Séminaire

Séance du 21 janvier 2013

 

Préambule

Sociologie versus poésie : Luc Boltanski connaît l’une et l’autre, pratique l’une et l’autre, et nous dit qu’elles n’ont rien en commun. Ce n’est pas le même langage, et pas le même rapport au référent. Il faut en sciences humaines « développer son argument de manière propre », à l’aide du « nous » qui masque l’énonciateur de la science, pour rendre du compte du contexte de référence. Dans la poésie, au contraire, où « le son fait partie du sens » – et L. Boltanski écrit beaucoup pour la voix, les voix – il s’agit de rapprocher des éléments du monde de manière à leur donner un autre contexte. C’est dans cette « défaillance de la référence » (L. Boltanski) que le poème se met en place. Et qu’il échappe à tout discours tenu sur lui. Impossible, donc, de faire une sociologie de la littérature. L. Boltanski n’en fait pas, et n’y croit pas.

Si, cependant, son travail de sociologue sur le roman policier (Enigmes et complots), lui a permis de mettre en évidence un fonctionnement spécifique de la littérature, ce n’est pas de manière à combler l’écart : penser la façon dont « une forme littéraire, reprenant une thématique obsédante, peut porter l’angoisse de tout un chacun, la faire travailler » (L. Boltanski), n’est-ce pas se séparer de l’idée selon laquelle ce sont les lois du marché et les relations entre agents qui déterminent la littérature (B. Tabeling) ? Oui, car en littérature, comme en amour, « les barèmes ne marchent pas », dit L. Boltanski, en un clin d’œil au Journal d’Amiel.

Impuissance des métalangages – et nous voici «dans l’extériorité inqualifiable de la mélancolie », pour reprendre les mots des Limbes? Ou, parfois, face à une autre beauté ?  celle de la théorie – qui « heureusement, ne peut épuiser l’objet » ?

Sociologie versus poésie. Pas de communication, de participation, de résolution. En écho à la séance que Gérald Sfez consacrait à Jean-François Lyotard, une occasion de penser ce qui ne transite pas, ou pas facilement. Et précisément, l’occasion de nous demander comment parler des effets transitionnels de la littérature. Avec quel langage ? avec quelle voix ? ou en l’absence de quelle voix ? Et depuis quelle discipline, ou quelle spécialité ? Questions qui seront au cœur de notre colloque de juin

S. N.

Luc Boltanski est sociologue et directeur d'études à l'EHESS. Son travail porte sur la sociologie des opérations critiques, la sociologie de l’Etat et des institutions, le nouvel esprit du capitalisme et les formes actuelles de domination. Il est aussi poète, et son dernier recueil s’intitule 61 adresses, 9 destinaires (MF, 2012).

 

 

 

 

 

Rencontre avec Luc Boltanski

Sociologie et littérature

 

 

 
 

26/04/2014

 

 

Présents : Sarah Al-Matary, Benoît Autiquet, Mathilde Faugère, Bettina Ghio, Natacha Israël, Jean-Louis Jeannelle, David Kajman,  Kanokwan Katawan, Hélène Merlin-Kajman, Sarah Mouline, Sarah Nancy, Nancy Oddo, Tiphaine Pocquet, Anne Régent-Susini, Léo Stambul, Brice Tabeling, Clotilde Thouret, Manon Worms.

           

           

Plan de la séance

00 : 03 : 36  Exposé de Luc Boltanski

01 : 14 : 39 Diffusion d’un extrait de Les Limbes (lecture lors d’une émission de France Culture).

01 : 26 : 55 Diffusion d’un extrait de la musique de Wilfried Wendling pour Poèmes à deux voix

01 : 27 : 08  Question d’Hélène Merlin-Kajman : Serais-tu d’accord pour dire que ce que tu mets en place avec l’opposition entre le « monde » et la « réalité » pourrait expliquer  ton rapport à la poésie ? Celle-ci serait un moyen d’être en contact avec le monde, et, pour reprendre ce que tu disais de la capacité des nouveaux nés à prononcer tous les sons avant qu’une sélection ne s’opère, à retrouver des traces de ce monde sonore oublié ?

01 : 34 : 25 Question de Mathias Ecoeur : Ne peut-on pas dire que dans la poésie contemporaine, il y a une sorte de néolyrisme qui recrée une forme de référentialité –  en tout cas, une tentative de ne pas faire trop de métapoétique ?

01 : 35 : 56 Question de Sarah Nancy : Et même dans la poésie d’opéra, dans la tragédie en musique, ne pourrait-on pas trouver des exemples de textes qui réfléchissent « en opéra » sur ce qu’est l’opéra ? Mais je comprends quand même ce dont vous parlez : de cette sensation que la poésie échappe à un discours sur elle-même.

01 : 38 : 08 Question d’Hélène Merlin-Kajman : Ne faut-il pas distinguer deux sortes de métalangages : les métalangages de spécialité, ceux qu’on utilise pour parler d’un autre langage (stylistique, linguistique…), et le métalangage poétique, c’est-à-dire le fait que le poème n’arrête pas de se représenter lui-même faisant de la poésie ?

01 : 41 : 33 Question d’Hélène Merlin-Kajman : Dirais-tu que tu cherches à rejoindre des questions de sociologie par la poésie ?

01 : 42 : 54 Question de Jean-Louis Jeannelle : Si vous ne faites pas de sociologie de la littérature, est-ce parce que cela ne vous intéresse pas, ou parce que vous êtes convaincu que le discours sociologique ne peut rien dire de la littérature ? Et quel serait ce fonctionnement propre à la littérature dont le discours sociologique, avec le modèle bourdieusien, par exemple, ne pourrait rien dire ?

01 : 46 : 56 Question de Manon Worms : Peut-on dire que la poésie est complètement à l’écart des processus de sélection dont vous parliez, à côté de ce qui fait la valeur ? Car il existe bien des lieux qui promeuvent certains textes.

01 : 53 : 08 Question d’Hélène Merlin-Kajman : Tu dis que si tu faisais de la sociologie de la littérature, cela n’engagerait pas ton rapport à la littérature. Cela me fait penser à l’usage des pseudonymes ou de l’anonymat de la part des enseignants dans les questionnaires que nous recevons à Transitions. Est-ce que cela t’étonne ? Cela me semble renvoyer au divorce entre un rapport naïf à la littérature et les modèles scientifiques qui se sont développés dans les années 1950.

01 : 57 : 46 Question de Jean-Louis Jeannelle : Y a-t-il des interférences entre votre pratique de la poésie et votre travail de sociologue ? Vos collègues connaissent-ils ce que vous écrivez ?

01 : 59 : 07 Question de Brice Tabeling : Vous dites que la sociologie de la littérature « n’est pas votre tasse de thé ». Mais plus profondément, il me semble que la définition de la littérature que vous proposez dans Enigmes et complots, comme ce qui serait chargé de recueillir le différentiel entre monde et réalité, conteste la théorie que vous présentez ailleurs selon laquelle la littérature est déterminée par la loi du marché et par les relations entre agents. Etes-vous en effet en désaccord avec ces concepts qui nourrissent la sociologie de la littérature ?

           

Auteurs et œuvres cités dans la discussion :

           

Luc Boltanski, E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

Luc Boltanski, Poème, Paris, Éditions Arfuyen, 1993.

Luc Boltanski, Énigmes et complots : Une enquête à propos d'enquêtes, Paris, Gallimard, « NRF essais », 2012.

Luc Boltanski, La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993.

Henri-Frédéric Amiel, Journal intime.

John Buchan, Les trente-neuf marches.

Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l'émancipation, Paris, Gallimard, « NRF essais », 2009.

Graham Greene

John Le Carré

Claude Lévi-Strauss

R. L. Stevenson, L’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde.

Pierre Morhange

Tristan Tzara

Pierre Bourdieu

Christian Boltanski

Franco Moretti

T.S. Eliot

Pierre Rosanvallon

Gilles Deleuze – notion de « personnage-conceptuel ».

Jacques Roubaud, La Vieillesse d’Alexandre. Essai sur quelques états du vers français récent, Ivréa, 2000.

Peter Szondi, Lectures de Strette. Essai sur la poésie de Paul Celan, Paris, Minuit, 1971.

Paul Celan

Jean-Claude Milner, L’Amour de la langue, Paris, Verdier, 2009.

Hélène Merlin-Kajman, La langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement, Paris, Le Seuil, 2003.

Actes de la recherche en sciences sociales

Luc Boltanski, Rendre la réalité inacceptable. À propos de La production de l’idéologie dominante, Paris, Demopolis, 1998.

Jean-Claude Mézières

Luis de Camoes, Les Lusiades.

Agrippa d’Aubigné

Pasolini, Sonnets

Luc et Christian Boltanski, Les limbes, Paris, éd. MF, 2006.

Frank Krawczyc

L. Boltanski, La condition fœtale. Une sociologie de l’engendrement et de l’avortement, Paris, Gallimard, 2004.

Dante, La divine comédie.

Guy Debord, In girum imus nocte et consumimur igni (film), 1978.

Wilfried Wending

Daniel Heller-Roazen, Echolalies. Essai sur l'oubli des langues, Paris, Le Seuil, 2007

Damien Hirst

Piet Mondrian

        Charlie Chaplin