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Augustin Leroy

 


05 décembre 2020

 

 

Sentiments partagés

L’automne est désormais bien installé. Avec les sabliers d’Hélène Merlin-Kajman et de Guido Furci, la saison devient celle des champignons et des coccinelles mais aussi d’un sentiment d’angoisse diffus, assiégés que nous sommes par la pandémie et la technologie informatique. Comment parvenir à tisser des liens entre des espaces et des temporalités hétérogènes, ou plutôt comment déployer le bienfait des différences sans privilégier une parole ou une identité au détriment des autres ?

A cette question, les saynètes de ce mois-ci, consacrées au commentaire du prologue d’Yvain, Le chevalier au lion, cherchent des réponses. Ainsi, François Ardeven, circulant entre « les matières de Byzance » et « les merveilleuses matières salées de la Bretagne », suggère que « le roman naît de fondre en lui les métaux variés des horizons plus libres ». Ce motif de la fusion romanesque, nous le retrouvons dans les mots de Guido Furci, dont le commentaire hésite entre deux types de lecture : faut-il aborder Chrétien de Troyes en philologue et contextualiser l'oeuvre ou est-il préférable de laisser libre cours à l’imagination du lecteur, à l’image du film d’Eugène Green « Le monde vivant » ? Ouvrant le débat, il ne le résout pas, entremêlant la proximité intime de sa vie de lecteur à l’éloignement que nous offre les paroles volantes de la littérature médiévale. Ce qui se dessine alors, c’est moins une démonstration interprétative privilégiant un type de commentaire sur un autre que « la possibilité d’un voyage ».

Hésiter, en somme, naviguer, louvoyer, traverser les temps et les espaces, comme dans la saynète de Natacha Israël où la lecture du roman apporte l’occasion de « prolonger la conversation avec les morts » sans pour autant « s’illusionner sur la moralité ou la consistance des spectres ». Il en va des voix passées comme des relations amoureuses : une affaire sérieuse mais « d’une extrême instabilité, une succession de rendez-vous manqués et d’unions brisées ». A nous d’y prêter l’oreille mais aussi, et surtout, le coeur.

Toutefois, le coeur pourrait ne pas y suffire. Dans nos conversations critiques, le commentaire de Guido Furci interroge les contradictions qui travaillent un passage d’Edward Saïd. Véritablement, l’auteur dialogue, converse tout en commentant, retenant la même exigence critique que Saïd, qui refuse la simplification du réel par la théorie. Au contraire, il nous invite à « se battre contre la réception passive de doctrines travesties en théories ». Pour autant, l’auteur n’adhère pas pleinement à Saïd et plutôt que de lire, dans la relation entre Flaubert et l’Egyptienne Kuchuk Hanem le modèle de la domination occidentale, il préfère y découvrir la traduction, « au moyen d’une hyperbole, d’un corps à corps de l’individu avec soi-même ». Le coeur n’y suffit pas, certes, mais si la raison évacue le bouleversement amoureux, le récit même se tarit et les identités se figent : « quand une rencontre s’avère susceptible de remettre radicalement en cause nos catégories de pensée les plus habituelles », n’est-il pas souhaitable d’accueillir le bouleversement qu’elle implique plutôt que d’y trouver la preuve d’un état de domination ? Si les romans nous racontent l’amour et que nous les lisons, c’est sans doute parce que « cette histoire vaut la peine d’être racontée » (N. Israël).

Au fond, nos sentiments, aussi divers qu’ils puissent être, nous partagent, jusque dans la nuit. Hélène Merlin-Kajman, interrogeant l’adage « la nuit porte conseil », manifeste son trouble à l’idée de délibérer au bord du rêve et du sommeil. Tiphaine Pocquet, jeune mère, dans un texte aussi beau qu’une rencontre entre deux êtres, cherche le repos de la nuit sans cesser « de porter celui qui continue de venir au monde ».

En effet, la nuit, comme nos sentiments et le sens des œuvres que nous partageons, n’a rien d’évident : au contraire, et c’est tant mieux, elle nous « porte énigmes et déchirements ».

A. L.

Prochaine saynète : un extrait de Laurence Sterne, La vie et et les opinions de Tristram Shandy.

Prochain adage  : « Mieux vaut prévenir que guérir ».

Prochaine conversation critique : un texte de Frantz Fanon, tiré de Peaux noires, masques blancs.  

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