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Eva Avian

 


06 juin 2020

 

 

«Le sentiment d'un contact»

C’est à François Cornilliat que j’emprunte le titre de cette lettre. Son texte, aux dimensions et à la remarquable richesse d’un essai, prend la forme inédite d’un « adage dialogue » : il y dialogue, en effet, avec les commentaires qu’Hélène Merlin-Kajman, Marie-Dominique Laporte, Michèle Rosellini et Guido Furci ont donné de l’adage de Lucrèce commenté par Montaigne, « Il est doux d’assister de la terre aux rudes épreuves d’autrui », dont il montre que ce dernier ne choisit de retenir que ce qu’il en « sent en lui-même » et qui le trouble. François Cornilliat s’affronte, surtout, à la difficile question de « l’intermittence de l’empathie » et aux conditions de partage des textes (anciens ou non) et des expériences, et y affirme « le sentiment d’un contact » que « l’expérience de l’erreur » et même sa « certitude » n’annulent pas. C’est d’un tel sentiment, dont une part échappe forcément au régime de la preuve, que j’aimerais marquer ici le seuil des publications de ce mois.

Autre surprise, dont la réception nous a causé un vif plaisir : deux commentaires de brefs extraits d’Un Cœur simple, de Flaubert, par Ullrich Langer, qui nous entraîne de l’hiver à l’été normands en nous faisant partager le « profond bonheur » qu’il éprouve à leur lecture.

Le 22 mars dernier, Hélène Merlin-Kajman concluait ainsi sa lettre pour Transitions intitulée « Ce Temps » : « Après – il faudra penser l’après. Mais chaque chose en son temps. » La présente lettre est-elle la première de « l’après », inaugure-t-elle un autre temps, celui d’un progressif « retour à la normale » (quoi qu’il faille entendre par là) ? À l’échelle des règles officielles qui encadrent l’épidémie de COVID 19 sur le territoire français, peut-être. Mais il me suffit de convoquer d’autres temps qui lui sont contigus, ceux d’une lente convalescence, d’un deuil ou d’une situation économique et familiale durablement dégradée, pour renoncer à penser en ces termes, et pour que se rappelle aussitôt à moi l’exigence éthique qui intime de tenir compte de l’irréductible « dépareillement » des expériences (je reprends cette expression à François Cornilliat) qui a été et est encore le nôtre face aux épreuves actuelles.

Il m’a semblé que la reprise d’un rythme de publication mensuel, en plus de marquer une rupture dans la fréquence de nos prises de contact « de loin », a eu pour effet de brouiller cet effort de distinction entre un « avant » et un « après » (pouvait-on encore parler des « gestes » du confinement, et de nos « rêves » d’avril et de mai ?). Dans la saynète qu’il consacre à un texte de Simenon, André Bayrou évoque des « mois de vie immobile », mais aussi, plus lointain, le « temps où l’on regardait la télé en famille », scène banale d’une « existence paisible » qui diffuse dans son texte et pour laquelle il ne cache pas une forme d’attirance. Noémie Bys ponctue sa saynète sur le même texte d’une ritournelle (ce qui revient sans cesse et entête) – Le temps s’éparpille de fil en aiguille, le bleu de l’été – qui accompagne bien le « Paris lourd d’été, que l’on soupçonne désert » qui fournit son cadre au seuil d’une nouvelle enquête du commissaire Maigret. Et je ne peux m’empêcher de penser aux villes désertes et aux températures estivales obstinées de ces derniers mois : l’été du calendrier, pourtant, est encore devant nous (Le temps s’éparpille...) Marie-Dominique Laporte décrit, quant à elle, un Maigret rassurant et touchant, qui lui assure de connaître, le soir venu, si ce n’est la vérité, du moins « la vérité de cette histoire » – comme un remède au désir de conclure, si ce n’est à la fin d’un roman policier.

Virginie Huguenin souligne avec un étonnement que je partage le fait que l’adage de ce mois, « Quand on n’a pas de pétrole, on a des idées », loin d’appartenir au « répertoire des aphorismes sans âge », peut être très précisément contextualisé, et qu’il fait remonter en elle la détermination d’une grand-mère ayant connu le temps des guerres et des privations. Or, que la convocation d’un autre temps, fût-il celui de la catastrophe, et la possibilité de la transmission d’une expérience, puissent « calmer [nos] peurs », c’est, il me semble, ce dont Transitions a continué et continue, avec ces textes, de faire le pari.

Nous publions également, ce mois, de nouveaux textes dans notre « Sablier » : est-ce à dire qu’il n’a pas fait son temps ? On sait qu’un sablier est réversible... Les masques y « fleurissent » désormais, dans les textes de Marie-Dominique Laporte et de Carole Atem qui, toutes deux, ce n’est pas un hasard, ont choisi la forme poétique pour suggérer plus que pour décrire cette « seconde peau » qui dérobe les visages. Dans le « gestes » d’Emma Binet, c’est le temps de l’enfance qui fait retour, et que le contexte actuel révèle et redouble : s’ils « empoisonnent » le quotidien, ces gestes ont paradoxalement créé, pour elle, un point de compréhension douloureux avec un être proche. Amina Legati décrit un temps hors de ses gonds, qui entraîne après lui déraison et dépression... J’y ajoute mes propres rêves, déjà datés, eux aussi, et pour beaucoup également récurrents.

Eva Avian

Prochaine saynète : un texte de Montaigne.

Prochain adage  : « Il faut que jeunesse se passe ».

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