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Hélène Merlin-Kajman

 


Juillet 2016

 

Et que sur l'eau du port 

Voici la dernière lettre de l’année. C’est aussi la dernière des miennes : Transitions change de direction. Lise Forment, assistée de Mathilde Faugère et de Brice Tabeling, me remplace ; et le bureau est renouvelé (cf. « Équipe »). Je ne serai pas loin, mais en retrait (cela se traduit pour moi par le titre de présidente).

Alors, pour cette dernière lettre au carré, je me contenterai de vous montrer, sur les textes parus depuis la lettre écrite par Mathilde Faugère et Virginie Huguenin et publiée très en retard en raison des problèmes informatiques qui ont retardé nos publications sur le site depuis le mois de mai (un peu un cauchemar comme tous les problèmes informatiques), comment, en cinq années de vie du site, nous avons, sous mon impulsion (j’ose le dire : c’est ma dernière lettre !), créé un style.

Comment le présenter – faut-il le présenter ?

Ce sera : pas une présentation juste, juste une présentation !

Je pourrais résumer en mettant en avant une triade qui allègue le politique sans y finir, sans même y aboutir nécessairement : théorie-socialité-écriture.

Nous avons placé notre manifeste sous le signe d’une phrase de Jean-François Lyotard : « Une communauté de destinataires en alerte de la merveille ». Je crois que c’est cela que nous avons réussi – non sans approfondir (et ce n’est pas fini) notre rapport à la pensée du philosophe, notamment grâce à notre dialogue avec Gérald Sfez. Même si elle n’est pas la seule, la pensée de Lyotard nous aide en effet à fonder notre geste esthétique-et-théorique (adjectifs pour nous inséparables, oui) qui consiste à conjuguer une préoccupation à l’égard de la civilité (et des divers modes de convivialité) et une préoccupation à l’égard de l’intensité belle des formes artistiques, au premier rang desquelles, bien sûr, la littérature.

Et la cohérence de notre mouvement tient autant au partage de convictions qu’à la rencontre heureuse de singularités.

Convictions : une préoccupation oriente nos réflexions, celle de l’enseignement. Ce mois-ci, Sylvie Cadinot-Romerio nous présente une analyse importante du type de difficultés rencontrées dans un lycée à la fois très particulier et exemplaire, celui de Clichy-sous-Bois où avaient commencé les émeutes en 2005. On y comprend bien les impasses des programmes scolaires, les blocages sociétaux, mais aussi l’extraordinaire champ du possible pour qui accepte de regarder la situation sans œillères ni a priori.

Singularités : Ce mois-ci, dans la rubrique « Juste », vous trouverez un nouveau « Convergents » (n°3), avec deux poèmes en prose de Coline Fournout et une vidéo d’Henri Ekman (juste une vidéo...) : un chat sur un vasistas où se découpe un ciel bleu, et une mongolfière qui par hasard y passe ; et la merveille de figures vues/écoutées, un clown, un funambule (regardez et lisez pour rendre à César ce qui appartient à César).

Bon condensé, ce troisième « Convergents » de l’année : un vrai cadeau ! S’y accrochent sans peine la dernière fable d’Helio Milner, que je ne commenterai pas puisqu’il est temps que j’écrive noir sur blanc qu’Helio Milner, c’est moi ; et deux dreamscapes de Mary Shaw, avec leurs figures qui surgissent dans un mélange improbable d’humour, de tendresse et d’effroi, d’enfance soucieuse, d’adultité rieuse...

La tendresse, l’effroi, l’humour : il est rare que nos textes ne conjuguent pas ces trois dimensions, avec des dosages très différents bien sûr. Ainsi se trouve écartée la tentation si fréquente, aujourd’hui, du ton apocalyptique, de l’accablement, de la vérité assenée d’un haut d’une tribune ou d’une chaire. Les raisons de s’inquiéter nous hantent comme tout le monde. Nous essayons de garder le regard fixé un peu plus loin : car à nos yeux, c’est le meilleur moyen de les combattre.

La tendresse, l’effroi, l’humour , donc. Les dernières saynètes (celle d’André Bayrou sur un extrait de Trois hommes dans un bateau de Jérome K. Jérome, celle de Natacha Israël sur un extrait du Malentendu de Camus et enfin la mienne sur un passage de Candide de Voltaire) l’illustrent : l’humour surtout pour la première, l’effroi surtout pour la seconde – et rien de futile, et rien de lourd. Et quant à la mienne, j’essaie de montrer les limites politiques de l’ironie voltairienne, qui, sans tendresse d’aucune sorte, amène à regarder l’humanité souffrante comme une autre espèce – des marionnettes.

Car même si Brice Tabeling et moi avons croisé le fer dans nos définitions respectives de « ridicule » (je dirais : « avec humour » ; mais lui, peut-être : « non sans ridicule » ?), ni lui ni moi ne plaidons en faveur de cette ironie-là. C’est même plutôt ce que nous évitons toujours, à Transitions. La plupart du temps, l’ironie est trop magistrale, elle a trop de hauteur et casse trop de liens au passage. Notre abécédaire, dont chaque mot est comme un petit galet jeté pour ricocher sur l’eau (et qui, de nous tous, fera le plus de ricochets et les plus beaux ? Émulation joyeuse !) joue avec bonheur de la liberté offerte par une définition. Effroi, tendresse, humour, on les retrouve encore, mais bien sûr, c’est un jeu sérieux aussi, surtout lorsque les mots sont graves (on s’amuse plus librement sur les légers) : « Rime » (une troisième définition d’Augustin Leroy après celles de François Cornilliat et de Natacha Israël), « Timidité » (de Jennifer Pays et de Brice Tabeling), « Vivacité » (du mystérieux Jules Brown), « Sottise » de Virginie Huguenin, « Tout » (moi), « Wagnérien » (de Gabriel Marie d’Avigneau et de Côme Jocteur-Monrozier) – enfin, deux « Z » cette année, « Zombie » d’Augustin Leroy et mon « Zoo » final !

Difficile de leur rendre justice un à un (une à une). Je me contenterai de faire de la définition de « Wagnérien » un emblème, puisque ses auteurs imaginent pour conclure un « Wagner » à taille humaine. Ramener les grandeurs à taille humaine, rappeler la « race des mortels » comme le faisait Nicole Loraux dans La Voix endeuillée : tel est à coup sûr l’un de nos buts. Pas de mépris pour la timidité ni pour la sottise, pas d’exaltation de la totalité ni de la vitalité, de l’émerveillement pour la rime et même pour le zoo, et un apprivoisement du zombie : voilà comment on pourrait résumer ces définitions – qui ne sont pourtant pas du tout, mais vraiment pas, couleur passe-muraille...

Nous sommes aujourd’hui le 16.07.16 : j’aime bien ça. Tout aura commencé le 15.09.11. Mais le mouvement avait un an déjà. Tout avait commencé le 16.06.10 (à quelques cheveux près : nous n’avons pas gravé dans le marbre la date de la fondation, préférant déchiffrer, voyez-vous, l’inscription des Bergers d’Arcadie, ou plutôt le point sur le « i » de Transitions - celui du milieu naturellement...). C’était donc il y a six ans.

Rendez-vous en septembre : le site reprend le 17.

C’est le même mouvement, auquel va être imprimé un mouvement nouveau.

Et que sur l’eau du port se balancent nos coques marines bien amarrées.

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