Séminaire

séance du 28 novembre 2011


 
 

 

Exposé d'Isabelle Guary,

avec la collaboration de Marie-Françoise Leudet:

Les Mémoires de guerre du général De Gaulle en Terminale L

 


28/01/2012 

 

Je voudrais avant de commencer remercier Jean-Louis Jeannelle et Hélène Merlin-Kajman de m’avoir invitée et préciser que je parle ici en mon nom propre : je sais qu’un certain nombre de professeurs du secondaire pourraient tout à fait se retrouver dans ce que je vais dire, mais je vais aussi essayer de vous faire entendre le point de vue de ceux qui n’ont pas du tout vécu la chose comme moi pour tenter de vous donner une idée de la façon dont le problème s’est posé et a été traité en lycée.

I Le cadre d’analyse du texte : un programme de baccalauréat de Terminale

Le programme de baccalauréat de littérature en TL, dont c’est la dernière année sous cette forme, est constitué de 4 domaines :

A.Domaine : Grands modèles littéraires

B. Domaine : Langage verbal et images – Littérature et cinéma

D. Domaine : Littérature contemporaine – Œuvres contemporaines françaises ou de langue française[1]

Pour le point C, il y a eu une modification assez symptomatique : dans le programme de 2001 et depuis lors, on trouvait : « Domaine : Littérature et débats d’idées[2] » ; pour de Gaulle, il a été rajouté : « Littérature et histoire »[3].

C’est dans le cadre de ce dernier domaine qu’il convient d’étudier le Salut.

À la fin des 28 heures d’étude prévues, l’élève doit pouvoir répondre en deux heures, sans le livre, à deux questions :

1.     Les premières questions portent sur un aspect de l’œuvre :

« Un aspect de l’œuvre, ce peut être un thème ou un motif significatif, un élément de la technique argumentative, poétique, narrative ou dramatique, la fonction ou l’importance d’un passage, le rôle d’un personnage, le développement d’une idée, d’une thèse, etc… »

2.  Les deuxièmes questions portent sur l’ensemble de l’œuvre, en relation avec l’objet d’étude retenu :

« L’ensemble de l’œuvre c’est-à-dire sa composition, sa forme, sa spécificité, l’intérêt et la portée historiques ou esthétiques, l’implication de l’auteur.

·    La cohérence et le fonctionnement interne de l’œuvre : composition d’un roman, d’une pièce, d’un recueil, forme et signification d’une structure, intrigue et progression, temps et espace de la fiction…

·    La place de l’œuvre dans une problématique littéraire plus vaste : celle-ci est annoncée par l’objet d’étude et le domaine du programme[4]. »

Dans les deux cas, il convient, pour les élèves, d’avoir :

·    une assez bonne connaissance générale de l’œuvre pour repérer les passages qui pourront aider à répondre aux sujets et

·    une assez bonne compréhension des problématiques qui habitent l’œuvre pour repérer celle à laquelle chacun des deux sujets peut être rapporté.

Enfin, au-delà des épreuves du baccalauréat, cet enseignement doit permettre, selon les textes, de « contribuer à la formation personnelle et citoyenne de l’élève ».

L’étude du Salut dans ce cadre se heurte donc à plusieurs difficultés.

C’est, tout d’abord, un livre que les élèves n’arrivent pas à lire en autonomie et on ne compte plus les stratégies développées par les uns et les autres pour que la lecture intégrale en soit faite malgré tout :

·    un chapitre par semaine avec questions à l’appui notées – « bien » notées pour les encourager, disait la collègue

·    visionnement d’un petit film de l’INA qui retrace en images les événements du Salut pour leur donner plus de chair et de consistance et en faciliter la lecture

·    d’autres avouent se contenter d’une lecture plus morcelée des « morceaux de bravoure » dont certains aimeraient que la liste soit établie collectivement

·    d’autres utilisent les « moyens modernes de communication ». Un échange, par exemple, est entrepris avec une autre classe de terminale, via Twitter, de « citations essentielles » de De Gaulle, ou est créée une application Facebook qui « distribue » automatiquement des citations choisies et commentées brièvement par les élèves eux-mêmes.

·    d’autres collègues ont demandé à un metteur en scène de venir faire un atelier de 15h de mise en voix ou en scène de passages du Salut : De Gaulle sur les planches !

On peut et on doit, à coup sûr, admirer l’ingéniosité et le dévouement de tous ces professeurs mais on peut aussi se dire que si l’œuvre parlait d’elle-même, tout cela serait superflu.

Même si, de plus, la première réaction des élèves peut être le rejet des œuvres, souvent difficiles, du programme de littérature, très vite, généralement, au bout de quelques heures de cours, ils parviennent à s’y frayer un chemin et finissent, pour la plupart d’entre eux, par les lire, seuls, avec un certain plaisir : on a vu cela avec Les Planches courbes de Bonnefoy, les Pensées de Pascal (quelques livres à étudier seulement !) ; certains élèves aussi ont éprouvé le besoin de relire Tous les matins du monde, qu’ils avaient pourtant aisément découvert seuls, car ils se sont aperçus en cours d’étude qu’ils ne l’avaient pas compris « comme il fallait ».

Pour l’œuvre de De Gaulle, il est un fait que peu d’élèves reconnaissent avoir lu en entier le texte, sans même parler des documents qui sont publiés à sa suite. On peut, en effet, distinguer plusieurs niveaux de blocage :

·    Les élèves reprochent au texte de susciter l’ennui avec ses longues recensions des forces militaires disponibles, des forces civiles disponibles, des matières premières disponibles etc…

·    Il suscite aussi l’incompréhension en raison de l’évocation de nombreux personnages politiques ou militaires inconnus d’eux et de longues considérations de « politique politicienne » sur les stratégies à mettre en place, les votes et leurs résultats, l’organisation de l’État… autant de sujets qui surprennent et même heurtent les élèves dans une œuvre dite littéraire. Ils ne comprennent pas ce que cette lecture, si laborieuse, peut leur amener d’autre que des informations. Mais si c’est ce qu’ils peuvent attendre d’un livre d’histoire, ce n’est pas ce qu’ils espèrent d’un livre littéraire, d’où une certaine frustration et incompréhension de leur part.

·    En effet, en plus du blocage dû au contenu factuel de l’œuvre, il apparaît que son contenu idéologique mais aussi symbolique et poétique est tout à fait étranger à la plupart des élèves et ne « fonctionne » pas : ils sont, par exemple, souvent  très réticents (ou interloqués ou même moqueurs) face à cette mystique de la France qui est constamment personnifiée. Des phrases telles que « la marée[5], en se retirant, découvre donc soudain, d’un bout à l’autre, le corps bouleversé de la France » ou « le désir que ressent l’univers de voir la France remplir sa mission »[6] laissent les élèves pour le moins dubitatifs.

·    Idem pour la mystique du héros : on peut par exemple se reporter à l’épisode du Te Deum[7]de la victoire ou au récit d’un des bains de foule dans lequel de Gaulle fait preuve d’une phénoménale clairvoyance, sondant les reins et les cœurs d’une poignée de main : « serrant les mains, écoutant les cris, je tâche que ce contact soit un échange de pensées… inversement, sous les clameurs et à travers les regards, j’aperçois le reflet des âmes[8] ».

·    Beaucoup d’élèves ont aussi du mal à comprendre et à accepter qu’Hitler soit comparé à Prométhée qu’ils voient comme un bienfaiteur de l’humanité : « pour n’être point enchaîné, Prométhée se jetait au gouffre[9] ».

·    Ils s’étonnent du racialisme, quand, en visite à Fribourg, en Forêt noire, de Gaulle s’interroge ainsi : « Comment croire qu’il y ait eu jamais, chez les Germains, à l’égard des Gaulois, autre chose que cette cordialité dont on m’offre des preuves éclatantes[10] ? »

·    Ils ne goûtent guère, souvent, le paternalisme latent : parlant des habitants de Colombey, le Général écrit : « ceux-ci, bien que je me garde de m’imposer au milieu d’eux, m’entourent d’une amitié discrète. Leurs familles, je les connais, je les estime et je les aime[11] ».

·    Et ils goûtent encore moins le sentiment de supériorité exprimé à l’égard des « peuples encore frustes des pays d’Afrique et d’Asie colonisés[12] » : pour certains élèves, ce sont leurs grands-parents qui sont ainsi désignés.

Ainsi la lecture avec les élèves des premières pages du tome I, dans lesquelles de Gaulle raconte ses années de formation dans l’enfance et l’adolescence, a suscité une immense incrédulité qu’il m’a été impossible de vaincre. Il est donc bien difficile, au début de l’étude, de trouver des points d’accroche pour les élèves… d’autant que ce désaveu de l’œuvre persiste souvent au lieu de s’effacer au fur et à mesure qu’ils la connaissent mieux… À tel point qu’il est arrivé qu’une collègue demande qu’on relise ses cours tant elle s’étonnait du dégoût, croissant avec l’étude, que ses élèves témoignaient pour de Gaulle écrivain et elle craignait de le susciter inconsciemment ! Mais nous n’avons  rien trouvé de suspect dans ses cours !

À ces éléments, il faut ajouter le fait que l’angle choisi par le programme ne nous aide pas : en effet, Le Salut bénéficie d’une double inscription problématique : « Littérature et débat d’idées – Littérature et histoire ». Nous verrons dans un prochain point « littérature et histoire » ; intéressons-nous maintenant à « littérature et débat d’idées ».

Jusqu’à présent, il s’était agi, dans cette rubrique, d’œuvres en elles-mêmes problématiques, dans lesquelles se déroulait, sous diverses formes, un débat ouvert, une réflexion riche et contradictoire ou paradoxale : les disputes entre Jacques et son maître compliquées par les interventions du narrateur dans Jacques le fataliste de Diderot, les Pensées incomplètes et fulgurantes à l’ordre indécis de Pascal, la subtilité des Caractères de la Bruyère.

Mais comment trouver un quelconque débat à l’intérieur d’une œuvre dont la caractéristique première est précisément le caractère univoque et assertif ? Les mémoires ne sont pas écrits pour instiller le doute en nous et susciter la réflexion, ils sont écrits pour nous convaincre et persuader de la véracité du point de vue, de l’analyse de l’auteur et de l’excellence de son action : le lecteur n’est pas invité à entrer dans le débat qu’a ouvert l’auteur car il n’y a précisément pas débat : les bons patriotes et les mauvais communistes sont clairement désignés par de Gaulle ; lui-même a « clairement » été désigné par la Providence pour servir la France : tout est à sa place, il n’y a plus qu’à admirer !

De plus, les idées de De Gaulle, les bases mêmes sur lesquelles il semble fonder son raisonnement apparaissent inaptes, de nos jours, à nous inspirer ; elles semblent  totalement inopérantes : la conception de l’histoire et des rapports de force, tels qu’il les exprime, a changé. La personnification d’une nation et la personnalisation héroïque de son chef ont de réelles limites sur le plan de la réflexion politique : « Cet homme parti de rien s’était offert à l’Allemagne au moment où elle éprouvait le désir d’un amant nouveau. Lasse de l’empereur tombé, des généraux vaincus, de politiciens dérisoires, elle s’était donnée au passant inconnu qui représentait l’aventure, promettait la domination et dont la voix passionnée remuait ses instincts secrets[13]. » Donc, dans la conception à la fois poétique et politique gaullienne, il y aurait la France « Madone aux fresques des murs[14] » et l’Allemagne qui serait quelque chose comme la « catin des bas-fonds » ? C’est assez peu satisfaisant sur le strict plan de l’analyse.

Pourtant, pourra-t-on rétorquer, il est clair que cela a fonctionné et a durablement envahi l’imaginaire patriotique ; de Gaulle a su créer une fable/un mythe qui a permis aux Français de relever la tête, d’avancer après Vichy et ce mythe tient encore en bien des points.

Certes, mais une fable, un mythe n’est précisément pas un débat d’idées et notre rôle, en tant qu’enseignants, est sûrement plus d’apprendre à reconnaître et analyser les mythes qu’à contribuer à les forger, car le programme précis de TL s’inscrit dans une visée plus large rappelée dans le préambule :

Rappel du BO HS n°3 août 2001

« […] L'enseignement de littérature contribue ainsi à la formation personnelle et citoyenne.[…] »

Or, précisément en raison de sa proximité temporelle, de sa prégnance dans les débats  sur l’histoire récente de la France, Le Salut contient une forte charge idéologique et donc  potentiellement polémique qu’il importe de dégager  pour ne pas laisser les élèves emprisonnés par et dans le discours gaullien : il ne s’agit pas de le combattre systématiquement mais de l’analyser assez clairement pour pouvoir mieux le cerner, le comprendre et le mettre à distance… afin, éventuellement, de mieux revenir dans son giron mais en toute connaissance de cause ! Or la polémique suscitée a suffisamment montré que bien des « lettrés », particulièrement les zélateurs du Général, étaient loin de cette démarche intellectuelle qui correspondait, semble-t-il pour eux, à un crime de lèse-majesté.

Il n’allait donc pas de soi de faire entrer Le Salut dans les programmes de terminale, ni pour ceux qui n’avaient aucune affinité littéraire et intellectuelle avec l’œuvre, ni pour ceux qui la mettaient à un tel niveau qu’elle devait rester dans son écrin, loin en tout cas, des mains de ceux – les professeurs – qui n’étaient pas assez experts ou respectueux pour la manipuler. Le Salut pouvait-il prendre le risque de la terminale, c’est à dire d’une lecture critique sans complaisance, sans attachement particulier à l’auteur, sans tendresse  nostalgique, sentiments qu’on ne pouvait attendre légitimement ni du tout jeune public des élèves, ni de l’ensemble des enseignants du secondaire, ensemble vaste et nécessairement très diversifié ?

Max Gallo, par exemple, aurait sûrement préféré que l’œuvre ne nous soit pas confiée puisqu’il a jugé que nous avions pu écrire notre pétition sans même l’avoir lue – c’est dire la haute estime dans laquelle il nous tient : « Le général de Gaulle fait partie des plus grands mémorialistes de notre histoire au même titre que le cardinal de Retz ou Saint-Simon. Et ceux qui polémiquent à ce propos n’ont certainement jamais lu une ligne des Mémoires de De Gaulle[15]. » Cette citation montre aussi la foi naïve qu’il a en une œuvre miraculeuse qui désarmerait magiquement et immanquablement tous ceux qui auraient eu des velléités d’attaque dès lors qu’ils auraient commencé à la lire.

Les deux autres experts en littérature interrogés dans ce même article sont tout autant convaincus de la grandeur littéraire des Mémoires de guerre mais la justifient de façon  finalement plus modeste et moins définitive, et ce qu’ils appellent littérature semble moins grandiose. Ainsi, pour Pierre Assouline, « de Gaulle n’est pas un historien. Ses Mémoires, c’est l’œuvre d’un grand mémorialiste et d’un écrivain[16]. » Que signifie cette disjonction entre le mémorialiste et l’écrivain : que ces deux emplois ne seraient pas exactement superposables ? Où se situerait donc le mémorialiste s’il n’est pas exactement dans la littérature ? Dans l’Histoire ? Mais de Gaulle, selon Assouline, n’est pas un historien. L’écriture des mémoires se situerait donc dans un entre-deux, une position inédite, parfaitement médiane entre Histoire et littérature ou à cheval sur les deux ? Quoi qu’il en soit, cela signifie que son œuvre n’est pas toute ou pas seulement littéraire.

D’ailleurs, il continue en affirmant qu’« il y a des tas de passages qui peuvent faire l’objet d’études littéraires, en établissant des liens avec Hugo, Barrès, Péguy ou les humanités grecques[17] » : n’est-ce pas reconnaître implicitement que d’autres passages ne sont pas littéraires ? La littérature n’est donc pas l’essence même du livre mais peut ainsi jouer à saute-mouton, présente page 22-23, absente page 24-25 ? C’est toutefois suffisant pour faire de De Gaulle « un écrivain. Et l’un des plus grands[18] ». Est-ce très logique ?

Enfin, la littérature serait spécifiquement ce qu’on peut « étudier » ? Les auteurs écriraient donc pour des élèves auxquels ils fourniraient l’occasion de belles analyses ?

Mais si, justement, on nous demande d’étudier des œuvres intégrales en littérature l’année de terminale, c’est qu’on postule que ces œuvres sont intégralement des œuvres littéraires, que c’est précisément à un désir, une recherche d’ordre esthétique qu’elles doivent leur forme et non uniquement à une volonté d’établir une vérité historique ou d’avoir une efficacité politique.

Quant au fait d’étudier la littérature, c’est peut-être ce qui peut lui arriver de pire… pourrait-on dire avec humour ! Ce n’est sûrement pas, en tout cas, ce qui la définit le mieux. Nous y reviendrons.

Pour Bernard Pivot, enfin, la littérature, c’est le style : « Les Mémoires relèvent évidemment de la littérature, par leur style très particulier, flamboyant, grand siècle, avec des mots recherchés[19]. » Mais rien n’indique que, du style, il remonte à l’âme, comme le suggérait Sénèque[20]. Au contraire, il semble réduire le style à une apparence et une technique puisque c’est ce que l’on peut s’approprier pour l’imiter et le railler. « Des imitateurs ont d’ailleurs raillé ce style bien à lui.... ».

Qu’a donc d’exaltant et d’attractif pour les élèves une telle conception de la littérature qui relève plus d’une virtuosité langagière que d’une intime nécessité ? C’est une défense pour le moins décevante et peu inspirée de l’œuvre gaullienne. À défaut de grives, on peut se contenter de merles, à défaut de grands auteurs, on peut se contenter d’habiles, de « flamboyants » artisans… mais pourquoi s’infliger et surtout infliger aux élèves une telle frustration ?

Le texte de De Gaulle n’est donc pas à sa place dans le programme de littérature de Terminale Lettres :                      

·    Il est manifestement durablement rébarbatif si on considère l’ensemble de l’œuvre : or, rien n’aide mieux l’étude d’un texte que quand le plaisir de la lecture s’en mêle.

·    C’est plus de la « littérature d’action, de stratégie » si on peut utiliser ces termes – comment réorganiser la France sur les plans militaire, économique, politique, comment rassurer les esprits et accompagner le retour au pouvoir du Général –, que de la littérature d’idées : le cadre d’étude choisi ne convient donc pas.

·    Le statut de ce texte est trop ambigu, trop problématique et trop idéologique pour qu’on puisse, dans le contexte actuel, le classer sans hésitation dans la littérature et donc le traiter comme tel :

o    C’est un texte censé donner accès à une connaissance historique mais ce n’est pas ce qui nous intéresse au premier chef dans un cours de littérature, même si, en l’occurrence, une bonne partie de nos cours peut ressembler à un cours d’histoire, tant les élèves ont de lacunes sur des points très précis du texte.

o    Le contenu historique est de toute façon biaisé par le caractère programmatique du livre, la propre implication politique du Général à ce moment-là, qui développe une pensée et des analyses visant plus l’efficacité et la persuasion que la profondeur et les nuances.

o    Nous pourrions étudier ce biais, cette vrille que le général-écrivain impose à la réalité car elle est la marque de l’expression d’une subjectivité et qu’elle utilise les ressorts bien connus de la mythification, de l’héroïsation (emprunts à l’épopée, à la tragédie, à la romanité, à la mystique etc…) mais

o    on nous enjoint, d’un autre côté, de ne pas toucher au mythe mais de nous laisser bercer par lui, par la grandeur ineffable, inégalable de ce sauveur de la France dont certains hommes politiques ou autres se réclament encore ou cultivent la mémoire (cf. dans le domaine littéraire le très respectueux et hagiographique Stèles à de Gaulle du Doyen du groupe des Lettres, Philippe Le Guillou[21]– livre d’hommage puisque le lien qui l’attache à de Gaulle « conserve l’infrangible éclat du diamant » comme l’indique la quatrième de couverture).

Les Mémoires de guerre sont donc pour les uns un objet de culte, de foi ou du moins appellent tendresse et admiration ; pour les autres, ils sont une terrible mystification qui brouille encore collectivement la vue des Français et les empêche de recomposer le puzzle de leur passé – c’était déjà une critique que formulait Marguerite Duras dans La Douleur[22].

Comment donc étudier les Mémoires de guerre sans se situer, même par omission, d’un côté ou de l’autre de cette bataille idéologique ou sans se sentir pris en otage par un texte qui ne propose au lecteur que cette simple alternative : soit l’adhésion totale, qui est présupposée, car en aucun endroit de Gaulle ne conclut de pacte avec le lecteur, ne lui présente son projet, ne lui laisse de place dans son propre discours, à la différence par exemple de Saint-Simon qui s’interroge sur la légitimité du mémorialiste[23], soit la défection, proche de la « trahison » (!), puisqu’il est général-écrivain et que sa parole « littéraire » trouve sa source et son inspiration dans son incontestable patriotisme ?

Comment, d’autre part, donner toute sa place à l’étude littéraire, celle de la mise en forme et des choix esthétiques, voire au plaisir – que peut occasionner la lecture d’une œuvre littéraire – quand un texte est en prise aussi directe avec les problématiques sociales et politiques de notre temps dues à l’héritage et aux conséquences de la Seconde Guerre mondiale : remise en cause des acquis du CNR, polémiques autour des lois mémorielles (la première dite « loi Gayssot » qui crée le délit de négationnisme du génocide des Juifs), du passé colonial, débat sur l’identité nationale auquel certains ont trouvé des accents pétainistes, expulsions volontaristes et assumées des étrangers en situation irrégulière, extraordinaire écho trouvé par le petit livre de Stéphane Hessel[24], fondé sur sa propre participation à la Résistance et tant d’autres exemples… ?

En conséquence, on peut voir une forte tentation d’autocensure et un évident malaise chez les enseignants du secondaire : il peut arriver que, voyant la défiance persistante des élèves, certains demandent que soit « vérifiée » par des collègues la neutralité de leur cours ou du sujet qu’ils s’apprêtent à poser.

Faut-il, d’autre part, mettre sur le compte de ce malaise le fait que le même sujet soit tombé en trois endroits différents (Europe du nord, Israël, Amérique centrale), sujet qui semblait précisément s’appuyer sur un des rares documents à notre disposition produit par un universitaire, la conférence de Jean-Louis Jeannelle ? On demandait, en effet, aux élèves d’expliquer le titre, ce à quoi s’était précisément appliqué Jean-Louis Jeannelle dans la première partie de sa conférence. Est-ce le signe d’une difficulté à trouver un sujet répondant aux impératifs du baccalauréat ?

II  La postérité de la tradition mémoriale à l’âge de l’autobiographie et du témoignage

Les Mémoires sont un genre très peu étudié en tant que tel dans le secondaire, à la différence de l’autobiographie qui a longtemps été au programme, au moins des L, et qui vient juste d’en sortir.

On a donc pu et on peut donc étudier des textes de mémorialistes sans étudier précisément le genre des Mémoires :

·    on peut travailler des extraits de Chateaubriand tirés des Mémoires d’outre-tombe parce que ces extraits paraissaient relever essentiellement de l’autobiographie

·    ou des textes de Saint-Simon en privilégiant leur portée moraliste et en les incluant donc dans l’étude de l’argumentation (cf. le manuel Calliopée, par exemple : dans le chapitre « l’homme en société », on trouve un extrait de Saint-Simon à côté de textes de La Rochefoucauld et de La Bruyère ainsi qu’un écho contemporain tiré de Belle du seigneur de Cohen, le tout sur l’hypocrisie sociale).

D’une façon plus générale, l’écriture de l’histoire est très peu étudiée dans les cours de français ; elle l’est un peu plus en latin et en grec mais nous nous contentons la plupart du temps d’analyser des extraits, que nous comparons éventuellement (un même événement ou un même personnage historique vu par Salluste, Tite Live, Suétone). Cela donne cependant rarement lieu à une analyse très approfondie sur les moyens littéraires de l’historiographie et touche, de toute façon, peu d’élèves.

Donc, pour les Mémoires de guerre, tout le cadre générique est à construire en termes de références, de prédécesseurs illustres, de tradition littéraire et d’enjeux du genre. La lecture autonome des élèves, notamment pour cette raison-là, ne peut en être que naïve. D’où leur étonnement extrême, par exemple, de l’emploi de la troisième personne par de Gaulle quand il parle de son action car ils n’ont pas, dans leur grande majorité, la référence césarienne.

L’Histoire, cependant, est extrêmement présente dans les textes et donc les cours de littérature.

La question de l’écriture de l’histoire a donc très peu été abordée au travers de Mémoires mais l’a souvent été par le biais de l’autobiographie – W ou le souvenir d’enfance, par exemple ou la trilogie de M. Yourcenar –, et surtout par l’étude de témoignages, s’il faut entendre par là l’œuvre d’un « simple » témoin, de celui qui s’est trouvé pris, à son corps défendant, dans la tourmente de l’Histoire et qui veut, de la place modeste mais centrale qui est la sienne, en rendre compte : or, il est évident que ces deux types d’écriture, qui croisent l’histoire à des degrés divers, généralement « accrochent » les élèves, ne les laissent pas indifférents : cette adhésion « spontanée » à des textes littéraires est précieuse pour le professeur de lettres !

Pourquoi cette adhésion ? Pour ce qui est de l’autobiographie, on peut considérer que la question de soi et du monde, que la nécessité de confier à l’écriture sa personne cadrent bien avec la problématique de l’adolescence, entrent en résonance avec les préoccupations personnelles et intimes des élèves.

Pour ce qui est de l’écriture du témoin, elle est surtout évoquée, en lycée, par le biais de la littérature issue de l’expérience des deux guerres mondiales : personnes qui deviennent écrivains, avec tout ce que ce terme a d’ambigu, pour témoigner (Anne Frank et son Journal, les lettres de poilus ou Primo Levi, passant de la chimie à l’écriture) et, à un autre degré, écrivains qui sont aussi témoins : Duras témoignant du retour d’Antelme dans La douleur.

Dans tous les cas, ce sont aussi des textes qui captent généralement l’attention des élèves car :

·    ils pensent trouver une parfaite sincérité dans ces ouvrages qui semblent répondre à une irrépressible nécessité intérieure, une nécessité existentielle : témoigner est la mission qu’ils se sont fixée pour le reste de leur vie, ou même, certains de ces témoins disent avoir voulu se garder en vie dans les pires épreuves pour pouvoir témoigner plus tard ; d’autres tentent, par l’écriture, de retrouver la mémoire mais aussi de s’en libérer car elle est insupportable…

·    ils sont sensibles au fait que, malgré cette nécessité intérieure, l’écriture de ces témoignages a pu être déchirante car elle demandait de replonger dans l’horreur et parce qu’elle n’allait pas socialement de soi. Il leur semble donc confusément qu’il y a forcément là une vérité à comprendre, que tant d’efforts n’ont pas pu être vains, que la lecture de ces ouvrages peut aider à ce que « ça ne recommence pas », peut permettre le « plus jamais ça ».

On trouve dans ces écrits à la fois l’expression d’une impuissance, d’une immense détresse, mais aussi, mécaniquement même si c’est paradoxal, la valorisation de l’individu (autobiographie) et des victimes (témoignages) puisque ce sont elles qui s’expriment et qui, au moins momentanément, ont, sans triomphalisme aucun, le « dernier mot ». On peut entendre en écho, pour caractériser cette écriture, les vers d’Aragon dans Bierstube magie allemande : « Et si j’y tenais mal mon rôle/ c’était de n’y comprendre rien » : le jeune homme est parfaitement dépassé par les événements mais il a pourtant un rôle à y jouer. Il semble bien, en tout cas, que ces écrits sont à l’opposé du projet des Mémoires qui montrent un écrivain-héros, un homme qui a su agir sur son temps, le comprendre et qui vient aider les lecteurs à y voir clair dans les méandres de l’histoire.

Il est évident qu’il peut y avoir chez les lecteurs, chez les élèves, de l’intérêt pour les deux types de personnes/personnages : la victime et le héros. Mais il semble que ces deux types d’écrit suscitent des réactions opposées. S’il est évident que le témoin-victime de la barbarie du XXème siècle suscite généralement compassion et respect, l’expérience a montré que l’admiration des élèves-lecteurs n’était pas tout acquise au héros des Mémoires et particulièrement à celui du Salut : de nombreux professeurs ont témoigné du fait que leurs élèves semblaient avoir une hostilité avouée, un agacement voire une rage dès les premières lectures vis à vis du De Gaulle du Salut. La plupart d’entre eux semblent incapables d’accepter le rôle du vainqueur qu’il se donne ou, du moins, tel qu’il se le donne – car ils ne contestent pas le moins du monde, évidemment,  son rôle historique.

Peut-on tenter une explication qui aura, je le reconnais, un caractère tout intuitif ?

On sait le traumatisme causé par les deux guerres mondiales et les totalitarismes qui ont ensanglanté le XXème siècle. Un certain nombre de philosophes et d’artistes, d’écrivains, ont tenté de prendre la mesure de ces événements jusqu’à en faire la pierre angulaire de toute leur production : on peut penser déjà à Valéry dans Variété I : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », comme à Adorno et sa réflexion sur la poésie après Auschwitz : « Ecrire un poème après Auschwitz est barbare[25] ». Or il semble que la plupart des élèves ont intériorisé, plus ou moins consciemment, cette conception des choses.

Tout se passe comme si le cri des victimes et des témoins, tellement assourdissant, couvrait le discours plus rationnel, mieux maîtrisé, plus policé du « vainqueur », si on veut évoquer de Gaulle. Les uns ont le sentiment d’avoir été confrontés à l’incommensurable, l’indicible, ou encore l’ineffable et peinent à trouver la forme apte à exprimer au mieux ce qu’ils ont vécu, quand le second reprend avec art, brio, talent, des formes, un genre dûment éprouvé par la tradition pour délivrer un discours qu’il veut rassurant, consensuel et efficace, aussi, pour son avenir politique.

Un changement de perspective a été induit par l’Histoire du XXème siècle, qui a pu entraîner un changement dans l’échelle des valeurs notamment esthétiques : le malheur semble avoir été trop accompli dans ce siècle pour qu’une victoire puisse paraître sans tache, entière, éclatante et son artisan incontestable ; tout semble se passer comme si, pour beaucoup d’élèves, l’écriture même de mémoires telle que la pratique de Gaulle, avec ses caractéristiques de valorisation du mémorialiste et de son action, n’était plus crédible, acceptable après la Première et surtout la Seconde Guerre mondiale : il ne peut y avoir de réelle victoire face à un mal si absolu.

De plus, on ne peut s’en tenir à la seule perspective nationale quand on a été si souvent amenés, par d’autres auteurs, à considérer la situation du point de vue de l’humanité conçue comme un ensemble d’individus indissolublement liés dans la tragédie par le fait même de cette guerre mondiale. Quand de Gaulle affirme que le « génie du renouveau » doit « redresser la France… allant et venant sans relâche de la grandeur au déclin[26] », ces termes et cette expression peuvent paraître dérisoirement boursouflés au lecteur qui a vu dans les désastres du XXème siècle la défaite des civilisations, le naufrage de l’humanité.

En conséquence, le héros, du moins dans l’ordre de la littérature, n’est pas/plus nécessairement celui qui gagne, qui vainc, qui domine, qui commande au sens historique et politique de ces termes mais peut être aussi celui qui, dans sa détresse même, croit encore à un pouvoir des mots et les dresse, de toute sa force, face à l’adversité. Si la défaite est assurée car l’adversité trop forte, l’héroïsme n’est pas dans la victoire mais dans la lutte acharnée, qui dès lors sera d’autant plus héroïque qu’elle risquera d’être vaine, désespérée : le témoin, la victime, peuvent faire preuve, aux yeux des élèves en tout cas, d’un héroïsme dans l’écriture, par le fait même d’être parvenus à écrire, héroïsme qui n’a rien à voir avec celui du héros sur le champ de bataille ou du héros pour l’Histoire, mais qui ne les émeut pas moins.

Or, dans la sphère littéraire scolaire, les textes se répondent, entrent en cohérence, ce qui tempère les uns et fait ressortir les autres : la proximité historique et thématique du texte de De Gaulle avec ceux des Témoins ne lui est pas favorable dans ce contexte car une sorte de concurrence des récits se met en place : or il est frappant de constater que si les récits de témoins n’ignorent pas la guerre conventionnelle, eux n’ont quasiment pas de place dans le récit de la geste gaullienne. Il y a évidemment des raisons historiques et objectives à cela et il semble qu’on ne puisse pas en faire grief à de Gaulle, même si Le Salut a été écrit en 1958 soit treize ans après la guerre, mais il n’en reste pas moins que cela réduit nécessairement la portée actuelle de son analyse historique.

Il n’y a manifestement pas/plus d’adhésion immédiate émotionnelle au texte de De Gaulle, telle que peut la décrire de manière émouvante J. Lecarme dans les Temps Modernes, car le créneau « littérature du XXème siècle » est déjà largement occupé chez les élèves par d’autres types d’écrits qui mettent en place une vision de notre histoire à travers la littérature bien différente de celle que propose de Gaulle, voire une vision opposée à celle de De Gaulle : après un long silence, les cris, appels, témoignages des victimes, les interrogations, les doutes de ceux qui ont survécu s’y font entendre avec plus de prégnance que les chaleureuses acclamations que rapporte le mémorialiste victorieux. Quelques élèves ont, d’ailleurs, spontanément et rapidement opposé aux scènes de ferveur populaire décrites par de Gaulle la supposée réaction de Daladier descendant de l’avion après Munich (« Ah, les cons, s’ils savaient ») pour signifier leur défiance du texte gaullien.

Le genre des Mémoires n’a donc rien d’évident pour nos élèves car :

·    il leur manque la culture nécessaire (on peut, rapidement, tenter d’y remédier en surface) pour comprendre une partie de sa genèse.

·    ce genre, du moins tel que le décline de Gaulle, avec un mémorialiste en majesté, paraît moins adapté que les témoignages ou les autobiographies pour rendre compte de l’extrême perplexité morale, politique, philosophique dans laquelle nous ont plongés les guerres mondiales et les totalitarismes du XXème siècle.

La préoccupation de De Gaulle, ainsi que celle de ses lecteurs de l’époque était ou avait été de gagner la guerre puis d’établir durablement une France forte et respectable – par l’établissement de son propre pouvoir (c’est tout le programme des Mémoires de Guerre). Pour nous, un des problèmes les plus brûlants, depuis la libération des camps et Hiroshima, pour simplifier, est plutôt d’accepter d’appartenir à l’étrange genre humain.

Or ce questionnement, précisément issu de l’Histoire, n’a rien de subsidiaire ou de conjoncturel (effet de « mode ») à nos yeux de professeurs de lettres : les élèves y sont extrêmement sensibles, attendent en quelque sorte, notamment de la littérature, des réponses, voire des solutions aux angoisses qu’il suscite car ils ont bien perçu que les écrivains s’étaient emparés, en nombre et avec force, du sujet. Il nous semble essentiel de prêter attention à ces préoccupations et d’accompagner ces quêtes « naïves » en guidant les élèves vers des textes qui ne pourront certes pas répondre directement à leurs attentes mais les aideront plus sûrement à « aménager », à apprivoiser l’angoisse. Ce trajet qui relie l’Histoire à la fiction ou à l’intime déployés par la littérature nous semble participer pleinement de la formation de l’élève-citoyen à laquelle nous sommes conviés. Or, manifestement le texte du Salut a eu un effet déceptif à cet égard, à la fois très près du sujet et très loin du questionnement.

III  Littérature et Histoire (Marie-Françoise Leudet en collaboration avec Isabelle Guary)

1.     Littérature et Histoire, quelles rencontres possibles (au lycée)

Assurément un véritable flou artistique règne dès lors que l’on parle des rapports entre histoire et littérature, du moins dans notre cadre scolaire, et pourtant le professeur de lettres vit cette rencontre à de multiples reprises.

Trois modalités sont envisageables :

·    contextualiser

Au professeur de poser le cadre historique d’une œuvre… donc de « faire un peu d’histoire » pour éclairer le contexte, comprendre les événements, connaître les personnages…

·    lier Histoire et littérature dans une lecture historique des textes

C’est la place importante de « l’histoire littéraire ». Nous sommes directement à la croisée des deux disciplines Histoire et littérature – du moins dans l’esprit qui est celui des instructions officielles depuis les années 80. Il s’agit de donner à l’histoire littéraire une fonction d’outil de lecture et de mener une lecture historique des œuvres littéraires[27].

Ce qui ne signifie d’ailleurs pas nécessairement qu’il y ait coïncidence entre Histoire et littérature : référons-nous (une fois de plus !) à Roland Barthes : « Voici deux continents : d’une part, le monde, son foisonnement de faits, politiques, sociaux, économiques, idéologiques ; d’autre part, l’œuvre, d’apparence solitaire, toujours ambiguë puisqu’elle se prête à la fois à plusieurs significations. Le rêve serait évidemment que ces deux continents eussent des formes complémentaires […] Malheureusement ce n’est qu’un rêve : les formes résistent, ou, ce qui est pire, elles ne changent pas au même rythme[28]. »

Quoi qu’il en soit… le concept d’historicité des textes est en effet au cœur de notre didactique et nous faisons donc en cours une lecture historique des textes sans pour autant penser que le texte est simplement le produit d’un contexte ; il est aussi acteur… acteur de l’Histoire, la littérature ayant en quelque sorte un pouvoir historique. On voit bien l’intérêt que cela prend pour les Mémoires de guerre.

Nous faisons aussi prendre conscience aux élèves qu’ils sont eux-mêmes des lecteurs situés dans le temps, que leur lecture est historique.

Pour autant, nous sommes en cours de littérature : nous ne pouvons donc nous contenter d’une lecture historique des textes, ce qui nous amène à envisager une troisième modalité :

·    travailler (véritablement) en interdisciplinarité, littérature et histoire, ce qui peut se comprendre de deux façons : 

o    travailler seul sur un objet qui pourrait aussi bien être étudié dans un autre cadre disciplinaire (mais qui dans ce cas-là sera pris dans une autre logique, celle de sa discipline)

o    ou travailler à deux (ou plus !) sur le même objet avec des méthodes différentes.

Ici, il est évident que l’objet, Les Mémoires de guerre, peut relever des deux disciplines ; il est aussi évident que, dans la grosse majorité des cas, le professeur de lettres sera seul pour mener ce travail.

On a donc ici l’interdisciplinarité au cœur de l’objet lui-même. Mais cette œuvre-là… sera lue en cours de littérature et la mission est d’en faire une lecture différente de celle qui en aurait été faite en cours d’histoire.

Rappel : en lycée général, le professeur de lettres n’est pas bivalent (pas encore !) contrairement à ses collègues de lycée professionnel. Or même dans ce cadre, les difficultés surgissent : Anne Armand[29] dans la présentation de son intervention au colloque « Histoire et littérature, regards croisés : enseignement et épistémologie » des 26 au 28 mai 2011[30] parle de « tensions difficiles à dépasser sans une formation didactique centrée sur cette double perspective, lecture littéraire et approche historique. » C’est dire ce qu’il en est quand il n’y a aucune formation !

2.     Une lecture historique/une lecture littéraire ?

Loin d’opposer les deux disciplines, il s’agit tout de même de les différencier, ce qui n’exclut pas les similitudes et les points de convergence. La littérature est un discours sur le monde, le discours de l’historien aussi… est-ce le même ? A-t-il la même finalité et joue-t-il sur les mêmes ressorts ? Rien n’est moins sûr.

Que la lecture des textes permette en cours de littérature comme en cours d’histoire de se tourner vers le passé, de connaître et de comprendre les événements, les concepts, sociaux, politiques, artistiques, qui le rendent intelligible et éclairent le présent ne signifie pas que la lecture en soit identique.

Les rapports différenciés entre Histoire et littérature (lecture historique d’un texte littéraire ou lecture littéraire d’un texte historique) se retrouvent dans les rapports entre littérature et philosophie (lecture philosophique d’un texte littéraire et lecture littéraire d’une œuvre philosophique). N’est-ce pas la situation que nous avons vécue avec les Pensées de Pascal ? Nous n’avons pas eu les mêmes lectures en cours de littérature et en cours de philosophie. Une œuvre n’appartient pas à telle ou telle discipline mais la lecture qui en est faite si ! Pour prendre un autre exemple souvent cité à propos de la rencontre littérature et Histoire : l’œuvre de César ou des historiens latins… Le professeur d’histoire ne va sûrement pas s’intéresser aux mêmes passages que le professeur de littérature ou de latin, et il ne les étudiera pas sous le même angle.

Spécificité de la lecture littéraire :

En cours de littérature, la lecture va se faire plus personnelle, le lecteur-élève, lecteur adolescent, est en train de se construire, lui, sa personnalité, son moi intime, de construire sa vision du monde ; le lecteur-élève se construit dans sa singularité cognitive, émotionnelle et plus encore peut-être que tout lecteur adulte, il s’inscrit dans le texte. Ce n’est pas la lecture qu’il mène en cours d’histoire, même si les émotions n’en sont pas toujours absentes (il y a débat sur la question !). En littérature, il nous faut trouver un équilibre entre l’approche sensible, subjective de l’œuvre, celle qui permettra une réelle appropriation à long terme, et une approche historique, objectivante (nous ne disons pas « objective »). L’une – s’engager subjectivement – ne devrait pas exclure l’autre – comprendre son historicité. Et cette prise de conscience, que le cours de lettres fait naître, construit le lecteur, le lecteur adulte, celui qu’il restera des années plus tard.

Parler de lecture subjective ne signifie pas que l’on pense que seuls les sentiments jouent mais que la lecture passe par le « sujet ». La littérature permet de réfléchir sur soi, sur sa place dans le monde, dans l’univers… et la réflexion peut s’enraciner dans une émotion ou y aboutir. Sûrement faudrait-il développer ce qu’est une émotion mais ce n’est pas le lieu !

Il ne s’agit pas de savoir ici quelle œuvre plaît ou non, mais de savoir quel processus de lecture va être mis en place et si l’œuvre en question a ou non une chance de toucher son but au lycée. Et si d’emblée la plupart des œuvres (pour ne pas dire toutes les œuvres) que nous avons étudiées depuis 1995 en terminale littéraire permettaient cette double approche, subjective et objectivante, lecture qui poussait l’élève hors de ses limites, qui lui ouvrait un accès à une réflexion aussi bien philosophique qu’historique ou politique – ainsi en fut-il avec Le Guépard de Tomaso di Lampedusa – il n’en fut pas de même avec les Mémoires de guerre.

Une redéfinition des disciplines ?

Que des recherches soient menées au CNRS ou ailleurs sur la redéfinition des disciplines dont il est vrai que les frontières bougent, sur la redéfinition en termes épistémologiques du « statut de l’objet littéraire dans le monde contemporain », que des recherches soient menées sur les nouvelles fonctions sociales et épistémologiques de telle et telle discipline et en particulier de l’enseignement de la littérature qu’il conviendrait de mieux articuler aux sciences humaines… ne signifie pas que l’École soit prête à les mettre en place et en pratique. Il n’y a pas de transposition directe entre la recherche universitaire et l’École, comme il n’y a pas de déductibilité des savoirs enseignés des savoirs savants – en laquelle d’ailleurs croient encore nombre de professeurs… Cela ne signifie évidemment pas qu’il n’y ait pas rencontre possible, bien au contraire. La rencontre université/secondaire est fructueuse dès lors qu’elle est pensée comme une rencontre justement, comme une collaboration et non dans une logique descendante ; de nombreux exemples de recherche-action ou même de rencontres, de séminaires, au sein desquels la logique du secondaire est lue au travers du prisme des concepts universitaires et vice-versa en sont la preuve. Et il est certain aussi que sans transposition didactique, les thèses les plus brillantes ne toucheront pas le public élève et resteront objets de bibliothèque.

Si donc il doit y avoir transformation des disciplines, qu’elle se fasse au minimum dans la clarté et non pas dans des coups de sonde du style de celui que nous venons de connaître, objet de notre rencontre.

3.     Les Mémoires de guerre, un échec prévisible… et annoncé (qui peut-être aurait pu être évité)

Le texte a été inscrit au programme dans l’objet d’étude « Littérature et débat d’idées », nous venons d’en parler, avec pour « problématique » Histoire et littérature. Le couple est donc d’emblée présenté comme problématique ! Mais rien n’est explicité… pas le moindre document d’accompagnement pour un peu éclairer la lanterne des professeurs de littérature qui devront confronter les deux mots…

Comment donc mener cette double lecture ? Quelle doit être la place exacte de l’histoire dans le cours de littérature ? Si le professeur de lettres est seul – ce qui est la situation de 90% au moins des enseignants ! – tout en se posant la question de savoir en quoi Le Salut est littéraire et à quelle définition de la littérature il répond, il a dû construire la problématique de son projet de lecture de l’œuvre en associant évidemment ces deux termes littérature/histoire.

Des pistes se dessinent assez vite :

1- Le travail de contextualisation :

Il est effectué nécessairement, avec plus ou moins de facilité et de profondeur suivant les compétences historiques de chacun… Il est assez laborieux et compliqué pour les élèves ou même ennuyeux car il peut être considéré, pour certains, comme une révision du cours d’histoire ; il peut paraître lourd pour le professeur de lettres, toujours tenu par le temps, qui ne voit là qu’un préalable à la lecture « véritable ».

2- La lecture historique :

La contextualisation plus poussée, approfondie, peut déboucher sur une lecture historique du texte qui donne la possibilité aux élèves de prendre conscience de la différence entre les horizons de lecture suivant les époques considérées.

·    Par exemple, il leur est possible de comprendre l’intérêt de certains passages tellement ennuyeux pour le lecteur d’aujourd’hui – nous pensons particulièrement aux interminables recensions – qui furent tant appréciés des lecteurs de 1954 ou 1959… privés de ces informations qu’ils découvraient enfin.

·    Il est possible aussi de réfléchir à des notions historiquement datées comme la patrie, les races, les partis politiques, certaines idéologies.

·    Les élèves enfin peuvent comprendre en quoi ce texte a aussi été un acteur de l’Histoire, a joué son rôle dans le récit historique national.

Mais si on mène une lecture historique, il faut bien aussi confronter cette version des faits à d’autres sources pour voir comment de Gaulle a (re)construit l’histoire. En effet l’œuvre n’éclaire qu’une partie des événements et ceux-là même ont pu être racontés d’une tout autre manière, d’un tout autre point de vue. Ce fut au professeur de lettres de rechercher d’autres versions du même événement, par exemple un extrait de L’Esprit de résistance de Ravanel pour confronter le récit du même épisode, la visite de De Gaulle à Toulouse…

Mais nous ne sommes qu’au préalable de l’étude et la tâche a déjà été vaste ! Ce n’est pas là une lecture littéraire de l’œuvre et encore moins une lecture qui permette de confronter littérature et histoire.

3- Une lecture littéraire du Salut qui tiendrait compte de la lecture historique :

Le principal intérêt est de voir comment et pourquoi de Gaulle a utilisé la littérature – et particulièrement le genre des Mémoires pour écrire ou réécrire l’histoire et façonner son propre personnage.

Cela passe par la confrontation avec d’autres textes historiques – par exemple les documents figurant en fin de volume – et littéraires, qui ont pu jouer le rôle de modèles ou de références ou encore de points de comparaison. Les divers portraits du Général nous ont ainsi fourni une mine de matériaux… littéraires et donné matière à confrontation ; ils permettent de mieux réfléchir à la diversité des sources, à leur subjectivité et en les réinscrivant dans un autre contexte, une autre idéologie, de les comparer à l’image que de Gaulle veut donner de lui-même. Et comme c’est aussi le travail de l’historien que d’utiliser les textes littéraires pour penser l’histoire, à ce moment-là nous avons en effet travaillé sur les rapports entre littérature et histoire.

Or, sans même prendre en compte l’ampleur et la difficulté de la tâche pour nous, professeurs de lettres, il y a à cela, dans le cas du Salut, un réel effet pervers :

·    Faire accroire que l’Histoire est du côté de la recherche et de l’établissement de la vérité alors que la littérature serait uniquement du côté de la forme et de la recherche d’effets, de l’enjolivement, voire de l’affabulation et du travestissement. La littérarité du texte se définirait essentiellement comme une technique, particulièrement efficace, pour édifier de toutes pièces un mythe et, en l’occurrence, une véritable machine de conquête du pouvoir. Cependant, cette œuvre, fond et forme confondus, est censée présenter la vérité de l’Histoire et a longtemps été perçue ainsi : comment faire cohabiter, dans une même analyse, à un même niveau, le mythe et l’Histoire ? Et n’est-ce pas là assigner au cours de littérature une tâche qui ne lui revient pas ? Car montrer comment la littérature a transfiguré l’Histoire, nous a surtout menés – parfois même à notre corps défendant – à élucider un mythe, donc à démythifier cette période en sortant de la doxa de la libération, posture fort gênante à plusieurs égards.

·    Si on ajoute à cela le fait que son style peut paraître très daté aux lecteurs contemporains et n’enflamme plus guère, on comprendra aisément dans quelle aporie se trouve le professeur de lettres : cette conception toute rhétorique de la littérature ne peut le satisfaire pleinement.

Si on pouvait donc pousser très loin la lecture historique objectivante de ce texte – encore qu’elle aurait pu avec plus de profit et de garantie être développée en cours d’histoire –, la lecture littéraire, telle que nous l’avons définie était beaucoup plus limitée.

IV La dimension idéologique et politique de cette « affaire de Gaulle »

1.     Un certain brouillard idéologique et politique

Cette mise au programme de l’œuvre a été vécue par un certain nombre de professeurs comme intrusive et arbitraire et le premier mouvement a été de chercher à comprendre pourquoi. Mais les autorités de tutelle, pourtant interpellées par le SNES, n’ont pas vraiment expliqué ce choix :

Quand nous avons rencontré M. le Doyen, il a, comme à son habitude, plaidé l’irresponsabilité : c’est la DGESCO [Direction Générale de l’Enseignement Scolaire] qui fait les programmes, ce n’est pas sa faute…[31] 

Contactée, la DGESCO a répondu le 21 juillet 2010 : « Le salut a été mis au programme par les membres du groupe lettres de l’IG et les partenaires et spécialistes qu’ils ont choisi de consulter. » Voilà qui n’est guère plus éclairant !

Il en est résulté un tollé des professeurs et de bien d’autres : succès de la pétition qui a été signée (1500 signatures à la mi-mai 2010) par des professeurs, des élèves et un certain nombre de parents ou de personnes disant simplement s’intéresser à la littérature. Un certain nombre d’écrivains ont écrit dans Libération leur incompréhension de voir cette œuvre mise au programme de littérature et il y a eu un petit emballement médiatique avec articles, émissions de radio et de télévision.

Certains ont voulu voir dans ce choix une référence au « gaullisme actuel », un désir pour le pouvoir en place de marquer sa mainmise idéologique sur les programmes puisque dans l’hiver 2010, Henri Guaino avait dit que le contenu des programmes scolaires relevait d’« un choix idéologique et politique qui devrait se décider à l’assemblée nationale et à l’Élysée[32] ».

Mais il est aussi rapidement apparu que la sobriété, la discrétion, l’honnêteté scrupuleuse du Général ne s’accordaient pas avec le « bling bling » et les différentes rumeurs et affaires du pouvoir actuel : l’étude de l’œuvre pouvait alors s’avérer contre-productive.

Il est toutefois absolument évident que ceux qui ont défendu les écrits du Général l’ont fait au moins autant pour des raisons d’attachement historique, si ce n’est politique, que pour des raisons littéraires, malgré ce qu’ils ont pu en dire. Cette défense s’est d’ailleurs toujours accompagnée d’un mépris évident pour les professeurs qui osaient fronder, comme si seule notre bêtise, ou notre inculture, ou notre manque de goût ou d’élévation d’âme, en un mot notre grossièreté, pouvaient expliquer notre manque d’appétit pour ce « grand auteur, l’un des plus grands » (cf. Max Gallo, Pierre Assouline et Bernard Pivot déjà cités ainsi qu’une émission Tire ta langue d’A. Perraud[33] du 30 janvier 2011). La polémique a pris pied d’emblée, sans que jamais ce soit clairement assumé, sur un terrain que je qualifierais, faute de mieux, d’esthético-idéologique, là où les grands courants idéologiques prennent véritablement forme ou là où une sensibilité esthétique se trouve des correspondances idéologiques et politiques, au sens large du terme. Le vrai débat n’a peut-être pas eu lieu parce que la figure historique du « Libérateur de la France » écrasait celle de l’écrivain et coupait cours à toute velléité de critique. Pourtant, comment ne pas voir, derrière cette figure imposante du héros, aussi ses années de formation ? On a, par exemple, souvent rappelé la référence barrésienne en s’intéressant au style du Général mais ce n’est pas seulement une affaire de style !

2.     Des soupçons de filiation : la référence à Barrès et à d’autres n’est pas seulement une affaire de style…

Dans le rapport de force historique, il est évident que de Gaulle s’oppose clairement à Pétain, à Hitler et à Mussolini, c’est-à-dire à une droite qui va de la droite réactionnaire à la droite extrême et au fascisme, pour reprendre la terminologie qui peut paraître la plus usuelle. Et c’est généralement ce qu’apprennent les élèves en Histoire : de Gaulle n’est pas fasciste, peut-être juste un peu autoritaire, autocrate ou simplement défiant vis à vis des parlementaires… mais avec les meilleures intentions du monde, pour le plus grand profit de la France à l’issue de la Seconde Guerre mondiale.

Mais si on se situe sur le plan de la forme, – des figures de style, du lexique et donc des idées développées ou sous-jacentes –, les choses sont nettement moins tranchées et on voit des continuités, des liens généalogiques, de grands courants de pensée s’exprimer et se perpétuer qui rattachent nettement de Gaulle à une certaine droite française que l’on peut difficilement appeler modérée de nos jours : ethnicisme gaulois, suprématie de notre civilisation (cf. « peuples frustes » des colonies), paternalisme, mystique de la terre, mystique du chef qui obligent bien des professeurs de lettres à d’effroyables contorsions (« guide », sur le plan lexical, c’est duce, ou führer), mystique de la France qui fait donc du patriotisme une valeur cardinale justifiant bien des morts et bien des sacrifices de tous ordres (cf. l’éloge funèbre bien rapide à Hiroshima).

Or ce ne sont pas là de simples clauses de style – nous ne devons en tout cas pas les prendre comme telles si de Gaulle est réellement un écrivain en pleine possession de ses moyens : tout un courant de pensée – au sens large, pas un simple courant politique – s’exprime, avec des différences et des nuances, à travers ce style qui est, au-delà de De Gaulle, un des fleurons des lettres françaises, de Chateaubriand à Péguy en passant par Barrès mais selon des modalités et à des degrés divers : on peut, par exemple, aussi retrouver une mystique de la terre – mais pas de la patrie – chez Giono, pacifiste, et que dire de l’admiration avouée d’Aragon pour Barrès ?

Or, il y a eu un certain nombre de travaux réalisés autour de ces filiations : Les Anti-lumières de Zeev Sternhell[34], Les anti-modernes d’ Antoine Compagnon[35], par exemple, mais il semble que ces travaux n’aient pas été suffisamment « digérés » pour arriver jusqu’en lycée et servir de base à des analyses acceptables par « tous » : une belle occasion manquée sûrement car il y avait là une façon toute « moderne », contemporaine, en tout cas, de lire et d’interroger le texte gaullien et de dépasser ce qui peut apparaître comme de bien vieux et stériles antagonismes. Nous aurions pu ainsi cesser de lire ce texte de façon historique et l’aborder de façon plus proprement littéraire. Cette pensée de droite et ce style « flamboyant » pour le dire vite appartiennent bien à la littérature nationale – et pas seulement nationaliste ! : à l’occasion de l’étude de cette œuvre, il aurait pu être utile et fécond d’oublier les nostalgies respectueuses et les consensus mous et médiocres (au sens propre) pour aller plus au fond des choses. Mais il fallait pour cela accepter l’idée que le nationalisme, le patriotisme tels qu’ils s’expriment dans ces écrits, sont des constructions psychologiques et intellectuelles historiques et non un sentiment a priori et indépassable, « […] une sorte de patrimoine de race, qui porte l’homme à préférer tel peuple plutôt que tel autre ; […] l’amour naturel de chacun pour le sol qui l’a vu naître et grandir, pour les objets qui ont entouré son enfance et sa vie, pour la terre qui contient les cendres de ses aïeux[36] ». On retrouve ici encore cette difficulté, qui est pourtant aussi une nécessité, de prendre de la distance vis à vis du texte.

3.     L’idéalisme ou le lyrisme comme idéologie

Un écrivain, Romain Gary, aurait pu nous soutenir dans cet effort car, tout en se déclarant « gaulliste inconditionnel », il a d’emblée pris de Gaulle pour une figure de fiction surhumaine, pour « une certaine idée de la France », pour l’incarnation miraculeuse de tout ce que lui, Romain Gary, a toujours mis comme valeurs, comme images, comme émotions sous ce vocable :

Usant d’une habileté fantastique et d’un don nonpareil, il a incarné, comme on le dit d’un acteur, 10 siècles d’histoire de France.[37]

…il a bâti un être mythologique connu sous le nom de De Gaulle auquel il se référait assez justement à la troisième personne.[38]

Il est pour lui l’idéalisme fait homme et il analyse ses faits et gestes comme ceux d’un personnage allégorique. L’émotion est ici le moteur de la réflexion qui affiche et assume totalement ses partis pris :

[en parlant des jeunes aviateurs qui avaient comme lui répondu à l’appel du Général] Nous ne tenions au fond qu’à coups de littérature : entendez par là tout ce que les Français savent se raconter sur eux-mêmes, de Jeanne d’Arc à Napoléon. Le mythe de cette France historique était notre pain quotidien et de Gaulle avait juste ce qu’il fallait d’un gisant de cathédrale et d’armure de chevalier pour soutenir notre inspiration.[39]

Mais je ne crois pas que cette conception très poétique du personnage puisse vraiment prévaloir dans les classes car elle évacue, d’une certaine façon, l’histoire factuelle, ce qui est éthiquement inacceptable pour les deux parties.

 

V  L’éclairage que cette polémique apporte à la question du statut de la « littérature » dans l’enseignement

 

Il existe un énorme hiatus entre la tâche qu’un certain nombre de professeurs s’assigne et ce que la DGESCO attend de nous : cf. la réponse de la DGESCO.

1.     L’enseignement de la littérature vue par la DGESCO

Si l’on reprend les conseils formulés par la DGESCO pour l’étude de l’œuvre dans sa lettre du 21 juillet 2010, il s’agit de « contextualiser textes et formes », de s’intéresser au « dialogue entre histoire et philosophie » ; on conseille plus particulièrement d’étudier « l’art du portrait, l’éloquence et la rhétorique » – puisque « De Gaulle a une solide culture et connaît les grands auteurs classiques » –, ainsi que « la composition remarquable de l’œuvre ». Ces conseils étaient signés du directeur général de l’enseignement scolaire Jean-Michel Blanquer.

La DGESCO ne propose manifestement pas de vision globale mais émiette l’intérêt de l’œuvre en différentes caractéristiques non connectées entre elles. L’œuvre est conçue comme un objet à replacer dans une filiation, à « contextualiser », ce qui entraîne un travail d’observation et de repérage plus que d’interprétation et dont la finalité est essentiellement de transmettre un patrimoine littéraire. Il faut étudier le texte pour trouver la juste case dans laquelle le placer. Cela peut parfaitement fonctionner avec des élèves qui demandent simplement au cours de littérature de les aider à avoir le bac (cela s’appelle du bachotage) et c’est relativement facile à réaliser pour le professeur.

2.     Ce qu’il nous semble que les élèves attendent intimement

Pourtant, dans la réalité des classes, cela se passe généralement différemment : les élèves sont en quête de sens, d’autant plus qu’ils sont souvent bousculés par les œuvres. Ils veulent comprendre pourquoi l’institution les met face aux papiers d’un mort qu’il a laissé inachevés et en désordre (Pensées de Pascal), face à un discours aussi abscons au premier abord (Les Planches courbes de Bonnefoy), face à des personnages aussi abjects (Les Liaisons dangereuses, livre de Laclos et film de Frears) etc. Ils demandent des comptes, si on leur en laisse la possibilité, si on veut bien les écouter, et dès lors un dialogue passionnant peut s’engager. Mais pourquoi se passionner quand on peut ronronner ?

Dans ce dialogue, le professeur joue le rôle du médiateur entre l’œuvre et les élèves : il cherche à les rapprocher au maximum l’un de l’autre en espérant, idéalement, être le plus transparent possible.

Ainsi, tous les ans, voyons-nous des élèves être « empoignés » par une des œuvres au programme. Ces élèves parlent alors de « rencontre », disent que tel auteur ou tel personnage ou tel poème ou même simplement tels vers les « habite ». Une dynamique du désir s’enclenche : ils veulent en savoir plus, lire plus, comprendre mieux, s’exprimer eux-mêmes sur l’œuvre, la partager, simplement. Cela leur permet généralement de satisfaire aux attentes de l’épreuve du bac mais aussi d’entrer dans un véritable dialogue intime avec l’œuvre, dialogue qui ne s’interrompra pas avec la fin des études littéraires. Ils ont le sentiment de vivre une sorte d’initiation, d’être introduits dans la complexité, la profondeur, la richesse des choses humaines par des guides délicats, nuancés et subtils, les auteurs. Le désir semble être un meilleur aiguillon intellectuel que l’ennui. En ce cas, j’ai tendance à penser que notre mission est pleinement accomplie. Ce sont des moments précieux dans une vie de professeur qui nous renvoient aussi à nous-mêmes et à notre propre capacité à entrer en résonance avec nos « frères humains », élèves ou écrivains.

Si la rencontre ne se fait pas immédiatement, notre médiation consiste, me semble-t-il, à proposer une étude précise, documentée, fouillée des œuvres pour nous approcher d’elles au plus près sans jamais laisser penser que ces analyses en épuisent le contenu car on ne saurait réduire à cela – à l’étude, cf. Assouline[40] – une production humaine libre et originale. Nous tentons simplement, avec beaucoup de précautions mais aussi avec grand espoir, d’identifier quelques bribes du cheminement de l’acte créateur pour éprouver sa dynamique, si jouissive, si libératrice.

Tel élève a dû sortir pour pleurer lors de la séance sur le texte Les Planches courbes de Bonnefoy parce que c’était « trop fort », tel autre en voulait terriblement à Pascal de ne pas avoir mieux achevé son travail, de n’avoir pas été plus clair (d’être mort si tôt !), un troisième traitait avec force Quignard d’imposteur quand il fait dire à Sainte Colombe, veuf inconsolable, austère et colérique qu’il mène « une vie passionnée ». Cependant, aucun de ces élèves n’en est resté à son émotion première, ils ont voulu comprendre comment, pourquoi le texte avait produit cet effet et s’il y a un versant intime dans cette réponse, une partie peut aussi en être trouvée dans les cours.

Ces élèves ne feront pas nécessairement des études de lettres après le baccalauréat mais il y a fort à parier qu’ils se souviendront des œuvres de leur année de littérature de terminale et qu’ils auront, au moins confusément, compris que deux modes de lecture étaient possibles : celui qui laissait le lecteur dans sa fascination, prisonnier du labyrinthe de l’œuvre – ce qui peut être fort agréable mais peu productif – et celui qui tente de déjouer les leurres les plus repérables que nous tend l’œuvre pour arriver à ce qui résiste : là, commence l’aventure…

Hélas, pour les Mémoires de guerre, le rejet est si fort qu’il décourage ou désenchante toute lecture, et quand la lecture a lieu malgré tout, elle ne mène pas beaucoup plus loin qu’au pied de la statue d’un général dont l’aventure n’appartient pas à la littérature…



[1] Bulletin officiel, hors-série n°3 du 30 août 2001.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Accompagnement des programmes – littérature – CNDP, août 2002.

[5] I.e. l’armée allemande. Les Mémoires de guerre, « Le Salut », éd. Pocket, 1999, p. 7.

[6] Ibid., p. 276.

[7] Ibid., p. 301.

[8] Ibid., p. 158.

[9] Ibid., p. 208.

[10] Ibid., p. 263.

[11] Ibid., p. 343.

[12] Ibid., p. 254.

[13] Ibid., p. 208.

[14] Les Mémoires de guerre,« L’Appel », éd. Pocket, 2010, p. 7.

[15] « De Gaulle doit-il être banni du bac littéraire ? », Le Monde, 4 juin 2010.

[16] Ibid.

[17] Ibid.

[18] Ibid.

[19] Ibid.

[20] Epistulae, 115.

[21] Philippe Le Guillou, Stèles à de Gaulle, Paris, Gallimard, « Folio », 2010.

[22] Marguerite Duras, La Douleur, Paris, Gallimard, « Folio », 1993, p. 23.

[23] Saint-Simon, Mémoires, t. 1, Introduction. « Savoir s’il est permis d’écrire et de lire l’histoire, singulièrement celle de son temps. »

[24] Stéphane Hessel, Indignez-vous !, Montpellier, Indigène éditions, 2010.

[25] Theodor W. Adorno, Prismes, 1949.

[26] Les Mémoires…, « Le Salut », op. cit., p. 345.

[27] Voir à ce propos par exemple le livre d’Anne Armand, L’histoire littéraire, Collection Didactiques, Bertrand-Lacoste/CRDP Midi-Pyrénées, 1993.

[28] Roland Barthes, Sur Racine, Paris, Seuil, 1979, p.138.

[29] Anne Armand est Inspectrice Générale du groupe Lettres.

[30] Le titre de son intervention étant « Enseigner la littérature – enseigner l’histoire : entre compagnonnage et rivalité » :http://www.inrp.fr/manifestations/2010-2011 © Institut national de recherche pédagogique

[31] Communiqué du SNES du 3 octobre 2012.

[32]Nouvel Observateur du 6 au 12 février.

[33] Émission Tire ta langue d’A. Perraud sur France Culture, le 30 janvier 2011.

[34] Zeev Sternhell, Les anti-Lumières : Du XVIIIe siècle à la guerre froide, Paris, Fayard, 2006.

[35] Antoine Compagnon, Les antimodernes : De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005.

[36]Du patriotisme, conférence de De Gaulle de 1913.

[37] Romain Gary, Ode à l’homme qui fut la France, Paris, Gallimard, « Folio », 2000, p. 12.

[38] Ibid., loc. cit.

[39] Ibid., p. 85.

[40] Le Monde, art. cit., 4 juin 2010.

  

 

 
 
 
 

 

Présents : Présents : Marie-Hélène Boblet, Marie Bolloré, Stéphanie Burette, Mathias Ecoeur, Linda Fares, Mathilde Fougère,  Bettina Ghio, Massoumeh Ghous, Catherine Gobert, Claude Habib, Virginie Huguenin, Hélène Merlin-Kajman, Sarah Mouline, Sarah Nancy, Nancy Oddo, Antoine Pignot, Tiphaine Poquet, Michèle Rosellini, Brice Tabeling, Antonia Zagamé.Marie-Hélène Boblet, Stéphanie Burette, Myriam Dufour-Maître, Mathias Ecoeur, Mathilde Faugère, Virginie Huguenin, Hélène Merlin-Kajman, Sarah Mouline, Sarah Nancy, Antoine Pignot, Anne Régent-Susini, Jean-Paul Sermain, Brice Tabeling, Manon Worms
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