Séminaire

séance du 28 novembre 2011

 
 

 

Exposé de Jean-Louis Jeannelle :

De Gaulle au rattrapage



28/01/2012 

 

 J’aimerais rappeler pour commencer les circonstances dans lesquelles nous avons commencé, Isabelle Guary et moi-même, un dialogue autour des Mémoires de guerre.

Isabelle m’a contacté par email une première fois le 9 juin 2010, au moment où venait de paraître la dépêche de l’AFP qui a fait réagir tous les journaux (dont Le Monde, où j’avais écrit un très court papier sur la polémique), pour me demander, puisque j’avais écrit un ouvrage sur les Mémoires, ce que je pensais de cette affaire. Très rapidement, elle m’a précisé qu’elle avait participé au lancement de la pétition pour le retrait des Mémoires de guerre du programme du baccalauréat.

Ma première réaction à cette pétition était un mélange de stupéfaction (devant la réaction des enseignants, leur refus net, en particulier au prétexte que Les Mémoires de guerre relèveraient des compétences du professeur d’histoire plus que de celui de littérature) et d’intérêt intellectuel pour la polémique (même une réaction négative était plus intéressante que l’indifférence marquée à l’égard du genre mémorial – écrasé par la grille d’analyse des récits de soi en vigueur qui privilégie de manière exclusive l’autobiographie et le témoignage). Mais dominait une certaine gêne, l’impression d’être décalé par rapport à l’enjeu, puisque je voulais défendre le choix des Mémoires de guerre, mais jugeais catastrophique (et idéologiquement très suspect) le choix du troisième, Le Salut, au lieu du premier ou du deuxième.

Les échanges avec Isabelle Guary ont été très riches pour moi : nous avons échangé de très nombreux emails et discuté à l’occasion de la présentation du Salut dans le cadre de la formation continue des enseignants du secondaire à Montpellier. Le lien s’est avéré parfois difficile, car Isabelle est d’une ironie très acerbe à l’égard du texte (qui ne supporte pas, précisément, l’ironie, le second degré – ce qui est à la fois un trait d’époque et un phénomène lié au genre, à la mobilisation d’un ensemble de valeurs que le texte suppose – mobilisation qui n’implique pas nécessairement d’adhésion). En même temps, Isabelle a continuellement été mon principal interlocuteur : le débat public était informe, très plat (notamment de la part des médias ou des écrivains interrogés par Libération, mais également sans grande mobilisation chez les universitaires – les enseignants quant à eux furent peu nombreux à formaliser leur opposition au texte). Sans l’interlocutrice qu’a été Isabelle, je n’aurais pas eu le désir de m’engager dans une polémique où j’étais destiné à jouer le mauvais rôle – lors de la rencontre avec les enseignants à Montpellier, l’IPR qui ouvrait la séance m’avait présenté comme le défenseur du Salut, présent pour justifier son choix au programme du bac : piège !

J’avais besoin de nouer un dialogue construit pour donner une consistance à cette dispute et j’ai beaucoup aimé le côté jusqu’au-boutiste d’Isabelle Guary (plus j’avançais d’arguments, plus elle affutait les raisons de son opposition radicale au texte du Général – ce qui nous a conduit l’un et l’autre à mettre au jour les présupposés de nos propres positions). Ce sont ces présupposés dont nous aimerions débattre aujourd’hui devant et avec vous. Car une fois tous les arguments épuisés, de part et d’autre, il reste l’essentiel, à savoir ce qu’engage notre pratique de la recherche et de l’enseignement et les aspects de l’idée de littérature à laquelle nous nous accrochons, qui nous tiennent profondément à cœur et qui, de ce fait, ne sont pas faciles à énoncer et, surtout, pas toujours faciles à défendre.

 I. Le cadre d’analyse du texte, à savoir un programme de baccalauréat de Terminale L

Le cadre d’analyse du texte dans une classe de Terminale L a été la question la plus délicate – pour moi en tout cas. Car le plus difficile dans toute cette affaire a été de me sentir continuellement en porte-à-faux. Je n’ai jamais eu à enseigner Le Salut à une classe de terminale et, d’une certaine manière, j’ai continuellement faussé l’enjeu du débat afin d’avoir le droit d’y intervenir. La question, en effet, était moins de savoir quelle est la valeur des Mémoires du général de Gaulle dans l’absolu que de se demander si ces Mémoires ont une valeur pour un programme de terminale – ce dont je n’ai aucune idée. Cela était manifeste dans le numéro des Temps modernes : tous les universitaires sollicités traitent, en général avec un a priori positif, du texte, alors que les trois enseignantes, Isabelle Guary, Marie-François Leudet et Agnès Vinas, sont les seules à l’envisager dans son cadre de transmission, ce qui change absolument tout, bien entendu. Au cours de mes échanges avec Isabelle Guary, chacun de mes arguments se voyait ainsi déplacé, c’est-à-dire inscrit dans cette situation d’énonciation qu’est la classe, à destination du public de Terminale et surtout en fonction d’un seul but, jugé selon sa seule pertinence pédagogique. J’ai parfois vécu cela comme une sorte de double-bind : plus le texte était attaqué, plus je me sentais obligé d’en défendre l’intérêt, mais plus mes efforts d’argumentation se renversaient en complexification, aussitôt invalidés parce qu’inefficaces auprès du public scolaire. A certains moments, je me suis demandé si l’expérience de terrain (assez négative d’après les retours de terrain que j’ai pu avoir) ne suffisait pas tout simplement à rendre inutiles mes analyses. J’avoue que c’est une perspective un peu déprimante pour moi, mais je ne peux pas totalement l’occulter.

C’est là tout le paradoxe de la relation entre universitaires et enseignants du secondaire. Nous sommes appelés dans une posture de super-prof (l’IPR de Lyon m’avait prévenu que j’entendrais durant toute ma conférence le doux bruit des stylos courant sur le papier – bruit qui ne s’entend même plus aujourd’hui dans les amphis), mais aisément contestables car transmettant un savoir qui ne se suffit plus à lui-même. L’application à tout va de notions de narratologie ou de rhétorique devenues le bagage minimal exigé des élèves ne suffit pas à cacher le fait qu’il n’existe plus aucun consensus (c’est peu dire) sur ce qui, de la littérature – et quelle que soit la définition que l’on ait de la littérature – doit être le plus légitimement ou le plus efficacement transmis au public scolaire.

Cette polémique sur les Mémoires de guerre est tout à fait symptomatique de cet état de fait. Cinq types d’instances ont été appelées à y intervenir. Il s’agit tout d’abord les enseignants et les autorités (représentants du ministère ou inspecteurs) entre lesquels le conflit a émergé, puis, appelés à la rescousse par les uns et par les autres, les médias (avec en première ligne les promoteurs culturels, grands intellectuels que les journalistes consultent comme des oracles lorsqu’il est question d’enjeux culturels), les écrivains, et enfin les universitaires. On repérait d’importantes lignes de fracture : en gros, d’un côté les enseignants et les écrivains, assez massivement opposés au choix du texte, les premiers pour des raisons où se mêlaient souvent de manière confuse des mobiles idéologiques et une expertise réelle sur ce qui devrait ou ne devrait pas être enseigné en Terminale L, les seconds par refus de reconnaître une valeur littéraire à ce texte – la situation est en réalité plus complexe et l’on repère une importante fracture générationnelle : les écrivains de 50 ans ou plus, quelles que soient leurs convictions politiques, incluaient spontanément les Mémoires de guerre dans le champ de la littérature alors que ceux de moins de 50 ans l’excluaient – ; de l’autre côté, les instances officielles, les universitaires et les promoteurs culturels, pour qui la valeur littéraire du texte était une évidence et qui voyaient dans le refus des enseignants, à gauche le signe d’une crise dans l’enseignement de la littérature, à droite une opposition larvée au gouvernement et aux valeurs que celui-ci défend. Or il semblait n’y avoir aucun dialogue possible des uns avec les autres. Ce qui était de toute évidence un héritage national apparaissait aux autres comme une forme d’hérésie, un cas manifeste d’allodoxie du goût littéraire – au sens où Bourdieu parle d’allodoxie pour désigner les erreurs d’identification et d’évaluation sur les hiérarchies symboliques en cours dans l’univers social : d’une certaine manière, les tenants du Général de Gaulle voudraient y voir de la littérature de la même manière que les classes populaires voient dans l’opérette de la grande musique.

Dans tout cela, il est intéressant (ou inquiétant, c’est selon) de noter que le baccalauréat continue à être aujourd’hui l’un des lieux sur lesquels peut se cristalliser en France un dialogue (même de sourds) sur ce qu’est la littérature et ce qu’il faut en transmettre. D’une certaine manière, la seule chose sur laquelle tout le monde est d’accord, c’est que le choix des œuvres à mettre au programme est important, qu’il y a là un enjeu de société.

Il me semble que deux attitudes sont possibles : soit tenir ce point pour acquis et s’engager alors dans la définition du socle minimal soit le remettre en cause et juger que l’école n’est pas ou n’est plus le bon lieu pour réfléchir à ce qu’est ou ce que doit devenir la littérature.

J’aimerais aller un peu plus loin à ce propos en évoquant l’un des points sur lesquels nous nous butions particulièrement Isabelle Guary et moi-même lors de nos discussions. Ma collègue m’opposait le fait que l’enseignement en lycée ne se réduit pas à une opération purement intellectuelle, au sens où il s’agit non seulement, d’un point de vue très pragmatique, de susciter un minimum d’adhésion de la part des élèves, mais également de prendre en compte le contexte social, culturel et intellectuel qui est le leur. J’avoue que je suis très partagé sur ce point : non pas qu’à mes yeux l’intérêt d’un livre comme Le Salut soit indépendant de l’apport qu’il peut offrir à une classe de Terminale. Mais en réalité, deux problèmes se confondent ici. Le premier est de nature culturelle et sociologique : c’est celui de la destination de l’ouvrage. Le Salut rencontre-t-il, d’une manière ou d’une autre, l’horizon d’attente qui est celui d’un public de Terminale ? Au vu des réactions dont font état beaucoup d’enseignants, il semble plutôt que non ; mais à vrai dire, le problème est faussé par la polémique : c’est, me semble-t-il, en grande partie l’existence même du débat qui a rendu le texte difficile à accueillir. Manifester une résistance de lecture devenait pour les élèves une manière de s’inscrire dans un débat polarisé par une certaine opposition moins au gouvernement Sarkozy lui-même qu’aux directives officielles en général, à une littérature émanant de manière trop directe, trop visible des directives du pouvoir politique. Le succès d’un ouvrage comme Indignez-vous de Stéphane Hessel, qui s’engagea dans les rangs de la France libre dès mai 1941, me semble indiquer que le texte du Général n’était pas forcément étranger aux préoccupations politiques qui peuvent être celles des générations actuelles – mais il aurait fallu pour cela choisir le premier ou le deuxième tome, plutôt que le troisième, rédigé en pleine reconquête du pouvoir, à un moment où il s’agissait de fonder un Etat fort, capable de résister à la menace de guerre civile d’une société écartelée entre d’un côté une ancienne droite vichyssoise réactivée, alliée à une armée arc-boutée à la défense de l’Algérie française, de l’autre une gauche que les révélations sur le stalinisme a plongée dans une véritable crise.

Le second problème est plus abstrait et plus complexe : il concerne le type de littérarité mise en œuvre dans Le Salut. On peut résumer simplement l’un des nœuds polémiques les plus complexes en disant que les opposants au texte y dénonçaient un goût de la langue travaillée, une esthétique du grand style ou du « mot juste » (c’était le titre d’un très beau colloque organisé à Paris III par Mathilde Barraband, Johan Faerber et Aurélien Pigeat il y a quelques années). Cette pratique représente une conception datée de l’écriture (art de la formule et du portrait, recours à la métaphore filée souvent stéréotypée, sens du rythme, etc.) totalement contraire aux caractéristiques de la littérarité attendues. Or ce que le style du général de Gaulle heurte c’est la formation du corps enseignant en lettres plus que l’idée que les élèves se font ou se feraient de la littérature, notamment l’exigence d’une sorte de gratuité dans l’exploration de la langue (l’idée, kantienne, qu’il n’y aurait art que si le signifiant – à un niveau micro ou macrotextuel – est mis en valeur pour lui-même, selon des modalités autonomes à l’œuvre et non des règles ou des codes supposés être partagés par l’ensemble du corps social). À vrai dire, ce débat est très complexe et nous y reviendrons à la fin.

II. La postérité de la tradition mémoriale à l’âge de l’autobiographie et du témoignage

C’est la voie par laquelle je suis entré dans cette polémique. Je voulais défendre la place du genre mémorial dans l’étude des récits de soi, devenus le 4e genre littéraire (en concurrence avec l’essai), et le caractère central des Mémoires de guerre au sein de la tradition mémoriale.

Ma thèse est une idée à la fois évidente et néanmoins difficile à faire passer dans les faits : le genre des Vies majuscules ne s’est pas éclipsé après les Mémoires d’Outre-Tombe au profit de l’autobiographie, du journal intime ou du témoignage, mais a occupé au XXe siècle, notamment après la Seconde Guerre mondiale, une place équivalente à celle du genre autobiographique, même si les spécialistes des récits de soi se sont jusqu’ici totalement désintéressés des textes existants, à commencer précisément par Les Mémoires de guerre ou Le Miroir des limbes qui sont les deux pôles extrêmes du modèle mémorial au XXe siècle : le pôle ultra-légitimiste et le pôle moderniste.

Je ne développerai pas cela ici. Je voudrais m’attarder plutôt sur quelques-uns des obstacles auxquels se heurte l’étude des Mémoires.

On calque sur Le Salut les attendus qui sont ceux du genre autobiographique (les critiques ou les enseignants ont comme seule grille de lecture le « pacte », qui informe leur lecture de manière encore plus puissante que les informations glanées dans les Mémoires de l’époque classiques – Saint-Simon, Retz, Chateaubriand, sont eux-mêmes lus à présent plus à titre de pré-autobiographies qu’en tant que Mémoires). Or cette grille de lecture ne peut que rendre décevante la lecture d’un texte qui y est absolument étranger. Un exemple parmi cent : on notera inévitablement que de Gaulle dit bien peu de choses de son existence privée, de sa famille, pour ne rien dire de sa sexualité. Cela parce que la théorie du pacte a pour complément indissociable l’aveu sexuel, où ce que Michel Murat a nommé un « nœud éthico-psycho-sexuel, où morale, conscience et désir s’enchevêtrent », selon les modèles de la confession (de Rousseau à Gide), de la construction de soi (Sartre) et du jeu avec la règle (Leiris). Or la quasi-absence de toute dimension de ce type dans les Mémoires du Général lui est porté à défaut, alors que le genre dont il s’inspire implique qu’il soit possible (et même préférable) de se raconter en s’en tenant à ce qui, dans son existence, concerne le destin d’une collectivité et qu’il n’y a là nulle restriction qui lui serait dommageable. Le mémorialiste ne reste silencieux sur sa vie privée qu’au regard des attentes qui sont aujourd’hui les nôtres et sont entièrement informées par le modèle autobiographique. A supposer même que le Général se soit quelque peu déboutonné (après tout, bien d’autres mémorialistes ont tenté d’intégrer une dimension plus intime dans leur texte), il n’aurait jamais pu satisfaire entièrement un cahier des charges qui s’applique à l’autobiographie, mais absolument pas aux Mémoires. Il en résulte une véritable impasse, liée au caractère très formaté et limité de nos outils de lecture des récits de soi, jamais réellement renouvelés depuis l’invention du « pacte autobiographique » en 1971, puisque toutes les questions posées au texte risquent de le prendre à revers. Ainsi attendons-nous de lui qu’il s’adresse à un lecteur privé, singulier, alors que le public visé par les Mémoires est un sujet collectif, la communauté idéale des Français. De même lui reproche-t-on son absence de transparence ou d’absolue sincérité alors que le Général est avant tout préoccupé de crédibilité et attaché au souci de la postérité (cette opposition entre transparence et sincérité d’un côté, crédibilité et postérité de l’autre, me semble essentielle puisqu’elle implique un rapport tout autre avec ce que nous nommons la réalité ou la vérité historique). On soumet enfin les Mémoires de guerre à l’impératif du renouvellement formel qui est, lui aussi, imposé par le « corpus » autobiographique légitimé par l’université et transmis par l’institution scolaire, alors que le modèle mémorial suppose au contraire de privilégier la continuité, l’inscription dans une tradition, tout aussi inventée que n’importe quelle tradition, mais qui joue un rôle extrêmement structurant – c’est un point essentiel : l’un des reproches faits au Salut est son manque d’inventivité, sa reconduction de procédés ou de références empruntés aux grands prédécesseurs, depuis César ; mais cela revient à appliquer au genre mémorial l’impératif d’innovation constante à laquelle est soumise la littérature moderne, autrement dit à ignorer totalement qu’il existe d’autres régimes de littérarité.

Lorsque j’ai traité du genre mémorial au cours des présentations du Salut, on m’a fait plusieurs objections – j’aimerais en rappeler deux. La première me paraît assez contestable : l’étude du genre des Mémoires serait peu porteuse, car elle suppose une culture littéraire que n’ont pas les élèves. On pourrait appliquer cette objection à tout genre (aucun élève n’est plus familier de la tradition protestante ou de la psychanalyse qui sont, entre autres courants, à l’origine de la culture du moi contemporaine). L’impression d’immédiateté qui tiendrait au fait que l’autobiographe touche à l’universel parce qu’il traite d’expériences fondamentales pour l’individu me semble une illusion totale – si nous ressentons une telle impression, c’est tout simplement grâce à une adéquation entre les textes autobiographiques et nos catégories ou nos modèles d’appréhension en usage, ainsi qu’à une plus grande familiarité avec les corpus disponibles. La seconde objection, qui me semble très sérieuse, m’a été faite par Isabelle Guary : elle touche l’autoritarisme politique sous-jacent au texte. Le cœur du genre mémorial (sous sa variante étatique) est, à mes yeux, constitué par la tentative d’établir par des moyens narratifs et littéraires un lien entre un destin individuel et un moment clé dans le destin d’un pays (moment qui coïncide généralement avec une guerre civile). Le but du mémorialiste est de superposer deux ordres temporels, d’articuler les scansions du premier (privé) à celle du second (collectif) de manière à établir de continuels va-et-vient entre les deux, autrement dit à faire comme si le cours des événements pouvaient se comprendre en fonction des choix d’une vie et cette vie servir de cadre quasi-exclusif (les Mémoires sont un discours très monologique) pour appréhender la période historique concernée. Tout cela repose bien entendu sur un effet narratif – selon des lois que Louis Marin a mises en évidence en parlant du récit comme d’un piège en 1978. Or Isabelle Guary m’a opposé le fait qu’un tel lien pose problème en ce qu’il ne répond pas à l’imaginaire démocratique contemporain. C’est un point tout à fait sérieux mais qui me paraît contestable tout simplement parce que le genre mémorial continue à fonctionner aujourd’hui comme un extraordinaire outil de mobilisation. Le meilleur exemple récent en est l’élection d’Obama, dont on admettra qu’elle s’inscrit dans un cadre démocratique. Cette élection a été précédée et accompagnée par la publication d’une forme particulière de Mémoires, très pratiquée par les hommes politiques depuis les années 1970, que sont les Mémoires de candidature : un récit personnel sur un parcours individuel et politique (il s’agit des Rêves de mon pèreDreams from My Father), complété par un texte formulant plus directement les propositions politiques du candidat : L’Audace d’espérer : pour une nouvelle conception de la politique américaine. Ce type de publication fixe un cadre biographique très puissant, appelant en quelque sorte à ce que puisse s’écrire la suite de l’histoire – ce sont des Mémoires à fonction prospective et programmatique, qui semblent inverser la logique des Mémoires d’Etat mais répondent en réalité aux mêmes objectifs, avec simplement beaucoup d’avance. On peut trouver les Mémoires d’Obama chauvins et typiques d’une certaine idéologie américaine, mais il n’y a là rien qui relèverait d’un nationalisme autoritaire, indissociable du genre. Il ne faut donc pas confondre le modèle mémorial avec l’idéologie véhiculée par le texte du Général (et même sur ce point, il me semble qu’il faut faire la part des choses : il y a incontestablement un autoritarisme propre au gaullisme, mais il faut prendre en compte le contexte de quasi-guerre civile – pour le coup, le défaut de culture historique des élèves était certes dommageable au texte, mais il m’a semblé que les enseignants étaient assez prompts à faire du Général une sorte de dictateur).

III. Les rapports méthodologiques et disciplinaires entre littérature et histoire

Premièrement, il s’agit là d’une rivalité disciplinaire à laquelle je suis très sensible. Pourquoi juger que nous ne saurions pas lire un texte comme Le Salut parce qu’il y est question d’une période historique précise et complexe ? L’histoire de la guerre nous appartient tout autant qu’à nos collègues historiens qui n’hésitent jamais à se saisir des œuvres littéraires pour tenir un discours sur l’histoire. C’est comme si le geste inverse (supposer que toute l’histoire est à notre disposition pour tenir sur elle un discours en tant que littéraires) nous était interdit, alors même que les générations formées à la sociologie marxiste et tous les héritiers de Lukacs ou Goldman ont prouvé le contraire. Ce qu’il est intéressant de noter, c’est que ce type de réserves s’exerce différemment selon les objets concernés : les enseignants se jugent incompétents dans le cas de Mémoires sur la Résistance, mais n’auraient pas d’objection à commenter Si c’est un homme qui traite des camps et dont pourtant on pourrait juger aussi que sa lecture implique une solide connaissance historique. Mon parallèle est contestable en ce que le texte du Général est farci de détails sur la vie économique, politique et diplomatique du pays, alors que le texte de Primo Levi porte, à travers l’expérience des camps, sur « l’espèce humaine », mais il n’en reste pas moins que le commentaire qui doit être fait des deux textes n’est valide que si nous avons une connaissance sérieuse de la période : dans le cas du témoignage, le danger que représente le négationnisme, qui vise précisément à exploiter l’érudition historique pour en tirer les preuves d’une vérité idéologiquement biaisée, montre qu’on ne peut lire Si c’est un homme sans être capable aussi de répondre sur les faits historiquement avérés. Et cependant, les témoignages sur la Shoah sont jugés universels, immédiatement mobilisables pour leur valeur esthétique et civique – ce qui n’est plus le cas des Mémoires sur la Résistance. Le principal argument de la pétition lancée en mai 2010 était le suivant : « De quoi parlons-nous ? De littérature ou d’histoire ? Nous sommes professeurs de lettres. Avons-nous les moyens, est-ce notre métier, de discuter une source historique ? » C’est cet argument qui m’a fait immédiatement réagir et m’a choqué, plus même que le rejet des Mémoires de guerre, dont un collègue, qui enseignait au lycée à l’époque et refusait l’idée de devoir faire cours sur Le Salut, m’avait déjà parlé lors du salon du livre 2009. Je me suis étendu sur cette question dans l’introduction au numéro des Temps modernes et ne vais donc y revenir que brièvement. J’aimerais simplement préciser les raisons pour lesquelles ce point me touche plus particulièrement.

Personnellement, la raison pour laquelle je me suis intéressé aux Mémoires tient à la question du mémorable, c’est-à-dire à ce qu’une société (ou ses membres) retient et transmet comme digne de mémoire et surtout aux effets que ces textes ont, à l’instar de cérémonies, de monuments ou d’autres vecteurs de mémoire, sur l’imaginaire social.

Les Mémoires du XXe siècle m’ont paru avoir pour singularité d’être pratiquement le seul genre perpétuant un modèle multiséculaire (il n’y a pas d’autre genre dont les praticiens suivent à peu près les mêmes modalités de composition depuis près de cinq siècles) et néanmoins capable de s’adapter en profondeur aux évolutions qu’il connaît. On peut tout à fait imaginer que le déclin du genre à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, sous l’effet de la professionnalisation de l’histoire, du recentrage autour d’une conception « restreinte » de la littérarité, de la concurrence exercée par l’autobiographie ou du témoignage ou de multiples autres facteurs, ait pu entraîner sa disparition. Or le parcours du siècle montre que non seulement le genre mémorial a exercé un rôle de régulateur mémoriel à la Libération et durant toute la seconde moitié du siècle en offrant un espace où les principaux acteurs des événements pouvaient en reconstituer le fil – les récents Mémoires de Daniel Cordier montrent que le genre continue aujourd’hui encore à jouer ce rôle… –, mais également qu’il est souple au point d’intégrer toute une série d’exigences nouvelles : les Mémoires de Beauvoir reposent sur une fusion entre récit d’une vie dans sa condition historique et quête identitaire ; ceux d’Elie Wiesel ou de Claude Lanzmann reposent sur un cas de fusion entre Mémoires et témoignage ; d’autres textes montrent que le genre est ouvert à l’expérimentation formelle : c’est le cas des Antimémoires et plus largement du Miroir des limbes de Malraux ou de la trilogie de Claude Roy (Moi je, Nous et Somme toute) ; le système des préfaces de l’œuvre romanesque croisée d’Aragon ou d’Un château l’autre de Céline présentent des cas de Mémoires par défaut, s’écrivant sous une forme totalement détournée. On pourrait citer bien d’autres cas : le retour du mémorable dans la trilogie de Régis Debray (notamment dans Loués soient nos seigneurs), le renouveau des Mémoires en défense, postérieurs à un procès ou à un non procès comme dans le cas de L’Avenir dure longtemps d’Althusser, la variation autour du modèle des Mémoires d’écrivains dans Un vrai roman : Mémoires de Philippe Sollers…

Mais quelle que soit la nature du texte considéré, ce qui me frappe, c’est une constante essentielle, à savoir la volonté d’adresse à une communauté et l’effort déployé pour en aménager les représentations ou les valeurs partagées. Les Mémoires ne relèvent ni de l’histoire ni de la littérature, ou plutôt appartiennent pleinement et légitimement à l’un et à l’autre domaines – ils prouvent leur caractère indissociable. Etrangement, alors même que les études sur l’écriture de l’histoire se sont multipliées, sous la haute autorité de Barthes, Ricœur, Ginzburg et quantité d’autres théoriciens, ce fait se voit contredit par nos partages disciplinaires. Toute la difficulté est, me semble-t-il, que l’affirmation des liens entre littérature et histoire relève pour tout le monde de l’évidence, mais que l’on n’en tire jamais exactement les conséquences. Entre les deux, on finit toujours par trancher et faire tomber les textes d’un côté ou de l’autre au lieu de les lire pour ce qu’ils sont, à savoir une manière d’écrire l’histoire. Ainsi les Mémoires des siècles classiques (Retz) sont-ils déplacés massivement du côté de la littérature, c’est-à-dire négligés par les historiens et lus par les littéraires comme des récits proches d’une sorte de vaste roman réaliste ou de ce que l’on appellerait aujourd’hui une autofiction (œuvre dont la matière est factuelle et la forme fictionnelle) ; à l’inverse, les Mémoires postérieurs aux Mémoires d’outre-tombe, parce qu’ils parlent d’une histoire qui est encore – plus pour très longtemps – la nôtre, tombent aux yeux des littéraires du côté de l’histoire – d’une histoire traditionnelle, appréciée par les amateurs mais délaissée par la profession qui lui préfère les témoignages d’anonymes, très sollicités.

C’est pourquoi les enseignants avaient l’impression qu’à défaut de valoriser un style ou une forme trop conventionnelle, on en était réduit à faire un cours d’histoire puis à en vérifier l’adéquation avec le texte gaullien (sur quels points ment-il, quels faits masque-t-il ?). Tout se passe comme si nous réduisions le texte à un simple effet de réel, à n’être qu’un discours descriptif, une vaste constatation dont il s’agirait de contrôler la véracité. Il me semble plus intéressant de parler des Mémoires en tant que textes effectifs ou efficients afin d’en souligner la visée pragmatique. Du fait du panfictionnalisme qui règne dans les études littéraires, il est inefficace de s’en tenir à une analyse en terme de référentialité ou de factualité puisqu’on se condamne à rester dans les cadres fixés par la théorie de la fiction – les textes factuels seraient des textes premiers, bruts ou naïfs, visant, avec plus ou moins de succès, à atteindre le réel. Or la question n’est pas de savoir s’ils y parviennent ou non – cela ne change rien au fond à leur nature[1]. L’expression « récit efficient » met l’accent sur le geste opéré par les mémorialistes qui s’efforcent de mobiliser des croyances, des valeurs, des opinions relatives à des individus ou à des événements et de reconfigurer la représentation qu’une communauté se fait du passé.

Un dernier point de discussion avec Isabelle Guary tenait au fait que le récit du Général serait très éloigné de ce que nous savons aujourd’hui de la période : les témoignages de la Shoah, les révélations sur Vichy ou sur la colonisation nous font lire avec beaucoup de distance ce récit héroïsant, centré autour de la seule France libre. J’aurais l’analyse inverse : il me semble que notre connaissance du passé doit, en réalité, beaucoup plus aux Mémoires de guerre qu’aux documents des historiens et que les révisions entreprises par ceux-ci n’y changent pas grand chose. Nous n’avons pas une connaissance des faits purs, à l’aune de laquelle nous pourrions juger de la pertinence factuelle des récits qui nous sont proposés : le cadre même dans lequel viennent s’inscrire tous les apports documentaires des historiens est celui qu’a fixé, très peu d’années après la guerre, le général de Gaulle et qui s’est vu ensuite relayé par les Mémoires de ses fidèles, les discours, la propagande du RPF, les innombrables cérémonies ou commémoration, etc. Les bases mêmes du récit (notamment le fait que Vichy n’ait pas été un régime légitime et que par conséquent la France ait eu le droit de restaurer un régime autonome, sans avoir à subir la tutelle des Alliés), tout cela n’est absolument pas remis en cause aujourd’hui : reconnaître officiellement les déportations ou les complicités dont Vichy s’est rendu coupable ne remet pas fondamentalement en cause l’analyse gaullienne (qui s’interdisait de taper trop fort sur Vichy tout simplement parce que la paix civile était plus importante que la dénonciation des crimes passés). C’est dire que les Mémoires de guerre ne sont pas à lire selon une logique d’adéquation au réel, mais comme des éléments devenus constitutifs mêmes de ce réel, indissociables de notre représentation du passé, à ce point mêlés à nos représentations mémorielles de la guerre qu’il devient difficile de prétendre en faire une lecture « objective »[2].

Cette manière de lire les Mémoires de guerre ne doit pas déboucher sur un quelconque relativisme. On connaît les problèmes éthiques soulevés par les débats issus du linguistic turn anglo-saxon, auxquels Carlo Ginzburg a apporté les objections les plus fortes. Le passé ne se réduit pas à du texte, où toute distinction entre fiction et factuel n’aurait plus aucun sens. Il me semblerait ridicule de défendre cette hypothèse. Reste que dans le cas d’événements tels que l’Occupation et la Résistance, il est évident que notre rapport aux faits est entièrement médié par quantité de récits factuels (certains de nature scientifique comme ceux des historiens, soumis à une discipline rigoureuse et au contrôle de leur communauté, d’autres visant plutôt à une forme d’efficience comme les Mémoires) [3].

IV. La dimension idéologique et politique de cette « affaire de Gaulle »

L’exercice de présentation du Salut devant les enseignants a été, notamment à Montpellier, assez éprouvant en raison de la colère politique que l’on sentait dans les questions qui étaient posées ou les discussions engagées.

J’ai été notamment blessé que les gens de gauche refusent de s’approprier ce texte, en tant que lecteurs, que spécialistes de littérature, et se cantonnent dans une posture d’opposition systématique, comme si le simple fait de commenter le texte du Général était en soi une façon de se compromettre. Cela alors que Le Salut devrait être au contraire un terrain rêvé pour exercer une critique précise, réfléchie.

Dans nos discussions, Isabelle et moi constations (un peu avec dépit, il faut bien l’avouer) que nous en revenions comme malgré nous, après avoir protesté que nous nous cantonnions à des considérations purement intellectuelles, à des positions politiques très classiques. Pour le dire vite, je soupçonnais Isabelle de s’enfermer dans une opposition de principe aux Mémoires de guerre par rejet mécanique et partisan de tout ce qui pourrait être, de près ou de loin, de droite. Isabelle de son côté me trouvait d’une gauche bien modérée, trop peu critique à l’égard des charmes exercés par Le Salut pour ne pas y être secrètement sensible.

A cela s’ajoute une seconde difficulté, plus délicate pour moi, et qu’on m’a souvent opposée, à savoir que Le Salut aurait moins à nous apprendre sur un plan historique, sociologique et esthétique que les témoignages de survivants. De fait, les récits de Wiesel, Antelme ou Delbo sont aujourd’hui un corpus extrêmement valorisé, dont la valeur humaine et littéraire (pour ne rien dire de leur intérêt pédagogique) s’impose avec beaucoup plus d’évidence à nos yeux que les Mémoires. J’ai tenté, dans l’article que j’avais publié dans le numéro des Temps modernes (« De Gaulle et le “mémorable” de la guerre ») de distinguer nettement les deux genres, selon des critères qui ne semblaient pas pertinents à Isabelle Guary. A ses yeux, la définition que je donne des Mémoires (à savoir la représentation d’une existence « mémorable » en tant que cette existence offre des médiations dans notre rapport à l’histoire récente et est porteuse, à ce titre, d’enjeux idéologiques et esthétiques importants) pouvait s’appliquer tout aussi bien aux témoignages de la Shoah. Il me semble au contraire essentiel de maintenir une différence nette entre ces deux postures narratives que sont les « Vies mémorables » et les « Vies bouleversées ». Cela pour une raison simple : le propre du mémorialiste est de s’autoriser d’une légitimité sociale préalable (il écrit parce qu’il a exercé telle fonction, a accompli telle action, est représentatif de telle condition sociale…), alors que le témoin ne jouit pas d’une autorité préalable et n’est pas mû par un désir de sincérité ou d’auto-analyse comme l’autobiographe : il intervient sous la pression d’un événement ou d’une situation qu’il éprouve le besoin de certifier, et cela en s’adressant non à ses compatriotes mais à ce qu’Antelme nomme l’espèce humaine tout entière. Dans mon article, je notais – ce qui a été fait cent fois avant moi – que notre horizon d’attente a été modifié depuis que la figure du survivant « a détrôné le résistant dans la hiérarchie des figures de référence ». Dans un texte publié par la suite sur Fabula, Marie-Françoise Leudet est revenue sur ce point et s’est déclarée gênée, « idéologiquement » que j’écrive la phrase suivante :

Écarter l’expression du « mémorable » sous prétexte que l’expression de l’« horreur » qu’abritent les témoignages des survivants serait éthiquement plus urgente nous condamne à rester aveugles au rôle que de tels textes ont exercé, autrement dit à leur « efficience » en tant que reconfiguration du passé indissociable de leur puissant effet exercé sur la mémoire collective nationale.

Je cite Marie-Françoise Leudet, qui se disait plus précisément gênée par l’emploi de la locution : « sous prétexte que… » :

Pourquoi cette opposition – apparente je suppose – entre résistant et survivant, entre « Vie bouleversée » et Vie mémorable ou plutôt « Vie majuscule » ? Si là est le « symptôme d’une époque marquée par l’effacement d’une “culture de la mémoire héroïque” au profit d’une “culture de la mémoire victimaire” » (…), quelle est la maladie ?

J’ai été gêné à mon tour par ce soupçon qui pesait pour moi – mais dont je comprends tout à fait qu’on puisse me l’opposer. Il y a là beaucoup de sous-entendus, mais vous voyez, en gros, quels sont les enjeux idéologiques sous-jacents : on peut se demander si ma défense du genre mémorial ne cache pas une défense de la fierté nationale en accord avec l’agenda idéologique du gouvernement (à savoir sa défense de l’identité nationale et sa critique de tout ce qui la fragilise, notamment les revendications communautaires, y compris celles d’une mémoire juive que les autres communautés imiteraient en revendiquant de la part de l’État qu’il reconnaisse sa dette à leur égard). Ma première réaction serait bien entendu de réfuter une telle interprétation : mon argument était d’ordre strictement générique et littéraire. La figure du témoin, notamment du rescapé, est à nos yeux chargée d’un tel poids (tout à fait légitime) qu’elle prive de son efficacité et de sa portée la figure autrefois très valorisée du résistant. Il y a là un constat sur nos manières d’investir ce type de figures et de récits et ma seule préoccupation était de dire, en tant qu’historien du genre, que nos hiérarchies en cours brouillent la représentation que nous nous faisons du passé, des préoccupations qui étaient celles de nos prédécesseurs et nous conduit à privilégier un corpus de textes au détriment des autres textes – d’une certaine manière, je fais le même type de mise en garde contre le danger de l’anachronisme que celui qu’a récemment proposé Pierre Laborie dans Le Chagrin et le venin : la France sous l’Occupation, mémoire et idées reçues. Reste qu’ainsi présenté, mon argument frôle la mauvaise foi : je ne peux pas prétendre m’affranchir des sous-entendus que les mots que j’emploie ou les phénomènes dont je parle véhiculent. Marie-Françoise Leudet n’a pas tort de pointer le mot « symptômes » : ses connotations me font dire plus que je n’aimerais faire entendre.

Il me faut faire un rapide détour pour expliquer ce qui gêne ici : on sait que toute l’entreprise des lieux de mémoire dirigée par Pierre Nora repose sur l’idée qu’il est possible d’écrire une histoire au second degré, une histoire des représentations plutôt que des faits ou des personnes – une histoire décomposable en lieux au double sens d’espaces et de lieux communs d’un vaste discours national considéré comme un discours partagé dont il suffirait d’analyser la rhétorique (comme si nous pouvions être les commentateurs parfaitement objectifs d’une histoire à laquelle nous ne participerions plus). Mais de quelle véritable distance l’historien est-il capable ? Les critiques qu’on a opposées à une telle entreprise, notamment en Angleterre, montraient que revisiter (même pour en déconstruire la genèse ou en explorer les impasses) les dates, monuments ou figures dans lesquels s’était incarné l’imaginaire national revient à redonner une actualité, sur un mode nostalgique, à cette France qui n’est déjà plus. C’est la même objection que je suis bien obligé de me faire à moi-même.

Ce qui pose problème, en quelque sorte, c’est l’écart qui sépare une entreprise archéologique comme celle de Foucault (qui visait à révéler les structures du savoir et à briser les fausses continuités historiques afin d’exposer la logique gouvernant un système de pensée, une institution ou un rapport au savoir et au pouvoir historiquement daté) et l’approche mémorielle, qui présuppose, au contraire, une rupture entre le passé revisité et le présent s’y rapportant, autrement dit prive l’analyse de toute implication politique véritable, qui dénoue des rapports de force autrefois actifs et ne les envisage plus qu’en tant que représentations toujours existantes et prégnantes mais privées de leur puissance agissante. Il en résulte un certain flottement : pour quelle raison se rapporte-t-on ainsi à un passé durable mais en quelque sorte suspendu ? Pourquoi le convoque-t-on, si ce n’est pour en goûter les charmes frelatés ? Le même soupçon pèse aujourd’hui sur l’approche mémorielle en littérature. Je reconnais qu’il y a là une sorte d’impasse, propre à ce type d’approche, une impasse qui tient à l’absence de véritable perspective critique.

V. L’éclairage que cette polémique apporte à la question du statut de la « littérature » dans l’enseignement et l’espace social contemporains

Ma position consistait à critiquer la prégnance d’une conception « restreinte » de la littérarité, notamment dans l’enseignement des khâgnes dont sont issus la plupart des enseignants de lettres et dans la formation du corps enseignant – il y a un véritable décalage avec l’évolution de la recherche en histoire littéraire me semble-t-il sur ce point.

C’est un débat complexe, car faussé par la polémique entretenue depuis pas mal d’années sur l’héritage du structuralisme et plus généralement du formalisme – je pense notamment aux ouvrages récents de Vincent Kaufmann, La Faute à Mallarmé : l’aventure de la théorie littéraire au Seuil, et de Jean-Pierre Martin, Les Écrivains face à la doxa ou Du génie hérétique de la littérature chez Corti, ou encore celui de Jean-Marie Schaeffer, Petite Écologie des études littéraires : pourquoi et comment étudier la littérature ? aux éditions Thierry Marchaisse. J’ai bien conscience qu’il est dangereux de s’aventurer sur ce terrain : mon but n’est absolument pas de dénoncer les méfaits du formalisme, bien au contraire, et je ne pense pas du tout que nous payions aujourd’hui les ravages d’un formalisme desséchant. Mon intention est simplement d’essayer de donner une assise théorique à un type d’approche dans lequel je me reconnais et que l’on pourrait appeler une histoire littéraire post-formaliste, une histoire dont Compagnon avait donné le coup d’envoi dans La Seconde République des lettres en 1983 et qui consiste en un redéploiement bien au-delà du canon moderniste et avant-gardiste.

L’histoire littéraire ne peut prétendre à une portée théorique (autrement dit ne se distingue d’une simple histoire de la littérature, d’un simple travail d’érudition) que si elle repense continuellement ses corpus, ses catégories, ses objets – autrement dit si elle inquiète sans cesse l’idée que nous nous faisons de la littérature en incluant d’autres textes ou d’autres auteurs, perturbe les hiérarchies à l’œuvre et remet en chantier nos représentations du passé.

Le problème auquel nous nous heurtons ici est celui de l’articulation entre la description (des faits littéraires) et leur évaluation esthétique – ces deux gestes devant autant que possible être dissociés. A nos choix de corpus s’attachent toujours des représentations et des valeurs qui en perturbent la lecture, sans que nous ne parvenions bien à maîtriser ces effets de brouillage.

La spécificité du littéraire par rapport à l’historien, c’est qu’étudier un auteur, un texte ou un genre revient à dire ce qu’est la littérature (et même ce qu’elle doit être). Toute analyse devient une manière de poser un corpus comme définitoire de la littérature, de la bonne littérature. Là où tout peut être histoire pour l’historien, le littéraire est à la recherche de ce qu’est vraiment la littérature – c’est pour cela qu’il est si difficile de travailler sur des domaines éloignés du canon (paralittérature, littérature policière, de jeunesse ou de science fiction, toujours peu valorisées) ou que d’énormes pans restent abandonnés (la littérature académique, les écrivains régionalistes, des auteurs considérés comme à succès à telle ou telle époque et disparus depuis). Pourtant chacun de ces corpus négligés représente une idée de la littérature qu’il ne nous appartient pas de juger – ou plutôt que par souci de méthode, nous pourrions nous abstenir de juger, puisqu’il est peu probable qu’en matière littéraire l’absence totale de jugement soit possible (l’objet du premier thème de Transitions, la beauté, le montre). De ce point de vue, il me semble que l’écriture très académique de de Gaulle est exemplaire d’une certaine conception du style et mérite d’être étudiée en tant que telle.

C’est peut-être sur ce point que l’écart entre la recherche et l’enseignement se marque de la manière la plus nette. Le pédagogue doit faire des choix, sélectionner ce qui lui paraît le plus recommandable, à la fois d’un point de vue esthétique mais également d’un point de vue éthique et idéologique. Isabelle Guary m’a très justement objecté qu’il y avait peu d’intérêt à s’abandonner au nationalisme gaullien à l’heure de la francophonie et de la globalisation : c’est vrai, il n’est pas sûr que Le Salut soit le texte le plus indiqué pour des élèves dont les origines, les compétences, le bagage intellectuel et social n’ont plus rien à voir avec l’univers des Mémoires de guerre. Mais cela nous conduit alors à retomber dans l’éternel débat : l’école doit-elle tendre au plus près de l’identité qui est celle de son public ou à l’inverse a-t-elle pour rôle d’offrir à ce public un socle commun qui leur permette de se déprendre de leurs identités d’origine afin de se former en s’appropriant cet héritage culturel qui leur est transmis ?



[1] On sait qu’un personnage a besoin de très peu de choses pour nous faire entrer dans l’univers de la fiction (un nom et quelques événements formant une aventure suffisent) ; il en va de même pour la littérature factuelle, qui représente des corpus gigantesques assez largement délaissés (en dehors des récits personnels).

[2] « Le Général savait que les Français avaient accepté la défaite. Il savait qu’ils avaient accepté Pétain. Et je crois qu’il savait, depuis l’enthousiasme de la Libération, qu’il était l’alibi de millions d’hommes. Dans la Résistance, la France reconnaissait ce qu’elle aurait voulu être, plus que ce qu’elle avait été. Et pourtant le vrai dialogue du Général était avec elle, qu’on l’appelât la République, le peuple ou la nation. » (André Malraux, Antimémoires). On trouve chez Claude Mauriac l’expression du même soupçon : « Ce qu’il faudrait rendre, c’est cette pensée, informulée par lui, mais sous-entendue et, parfois, affleurante, que la victoire de la France a été virtuelle, née d’un bluff devenu peu à peu vérité, mais spirituelle plus que matérielle. » (Claude Mauriac, Le Temps immobile 5. Aimer de Gaulle, Paris, Grasset, 1978, p. 444).

[3] Voir la théorie d’Olivier Caïra (Définir la fiction : du roman au jeu d’échec, éditions EHESS) qui permet de contester le panfictionnalisme.

 

 

Présents : Présents : Marie-Hélène Boblet, Marie Bolloré, Stéphanie Burette, Mathias Ecoeur, Linda Fares, Mathilde Fougère,  Bettina Ghio, Massoumeh Ghous, Catherine Gobert, Claude Habib, Virginie Huguenin, Hélène Merlin-Kajman, Sarah Mouline, Sarah Nancy, Nancy Oddo, Antoine Pignot, Tiphaine Poquet, Michèle Rosellini, Brice Tabeling, Antonia Zagamé.Marie-Hélène Boblet, Stéphanie Burette, Myriam Dufour-Maître, Mathias Ecoeur, Mathilde Faugère, Virginie Huguenin, Hélène Merlin-Kajman, Sarah Mouline, Sarah Nancy, Antoine Pignot, Anne Régent-Susini, Jean-Paul Sermain, Brice Tabeling, Manon Worms