point de vue, il me semble, en effet, que la connaissance de leur statut importerait. De même, il serait utile de préciser les postures de ceux qui lisent les réponses.

Par ailleurs, il serait bien de clarifier, de sérier les questions en faisant la différence entre lecture et enseignement de la littérature. Il ne s’agit pas du tout de la même chose. Enfin, une remarque à titre personnel : je trouve que la question « Aimez-vous raconter des histoires ? » invite à la confusion entre littérature et récit, comme si la littérature n’était que récit !

Bruno Blanckeman : Je pense que la distinction que permettent d’établir les questions entre les dimensions intime et publique du rapport à la littérature permet de faire l’économie de questions strictement sociologiques, qui seraient redondantes, ainsi d’ailleurs que de questions portant sur l’appartenance de tel ou tel genre à la littérature.

Hélène Merlin-Kajman : Si nous avons choisi de poser la question « Aimez-vous raconter des histoires ? » au début, c’est pour éviter le risque d’effet intimidant de la deuxième question, « Pourriez-vous dire ou penser “j’aime la littérature” ? », si nous l’avions placée en premier.

Sarah Nancy : Je voudrais revenir sur l’objection de Michel Collot. Je comprends que la question portant sur le plaisir de raconter des histoires puisse faire penser que nous assimilons la littérature au récit. Mais la suite du questionnaire élargit, certes de façon assez peu précisée, les perspectives : les questions font entrer en jeu des éléments de forme, d’esthétique, de mémoire, etc.

Didier Philippot : Personnellement, j’ai répondu au questionnaire en y résistant. Il m’a semblé porté par l’utopie phénoménologique d’une suspension de tous les présupposés. Les questions sont nécessairement orientées, mais les présupposés ne sont pas affichés ! J’ai l’impression qu’il contourne les universaux par un déplacement dans le champ de l’intime, et ma pudeur en a souffert ! En même temps, quelque chose m’a beaucoup plu. Mais ne vaudrait-il pas mieux expliciter cette suspension pour désarmer la méfiance des lecteurs soupçonneux que nous sommes tous ?

Emmanuel Fraisse : Je ne trouve pas qu’il s’agisse d’un questionnaire sociologique, mais d’un acte. Avec un nombre limité de questions, il soulève toute une série de problèmes. Il transmet une vraie volonté de parler de littérature, il a une dimension militante.

Michel Bernard : J’ai trouvé que le questionnaire comportait deux angles morts. D’abord, l’aspect socio-politique. Il ne faut pas oublier, en effet, que le patrimoine se transmet par la classe dominante, et que la critique procède par connivence. Le masquage sociologique me semble venir de cet a priori que la littérature transcende le fait d’être un homme ou une femme, etc. Ensuite, l’autre aspect qui est laissé de côté est le problème du changement de support du livre, dont on ne peut pas faire abstraction.

Hélène Merlin-Kajman : Si l’aspect socio-politique a été laissé de côté, c’est en effet que nous ne sommes pas d’accord avec le fait que la littérature repose principalement sur une connivence de classe. Cela dit, nous avons tout fait pour que cette réponse soit formulable dans les réponses. Je veux dire, nous espérons que les inévitables présupposés des questions ne fonctionnent pas comme des censures.

Catherine Brun : J’ai été gênée par l’idée que le questionnaire tente de saisir un et un seul rapport à la littérature. Peut-être faudrait-il ménager la possibilité de dire quelque chose de la pluralité des rapports à la littérature.

Gilles Philippe : Pour ma part, c’est la dimension manifestaire qui m’a gêné : elle risque d’exclure ceux qui ne se sentent pas autorisés à dire « j’aime la littérature ». J’ai senti cette dimension manifestaire dans l’allusion à la crise, et dans l’implicite présupposé que certaines choses sont graves (il y a un côté « n’est-ce pas ? » dans un certain nombre de questions). On pourrait imaginer de donner une dimension ternaire aux réponses.

Hélène Merlin-Kajman : Il me semble que la question de l’intime, évoquée par Didier Philippot, doit être distinguée de celle de la singularité : l’intime n’existe pas tout seul, il est créé en commun – il est ce qui reste dans une certaine configuration du public et du partagé.

Quant à la question de la diversité, elle fait partie des choses dans lesquelles nous nous débattons tous, il me semble. Nos étudiants se demandent parfois si nous, enseignants de littérature, nous parlons vraiment de la même chose[2].

Michel Collot : J’ai été frappé par le titre du questionnaire « comment la diriez-vous ? » : il créait l’attente d’une réflexion sur la possibilité de dire la littérature, qui a été finalement déçue. Peut-être faudrait-il envisager un autre mode de rapport au texte que la lecture silencieuse : l’oralisation, la récitation. La voix a souvent été oubliée, la création contemporaine peut nous aider à la retrouver.

Eve-Marie Rollinat : J’ai l’impression que cette pratique est implicitement présente dans le questionnaire, avec ce qui concerne la discussion, par exemple, ainsi que l’école, qui suppose la voix du professeur – ou encore, les questions portant sur la chanson, etc.

Nous sommes, nous enseignants, dans un rapport délicat avec la manière d’enseigner la littérature : nous savons qu’il faut parfois en passer par l’envoûtement.

Dans un travail que j’avais fait sur les autobiographies de lecteurs (il s'agissait d'étudier la lecture dans une langue étrangère), j’avais été frappée par l’importance et la récurrence de l’évocation du rapport au temps, au rythme de la lecture.

Stéphanie Burette : Je n’arrive pas à démêler la question du pouvoir de la littérature : d’une part, on reconnaît à la littérature une grande puissance, et son enseignement implique alors une véritable responsabilité, et, d’autre part, elle permet une grande liberté. Je comprends donc qu’il y ait un refus de définir un corpus littéraire, mais, en même temps, si c’est un objet si puissant, peut-on enseigner n’importe quel texte ?

Eve-Marie Rollinat : Les corpus font l’objet de discussions, justement.

Emmanuel Fraisse : Oui, c’est seulement à l’Université que cette question est implicite, mais, dans le secondaire, les programmes sont définis, ils font l’objet d’une réflexion explicite.

Aline Bergé : Cela pose la question de la contrainte éducative : qu’est-ce qui se passe dans la transmission de la littérature ? Je pose cette question au groupe qui a fait le questionnaire : quel est le but ? C’est la culture qui doit être interrogée comme un processus de contrainte. Car on sait bien que la littérature agit sur nous même en dehors des cadres institutionnels.

Didier Philippot : Selon moi, la littérature détient quelque chose comme une « puissance formatrice ». Mais dire cela, ce n’est pas évoquer une puissance magique qui pourrait faire l’économie du transmetteur : c’est plutôt réagir à l’impuissance à laquelle la littérature est aujourd’hui réduite par le pouvoir politique. Par là, j’entends le fait de croire à la littérature, de croire qu’elle peut former l’homme dans toutes ses facultés et toutes ses dimensions.

Hugues Marchal : La littérature est « formatrice » au sens de la transmission des valeurs, et en même temps, elle a à voir avec la singularité : la littérature me parle à moi. Ce qui est intéressant est de voir comment les institutions, ailleurs, règlent ce problème : je pense, par exemple, au canon obligatoire à lire pour le PhD aux États-Unis. Aujourd’hui, le désarroi vient certainement de ce que le commun – qui est la question à l’horizon d’un canon - n’est plus dans la littérature, mais dans la TV. Or la télévision fabrique des normes de séduction et d'intérêt qui privilégient la brièveté, la simplification de la pensée, le facile, avec des moyens paradoxalement beaucoup plus complexes et sophistiqués que ceux dont un enseignant dispose pour faire aimer le complexe, l'ardu, ce qui prend temps et effort avant d'apporter une satisfaction.

Je vois que la discussion a tendance à partir vers l’utopie et les projets pédagogiques, mais j’ai l’impression que tout ceci est voué à l’échec si on ne prend pas en compte les concurrents comme la TV, le divertissement, hypnotiques par rapport à ce qui se transmet à l’école.

Emmanuel Fraisse : L’école est un lieu de contrainte, elle est obligatoire, et c’est en cela qu’elle est importante, car on ne se sent singulier que parce qu’on appartient à une communauté.



[1] Cf. Le français, discipline d’enseignement : histoire, champ et terrain, dir. Jean-Louis Chiss, Hélène Merlin-Kajman et Christian Puech, Paris, Riveneuve éditions, 2011.

[2] Le prochain texte publié dans « Intensités/ La beauté », « La rhétorique revient : où va la littérature ? » de François Cornilliat, aborde cette question cruciale.



 

 

Séminaire

séance du 6 décembre 2010

 

Préambule

Dans sa présentation, Jérôme David, professeur à l’Université de Genève, invite à reconsidérer la démarcation entre lecture ordinaire et lecture savante. Si la critique des trente dernières années a cherché à (se) protéger de la première, ce « soupçon » n’est plus de mise aujourd’hui car les luttes sociales et les conditions d’enseignement ont changé de forme : confier l’enquête au spécialiste en surplomb, c’est déposséder les individus de leur expérience, et, dans l’enseignement d’aujourd’hui, transmettre ce soupçon peut être délétère. Essayons donc de « croire à ce que dit la littérature », de nous rendre sensibles à ces effets de la lecture ordinaire et de théoriser le « premier degré ». C’est une définition de la littérature qui est engagée : la littérature comme « manière non-factuelle » d’instituer un monde et de dire ce qu’il y a à éprouver du monde ».

Cette proposition forte attire les questions : la critique n’est-elle pas elle-même aussi une manière d’instituer un monde ? À l’inverse, le premier degré, une fois théorisé, est-il encore du premier degré ? Et concrètement, que faire avec ce premier degré : est-ce possible, est-ce souhaitable de fonder sur lui l’enseignement ? Et si l’émotion sert de marchepied pour arriver à un « consensus interprétatif », comment préserver la complexité et le désaccord ?

Après les séances avec Bettina Ghio et Alexandre Gefen, la question de la valeur est déplacée : on ne s’interroge pas sur les fondements d’une hiérarchie des textes littéraires, mais sur ce qu’on peut attendre de la littérature, ce pour quoi elle vaut. Retour au singulier, qui n’oublie pas l’Histoire cependant. La valeur et le temps nous auront donc occupés un moment. Prochaine et dernière facette (provisoire !) de la réflexion en compagnie de Jean Kaempfer.

S. N.

 

 

 

Rencontre avec Jérôme David :

Le premier degré de la littérature



06/12/2010

 

Présents : Marie-Hélène Boblet, Marie Bolloré, Stéphanie Burette, Mathias Ecoeur, Linda Fares, Mathilde Faugère,  Bettina Ghio, Massoumeh Ghous, Catherine Gobert, Claude Habib, Virginie Huguenin, Hélène Merlin-Kajman, Sarah Mouline, Sarah Nancy, Nancy Oddo, Antoine Pignot, Tiphaine Poquet, Michèle Rosellini, Brice Tabeling, Antonia Zagamé.

La séance débute par l’intervention de Jérôme David, professeur à l’université de Genève, qui vient de publier L’implication de texte. Essais de didactique de la littérature (Presses Universitaires de Namur, coll. « Diptyque », 2010) ainsi que Balzac, une éthique de la description. Enquête sur les types romanesques au XIXe siècle (Paris, Honoré Champion, coll. «Romantisme et modernités», 2010).

J’ai élaboré mon exposé à partir du titre – Le premier degré de la littérature – donné à un numéro de la revue suisse Versants que j’ai dirigé cette année, et qui comprend un article d’Hélène Merlin-Kajman. Il s’agit d’une notion floue et polémique qui ne sera pas ici définie, mais plutôt considérée comme un point de fuite et un chantier d’où parler.

Le plan de mon exposé est le suivant :

1. Dans la biographie récente de Derrida par Benoît Peeters, Derrida (Flammarion, 2010), une anecdote fournira le point de départ de ma réflexion.

2. L’ère du soupçon : je développerai ensuite l’idée que les études littéraires, depuis longtemps, se sont engagées dans une ère du soupçon.

3. Devons-nous hériter de ce soupçon ? Si non, quelles pistes sont envisageables pour transformer cette défiance en confiance (en quoi ? sous quelle forme ?)

1. L’anecdote :

Dans la récente biographie de Derrida par Benoît Peeters, on lit cette anecdote : la femme de Derrida, Marguerite, raconte qu’alors qu’elle lisait Splendeurs et misères des courtisanes, Derrida s’est exclamé : « Toi, tu as toute la vie devant toi ! » (p. 525). Dans un entretien de 2001, Derrida explique qu’il lit toujours « avec un projet en tête », de manière intéressée, active et sélective : « Au fond, c’est l’enseignement qui me fait lire ».

Cette anecdote et l’entretien permettent de distinguer deux sortes de lectures : celle de Derrida qui est une lecture orientée, rapide, peu soucieuse de l’ordre des textes, une lecture professionnelle, contrainte par le calendrier de la vie universitaire ; et à l’opposé, celle de sa femme Marguerite, lecture de lectrice plus que de lecteur, qui est une lecture patiente, passive, juste oisive, qui ne cherche rien mais qui trouve ce qu’elle ne savait pas être en train de chercher. D’un côté, il s’agit d’une lecture impatiente, de conquête et de connaissance, de l’autre d’une lecture de soumission et de reconnaissance. L’action du temps compte : l’une est une lecture professionnelle qui répond à un impératif pratique (chercher dans les textes du sens pour l’enseignement) et qui nourrit une impatience de donner sens, tandis que l’autre a tout le temps devant soi, y compris celui de ne pas conclure sur le sens. On peut se demander si cette lecture-ci n’est pas le premier degré de la littérature. D’un côté une lecture inquiète et possessive, de l’autre une lecture charitable, mais non productive. La lectrice inscrit sa lecture dans une temporalité qui oublie qu’elle n’a pas toute la vie devant elle.

Si je me suis attardé sur cet exemple, ce n’est pas pour déconstruire la déconstruction (derridienne), ni pour montrer que Derrida reconduit des poncifs de la distinction entre lecture masculine et lecture féminine. Il nous mène plus loin que vers une distinction entre lecture savante et lecture ordinaire. Il n’oppose pas un savoir à une ignorance, il oppose une temporalité à une autre, une attente à une autre, un certain type d’usage de la lecture à un autre. Derrida ne reconduit pas tel quel ce grand partage entre lecture ordinaire et lecture savante, entre la passivité et la saisie, l’accueil féminin et la pénétration virile. Il n’existe pas chez lui de mépris qui opposerait un savoir à une ignorance. La double anecdote nous place face à deux types de croyance, c’est-à-dire deux usages de la littérature.

Si on se pose la question du premier degré, que faire de la lecture de Marguerite Derrida ? Et de Marguerite Derrida elle-même ? Sa lecture est-elle si différente de celle du savant ? Les lecteurs savants n’ont-il pas, eux aussi, la vie devant eux en lisant ? Ne tire-t-on pas aussi parfois de la force de nos lectures ? Est-ce que tout ce que lit un professeur de littérature est orienté par le sens qu’il doit en tirer pour son enseignement ? Il y a des textes qui m’attirent pour des raisons obscures. Ainsi La Comédie humaine de Balzac m’a aidé à penser certaines choses, à devenir quelqu’un d’autre.

Si l’on redimensionne adéquatement les contextes de la lecture savante, la lecture ordinaire fait retour : la liberté de Derrida à lire ces textes s’éclaire de la lecture de sa femme. C’est aussi le tropisme balzacien qui me rend sensible à cette lecture au premier degré : c’est parce que j’ai lu Balzac, si sensible au destin obscur des femmes, que je peux saisir cette dimension.

Si l’on reconnaît la prégnance de la lecture ordinaire dans la lecture savante, que peut-on faire de cette lecture ordinaire ? Les théoriciens de la nouvelle critique en ont fait un repoussoir commode pour établir leurs thèses. Bourdieu et Chartier ont cependant montré la diversité des lectures ordinaires, beaucoup plus riches que ce que l’on pourrait imaginer : dans le seul cas du roman, on peut s’identifier aux personnages, les prendre pour modèles ou pour contre modèles, on peut s’évader, se divertir et s’instruire en regardant ce spectacle de l’humanité. Si nous postulons cette diversité des lectures ordinaires et la fragilité de toute démarcation nette entre lecture savante et lecture ordinaire, tout est bousculé, et un nouveau point de vue apparaît sur ce que la « science des textes » a tenté de faire. On s’aperçoit en effet qu’une grande partie des études littéraires des trente dernières années ont eu pour but d’esquiver ce premier degré de la lecture ordinaire, de sauter ce régime de sens.

2. Pourquoi cette ère du soupçon ?

Pourquoi y a-t-il eu cette ère du soupçon dans les études littéraires ? J’ai trouvé une ébauche de réponse dans l’un des derniers cours au Collège de France de 1979 de Roland Barthes, sur lequel du reste Hélène Merlin-Kajman a attiré mon attention. Il s’exprime sur la question des guillemets, explique qu’ils ne servent pas car « Il faut se rendre à l’évidence, toutes choses sont lues au premier degré. Il faudra donc s’efforcer d’écrire simplement ». Pourquoi alors la critique a-t-elle tout fait pour esquiver ce premier degré ? Barthes pense que c’est « par peur » : on saute au second degré pour se protéger du risque, de la tentation d’être dupe « de nous-mêmes, de ce que nous écrivons, de la littérature etc. » Cette idée que les textes peuvent nous piéger (pensons à l’ouvrage de Louis Marin, Le récit est un piège), que l’intertexte nous trahit, que la littérature peut nous duper parce qu’elle produit « une illusion référentielle par ses effets de réel » s’est amplement diffusée dans les années 1970,  au point que cette défiance pouvait atteindre tout le langage, et, par là, autrui sans lequel il n’y aurait aucune possibilité d’être dupé par le langage. L’américaine Rita Felski qualifie cette période des études littéraires « d’ère du soupçon »[1].

La nouvelle critique s’est donc construite contre la lecture ordinaire : Michel Charles dans L’Arbre et la Source (1985) est un exemple de cette défiance envers la « lecture courante », dont il dénonce le caractère privé, distrait, non systématique, si bien qu’elle ne peut porter le projet d’une science. Plus tard, le même Michel Charles explique dans son Introduction à l’étude des textes (1995)que l’étude des textes littéraires doit sauter ce premier degré, ne doit pas être un prolongement de l’effet que les œuvres ont sur nous. La science doit se conquérir contre l’expérience ordinaire : cette idée était aussi celle de Bachelard. Selon lui, la science qui permet de produire l’électricité qui alimente nos lampes domestiques, par exemple, se construit à rebours de notre expérience ordinaire de la lumière qui règne dans nos foyers. La notion de « rupture épistémologique » avancée par Bachelard pour les sciences physiques a eu beaucoup de succès dans les sciences humaines et les études littéraires. L’expérience de lecture était alors perçue comme « un obstacle épistémologique » à la connaissance du texte. C’est l’un des grands héritages auquel nous devons faire face aujourd’hui. Devons-nous y souscrire ? Comment justifier de refuser cette crainte ? Quelles en sont les conséquences ?

3. L’héritage à refuser :

Oui, il faut le refuser et les conséquences sont lourdes, puisqu’elles impliquent de se défaire d’une batterie de concepts. Deux arguments sont centraux pour justifier ce refus :

· la conception de la science comme « traversée des illusions » est irrecevable aujourd’hui. En effet, ce projet visait à inscrire la science des textes dans une certaine conception de la critique sociale : en ouvrant les yeux aux acteurs sociaux, l’on ouvrait l’espace pour la révolution. Le projet était de libérer les acteurs sociaux de leurs illusions. Les lecteurs qui lisaient au premier degré étaient censés se faire manipuler par le texte : la lecture au premier degré était une attitude soit dangereuse, soit coupable. Il fallait au contraire restituer à la lecture son pouvoir de subversion. Or, d’une part, les luttes sociales ont en partie changé de nature, d’autre part, l’idée que le spécialiste (le sociologue, le critique littéraire) sait mieux que les agents le rapport qu’ils ont avec eux-mêmes, est analysée aujourd’hui comme une façon de déposséder les individus de leur propre expérience.

· la situation de la littérature et son enseignement ont changé. Il faut refuser ce soupçon, qui a pu avoir un certain sens dans un certain contexte, mais qui, aujourd’hui, peut avoir des conséquences assez délétères.

La fuite dans le second degré de la littérature ne se justifie donc plus aujourd’hui. Il faut essayer de penser l’articulation entre ce second degré dont on hérite comme théoriciens professionnels de la littérature, et ce premier degré de la lecture ordinaire, dont la théorisation est à inventer.

4. Les pistes à ouvrir :

Deux pistes ou principes s’ouvrent selon moi :

· Premier principe : théoriser ce que peut être l’expérience de lecture, soit en réfléchissant sur sa propre expérience, soit sur celle des autres. Comment un texte peut-il affecter son lecteur ? Deux exemples : celui que développe Hélène Merlin-Kajman dans Versants où elle réfléchit sur sa lecture du Comte de Monte-Cristo[2] : qu’est-ce que lire la littérature dans un rapport qui n’est pas de défiance ? Elle dessine un espace où une expérience peut avoir lieu en se soustrayant à l’histoire de la lecture et de la littérature. Il existe « un état de lecture » qui nous conduit à une interrogation anthropologique et nous soustrait à l’histoire. Elle est ainsi conduite à s’interroger sur les « routines » de la contextualisation historique, qui amènent une lourdeur qui parasite la lecture. Cet état d’apesanteur historique va jusqu’à remettre en question les outils de l’analyse littéraire. Un autre exemple est tiré d’une analyse personnelle faite par Bourdieu en 1995 d’Automne malade d’Apollinaire[3]. Bourdieu en propose une paraphrase, un peu psychologique. Quel rapport, non conceptualisé, à la littérature a-t-il à ce moment là ? On est bien loin du Bourdieu sociologue et très proche du Bourdieu écolier qui développe un rapport ordinaire, intense et affectif à la littérature dont on doit tenir compte. Telle est la première piste : tirer les conclusions les plus radicales d’une expérience de lecture.

· Second principe : faire la part belle au premier degré et le théoriser. Les travaux sur les effets de la littérature ouvrent cette piste : ceux de Florence Dupont[4] sur la tragédie, par exemple. Elle rappelle que les textes antiques sont considérés comme des performances pour lier les spectateurs et les Dieux. Florence Dupont cherche à réactiver les effets des textes : il s’agit d’un tournant pragmatique car  l’action des textes l’intéresse au premier plan. Une autre piste est celle de Jean-Marie Schaeffer[5] sur la fiction et l’immersion fictionnelle. Une autre piste est celle de Jacques Rancière dans le Partage du sensible[6] ou encore dans les travaux américains de Rita Felski sur l’empathie, la peur, l’attente dans Uses of literature (2008)[7].

Conclusion : ma piste

Le concept-pivot qui me permet de construire une conception de la littérature à partir du premier degré appartient à la philosophie analytique. Je l’ai trouvé dans un texte écrit dans les années 1950 par l’américain Quine[8]. Il y déploie la notion d’engagement ontologique, par quoi il entend le processus par lequel on produit de l’ontologie. Le rôle du philosophe n’est donc pas de dire ce qui est (une essence du monde), mais de faire un pas en arrière et de clarifier ce qu’on dit qu’il y a, de tenter de décrire ce qu’on dit qu’il y a à voir dans le monde, ce qu’il y a à ressentir ; un monde nouveau s’ouvre à la recherche, car ce qu’on dit qu’il y a, a changé selon les époques. Au XIXe siècle, on croyait aux lois de l’histoire ou aux anges swedenborgiens, comme aujourd’hui l’on croit aux métastases ou au Big bang : cela peut changer. La place de la littérature change selon qu’on croit qu’il existe un monde objectif ou non. Cette notion d’engagement ontologique nous libère de l’idée qu’il y aurait un monde objectif, ce qui a conduit Nelson Goodman[9] à l’idée qu’il n’y a que des « versions du monde ». Le questionnement historique va s’interroger sur la façon qu’on a eu d’adhérer à telle ou telle version du monde.

Que devient la littérature selon ce concept-pivot ? La littérature n’est pas une représentation du monde, mais une présentation d’un monde. Ce n’est pas une fiction qui s’opposerait à la réalité, mais une manière non-factuelle d’instituer un monde et de dire ce qu’il y a à éprouver du monde. Le premier degré vise à ressentir cette puissance ontologique des œuvres.

Discussion :

Stéphanie Burette : Tout texte peut-il se prêter à cette lecture au premier degré ? Je pense notamment à certains romans du XVIIIe siècle qui invitent à une lecture décalée pour être compris, qui invitent à être lus au second degré. Ces textes peuvent-ils se prêter à une lecture au premier degré ? Ne poseraient-ils pas problème par exemple, dans la mesure où ils cherchent à être lus de façon décalée, comme textes de second degré ?

Jérôme David : C’est vrai, il y a des textes qui sont d’emblée ironiques. Mais même cette façon d’affecter le lecteur n’est pas, elle, au second degré. Même s’il y a de l’ironie ou du pastiche dans un texte, l’auteur vise à affecter le lecteur au premier degré. Même les textes les plus ironiques et réflexifs visent encore à l’affecter au premier degré.

Hélène Merlin-Kajman : Selon toi, les engagements ontologiques changent selon les types de discours, mais ils changent aussi au fil des siècles : pourquoi faut-il que l’on retombe toujours, comme pour nous rassurer aujourd’hui, sur cette idée que cela a changé ? Pourquoi réintroduire l’historicisation au moment où l’on veut sortir de l’ère du soupçon ? Je veux dire, quelle place, quelle fonction donner à l’histoire et à la contextualisation dans la transmission des œuvres du passé ? Il faut certes se rappeler que l’humanité est historicisée de part en part, mais certains phénomènes ont des temporalités si longues que les penser en termes historiques conduit à se priver d’en saisir la portée. Sur le plan théorique, ce n’est peut-être pas si important, car après tout, tout dépend de la pensée de derrière, mais sur le plan de l’enseignement, cela a des conséquences : quelle transmission allons-nous faire des textes littéraires ? Selon F. Dupont, chaque fois que l’on présente un texte théâtral aux élèves, on trahit le théâtre, qui est performance – donc, à la limite, on ne devrait pas les enseigner...

Jérôme David : Se demander « Quel type d’historicité », est-ce supposer que la relativité de l’ontologie nous couperait des œuvres du XVIIe siècle ? On suppose alors que l’on passe d’une époque à une autre en changeant de régime du sens. C’est la position de Lucien Febvre qui, dans son livre sur Rabelais, défend un déterminisme de l’époque : selon lui, Rabelais ne peut pas être athée parce qu’à son époque on n’est pas athée. C’est une certaine conception de l’histoire : les changements sont massifs et irréversibles. Jacques Rancière s’oppose à cette vue dans un numéro sur l’anachronisme de la revue Inactuel en 1996. Car il y a d’autres conceptions de l’histoire, comme celle de Walter Benjamin : chaque époque relit le passé, le reconstruit, le redéfinit. Le geste de la transmission comprend celui de la transmission du passé : le XVIIe siècle que l’on transmet aujourd’hui n’est pas celui de Lanson. Il faut considérer le devenir historique sous la forme d’un aiguillage, selon J. Rancière : le présent n’est pas un bloc où tout le monde vit à la même époque. Dans un présent, il y a de l’anachronie. Une autre image serait celle des cartes de marées : la marée n’est pas une ligne droite, mais elle est faite de courbes. On peut imaginer de cartographier le passé suivant des lignes, non pas droites, mais courbes.

Hélène Merlin-Kajman : Cela renvoie à Wittgenstein pour qui, tant que l’on comprend un mot, le mot « spectre » par exemple, c’est que quelque chose est transmis de l’expérience qu’il contient alors même que l’on croit que l’on ne croit plus aux spectres.

Stéphanie Burette : N’y a-t-il pas des textes qui nous restent fermés ? Peut-être faut-il reconstituer les manières historiques d’être affectés par les textes.

Jérôme David : Si l’on peut être affecté par certains textes, c’est parce qu’ils restent en lien avec notre époque. Il y a des textes qui restent illisibles. Il y a des manières historiques d’être affecté.

Brice Tabeling : L’opposition entre lecture du premier degré et lecture savante que vous nous avez présentée, quoique nécessaire pour le déploiement de votre argument, n’est-elle pas dépassée par vos conclusions ? Dans ma pratique, je ne suis pas sûr de faire une opposition entre ces deux lectures. Par ailleurs, si le caractère instituant détermine la lecture au premier degré, n’est-il pas également partagé par les interprétations professionnelles ? Même la lecture soupçonneuse des critiques modernes est une manière d’instituer un monde.

Jérôme David : Même les lectures au deuxième degré des critiques sont encore des lectures au premier degré. La pulsion qui conduit toute personne à devenir spécialiste de tel ou tel auteur est issue d’une lecture au premier degré, et il faut lui laisser sa place et sa possibilité d’instituer autrement le monde.

Linda Fares : La porosité entre ces deux lectures, du premier et du second degré, n’est-elle pas feinte dès lors qu’on théorise l’approche au premier degré ? N’est-on pas déjà dans la réflexivité qui empêcherait l’accueil ? Comment procéder ?

Jérôme David : Le but, c’est d’ouvrir un espace pour que la lecture puisse être une puissance instituante du monde. Est-ce que, si je réfléchis aux façons de croire, c’est déjà ne plus croire ? Mon but, c’est de faire en sorte que les études littéraires rendent à la littérature sa capacité à instituer un autre rapport au monde. Il ne s’agit ni de mimer le premier degré, ni de hiérarchiser les deux degrés, mais de rendre justice. Ainsi, j’ai essayé de conceptualiser ce qui, dans La Comédie humaine, m’a bouleversé au point de passer des années de ma vie à travailler dessus, à lire la bibliographie critique. Quelle est cette pulsion ? On construit une théorie, mais en s’exposant à ça.

Linda Fares : Pourquoi alors certains textes n’ont-ils pas cette puissance ?

Jérôme David : C’est effectivement relatif.

Stéphanie Burette : Je voudrais revenir sur le sens donné à la lecture savante : n’y a-t-il pas des lectures savantes non orientées vers l’enseignement ? Quand « tombe-t-on » dans la lecture savante ?

Jérôme David : Le but est de rapprocher la lecture savante d’une lecture ordinaire. Il faut conceptualiser la manière dont les textes nous affectent.

Virginie Huguenin : Dans ma pratique, il m’est difficile de faire une lecture au premier degré : ma lecture est toujours motivée par la critique. Pour moi, en littérature, l’émotion passe par la motivation critique, ce qui n’est pas le cas de mon expérience de la musique.

Jérôme David : Il y a plusieurs manières d’être affecté par la littérature et il faut savoir pourquoi on s’attache à des textes plutôt qu’à d’autres. Le but est de s’autoriser à nous demander ce qui nous affecte dans les textes.

Virginie Huguenin : Je vois pourtant une difficulté dans le projet de théoriser la littérature à partir de la lecture au premier degré, car la théorisation va nous en éloigner aussitôt.

Jérôme David : Il faut déplacer les outils que l’on a utilisés pour décrire la littérature en incluant l’expérience de lecture au premier degré

Claude Habib : Je trouve délicat de fonder l’enseignement sur la lecture au premier degré, car l’émotion personnelle est justement ce que l’on ne peut transmettre. Quand je transmets des informations historiques à mes étudiants, je sais au moins ce que je leur donne et je ne fais pas intrusion dans le for intérieur des étudiants. D’autant que l’émotion ne donne aucune compétence particulière.

Jérôme David : Il faut construire sur le premier degré, pas le transmettre. Par ailleurs, tout dépend du niveau d’enseignement. Dans le secondaire, il est possible de construire un enseignement de la littérature au premier degré en partant de la manière dont les élèves ont été affectés, puis on met en perspective ce qu’ils ont ressenti. On part de ce qui attache les élèves, ce qui suppose de ne pas penser que la vérité du texte se fait dans le dos des élèves.

Michèle Rosellini : Si l’on accepte de penser que chaque individu a capté quelque chose d’un texte, que construit-on avec ce matériau ? Il y a toujours un moment où on guide nos étudiants ou nos élèves selon notre vérité.

Jérôme David : Le but d’une analyse de texte est d’obtenir un consensus interprétatif. Il faut parier qu’avec ce type d’enseignement les élèves entrent dans un processus de questionnement et aboutissent à un consensus. Un dispositif didactique comme celui des cercles de lecture est propice à ce but parce qu’il change le rôle de l’enseignant qui se pose alors en arbitre et en garant d’une rigueur argumentative. Le groupe s’institue en une communauté interprétative à créer : on ne perd pas les outils d’analyse, mais on les met au service de l’élucidation d’une émotion ressentie face à un texte.

Hélène Merlin-Kajman : Il faut être attentif aux conséquences pratiques de la manière dont on accueille ou non les réactions des élèves. Néanmoins, ce que nous avons à transmettre aux élèves réside aussi dans le déplacement de leur propre lecture : ce qui suppose de les amener à prendre en compte non seulement la lecture des uns et des autres, mais aussi, de leur apporter un savoir, par exemple historique, comme ce qui représente l’épreuve du réel, ce qui limite la toute puissance de leur interprétation, fût-elle celle d’une communauté interprétative. L’enseignant, fort de sa compétence, peut ajouter des lectures possibles et rappeler que l’histoire existe. Le discours historique a alors pour fonction de représenter l’incarnation historique de tout un chacun, le fait que nous sommes historiquement, temporellement situés – mortels, donc.

Jérôme David : Le processus interprétatif compte plus que le résultat. Selon le niveau d’étude, on peut apporter des éléments plus ou moins complexes, « savants ». Cela reprend l’idée d’enquête, quand on étudie les textes, qu’avait développée Michel Charles : le texte n’existe pas en soi, il est une construction. Une fois qu’on est arrivé à une interprétation précaire, il faut compliquer cette interprétation précaire en ajoutant des éléments de complexité déstabilisant cette lecture.

Brice Tabeling : Dans ces formulations, il y a une position éthique : le refus de la position de surplomb interprétative et le droit de cité de la lecture première. Mais ne peut-on pas envisager une manière de prendre en compte la lecture au premier degré qui accepterait une forme de position de surplomb chez le professeur ? N’avez-vous pas « un problème avec l’autorité »?

Jérôme David: Je refuse en effet l’autorité comme position de surplomb : l’autorité légitime du professeur est celle qui favorise le développement de l’élève. Ainsi ces derniers sont des producteurs de sens, ce qui les place en position d’exercer une autorité sur leur propre vie.  Je ne partage pas du tout la « haine de la démocratie » dont parle Jacques Rancière dans son ouvrage du même nom.

Antonia Zagamé : Que pensez-vous des théoriciens de la lecture, qui distinguent plusieurs types de lectures, comme Bertrand Gervais et Vincent Jouve dans  L’effet personnage dans le roman ?

Jérôme David : Je veux, pour ma part, attaquer d’un point de vue théorique ce partage entre la lecture savante et la lecture ordinaire. Ce qu’il faudrait faire, c’est supprimer la distinction. Si l’on peut rendre ce passage poreux de manière historique, il faudrait aller plus loin et l’attaquer d’un point de vue théorique.

Antoine Pignot : En tant que jeune chercheur,je me sens dans un « âge ingrat » de l’incertitude d’une place entre la lecture au premier degré et la lecture du second degré : l’acquisition d’une compétence demande d’abord de faire l’effort de quitter la première...

Jérôme David : Il ne s’agit pas d’en rester à l’émotion face à un texte, mais de toujours l’expliciter afin d’ancrer la lecture savante dans une expérience de lecture.



[1] Rita Felski, « After Suspicion », Profession, 2009, p. 28-35.

[2] Hélène Merlin Kajman, « La zone hypnotique de la littérature », Versants, n° 57, 2010.

[3] Voir, sur ce point, mon article : « Sur un texte énigmatique de Pierre Bourdieu », A contrario, n° 2, 2006, pp. 71-84.

[4] Florence Dupont, L’Insignifiance tragique, Paris, Gallimard, 2001.

[5] Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Éditions du Seuil, 1999.

[6] Jacques Rancière : Le Partage du sensible : esthétique et politique, Paris, La Fabrique-éditions, 2000.

[7] Rita Felski, Uses of Literature, Oxford, Blackwell, 2008.

[8] Willard Van Orman Quine, Du point de vue logique. Neuf essais logico-philosophiques, trad. de l’anglais sous la dir. de Sandra Laugier, Paris, Vrin, 2003 [1953].

[9] Nelson Goodman, Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles, présenté et trad. par Jacques Morizo, Paris, Hachette, «Littératures», 1990 [1976].

 

 

Présents : Présents : Marie-Hélène Boblet, Marie Bolloré, Stéphanie Burette, Mathias Ecoeur, Linda Fares, Mathilde Fougère,  Bettina Ghio, Massoumeh Ghous, Catherine Gobert, Claude Habib, Virginie Huguenin, Hélène Merlin-Kajman, Sarah Mouline, Sarah Nancy, Nancy Oddo, Antoine Pignot, Tiphaine Poquet, Michèle Rosellini, Brice Tabeling, Antonia Zagamé.Marie-Hélène Boblet, Stéphanie Burette, Myriam Dufour-Maître, Mathias Ecoeur, Mathilde Faugère, Virginie Huguenin, Hélène Merlin-Kajman, Sarah Mouline, Sarah Nancy, Antoine Pignot, Anne Régent-Susini, Jean-Paul Sermain, Brice Tabeling, Manon Worms
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