Séminaire

Séance du 3 février 2016

 

Préambule

Il y a (au moins !) deux grandes manières de penser le rapport entre la littérature et l’histoire.

La première fait de la littérature l’objet d’une attention historiographique : aussi différentes, voire opposées, que puissent être à cet égard, par exemple, la présentation d’un mouvement littéraire par le « Lagarde et Michard », manuel d’inspiration lansonnienne écrit dans les années 1950, et Les Règles de l’art de Pierre Bourdieu, paru en 1992, dans chaque cas l’histoire (les actions du passé) constitue le contexte des œuvres ; toile de fond ou milieu social déterminant, événements collectifs ou familiaux saillants ou structure symbolique et économique à valeur explicative, cette histoire passée éclaire la production et la réception des textes littéraires.

La seconde pose la question de la frontière entre les textes littéraires et les textes des historiens : ceux-ci sont-ils si différents de ceux-là ? Ne filtrent-ils pas le réel comme eux ? En retour, ceux-là n’atteignent-ils pas une certaine réalité, parfois même mieux (plus complètement, plus profondément) que le récit des historiens ne peut le faire ? Faut-il au contraire penser cette frontière sur la base de l’opposition entre « science » et « fiction » ? Sur celle du statut de la vérité et/ou de la réalité chez les uns et chez les autres ?

Le livre récent d’Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales (Seuil, 2014), s’essaie à rapprocher les deux perspectives en montrant à quel point, regardées sur le long terme de la culture occidentale, toutes ces frontières sont poreuses. Et selon lui, l’histoire des historiens aurait tout à gagner à cesser de regarder la littérature comme un objet ou une ennemie ; et l’ensemble des sciences sociales, à se fédérer autour d’une ancienne définition de la littérature – en gros, celle qui fait de ce terme un synomyne des « humanities » anglo-saxonnes (retraduit en français par « humanités », mot qui connaît ainsi une sorte de seconde vie), mais qui a sur ce dernier terme l’avantage de rappeler l’importance d’un art d’écrire dans l’exercice du savoir lettré.

Toutefois, on peut envisager d’autres points d’intersection entre la littérature et l’histoire, qui éclairent de façon moins harmonieuses les parentés et les différences entre les deux domaines d’activité. Par exemple, en partant des discordances et des ratages dans les différents ordres de réel dont « la réalité » est faite : les historiens et les écrivains ne les abordent pas exactement de la même manière – ou, mieux, ne les « chassent » pas de la même manière –« chasser » pouvant signifier « poursuivre » ou « faire disparaître »...

Ainsi, avec La Folie Dartigaud, récit quasi expérimental dont le statut romanesque est comme délimité par la précision historique, l’objectivité, de son insertion fictive dans la réalité extra-textuelle, l’historien Christian Jouhaud investit la littérature pour braquer le projecteur sur la persona de l’historien, sa subjectivité désirante opaque, et les différentes options de recherche qui s’offrent à lui, options entre lesquelles son choix final ne procède pas que par voie rationnelle. Dartigaud est un cas fictif limite, dont la fascinante folie offre à l’écrivain-et-historien Christian Jouhaud la liberté d’explorer tout à la fois les apories de l’histoire (aux deux sens du terme) et celles d’une psyché humaine en quelque sorte quelconque – quoique spécimen rare – et d’aborder ici indirectement l’inquiétante présence du spectral dans nos activités lettrées...

H. M.-K.

Christian Jouhaud est historien, directeur d'études à l'EHESS et directeur de recherche au CNRS. Il est co-fondateur et  co-directeur du GRIHL (Groupement de Recherches Interdisciplinaires sur l'Histoire du Littéraire). Il a écrit de nombreux ouvrages dont La Main de Richelieu ou le pouvoir cardinal, Gallimard, 1991; La France du premier XVIIe siècle : une histoire politique, Belin, 1996 (avec Robert Descimon); Les Pouvoirs de la littérature. Histoire d'un paradoxe,  Gallimard, 2000; Sauver le Grand-Siècle ? Présence et transmission du passé, Le Seuil, 2007; Mazarinades : la Fronde des Mots, Aubier, 1985, rééd. 2009; Histoire, Littérature, Témoignage. Ecrire les malheurs du temps, Gallimard, 2009 (en collaboration avec Dinah Ribard et Nicolas Schapira); Richelieu et l’écriture du pouvoir. Autour de la Journée des dupes, Gallimard, 2015; La Folie Dartigaud, Editions de l’Olivier, 2015.

 

 

 

 

Rencontre avec Christian Jouhaud

 

 
 

13/05/2016

 

La Folie Dartigaud : l'image et le temps

 

Plan de la séance:

0: 00 Présentation d’Hélène Merlin-Kajman

2 : 50 --> 59 : 45 Exposé de Christian Jouhaud. Dartigaud : l’image et le temps. Introduction. 3 : 48. Un livre atypique ; « fiction » plutôt que « roman ». Catégorie éditoriale. 6 : 18. Epigraphe au séminaire, tiré de L’Inachevable, livre d’entretiens d’ Yves Bonnefoy : « Disons qu’il y a poésie quand on se refuse à l’image… ». Définition de « l’événement d’écriture » pour Bonnefoy ; commencer à écrire à partir de l’apparition d’un référent qui se refuse au langage. 12 : 32. L’expérience d’immersion historiographique de René Dartigaud. Susciter la présence du passé. Apparition du passé, Bataille à Lascaux de Daniel Fabre. 15 : 45. Le délire de Dartigaud, la voix du père. Le père. La lettre « délirante » au Maréchal Pétain. Le délire remplacé par l’emprise du spectre de la voix du père. 18 : 54. La spectralité. Spectres de Marx, Derrida : le spectre, « la fréquence d’une visibilité de l’invisible ». La notion de « fréquence » ; importance d’une situation dans le temps et l’histoire pour faire accéder le spectre à l’existence, pour en dire quelque chose. 23 : 50. Maurice Fourré, La Marraine du sel. La ville de Richelieu et la double emprise de l’architecture classique et du délabrement comme condition de l’événement. Les visions à Richelieu. Les gravures d’histoire dans La Marraine du sel. Court-circuit temporel entre le passé et ses représentations. Le « rayon de lumière rouge » : l’apparition du fantôme, la puissance de hantise. 33 : 00. Que sont les spectres ? La fantasmagorie. Les spectacles fantasmagoriques, les « dioramas ». 35 : 10. Fabrication artificielle de visions : l’expérience d’immersion de Dartigaud. La théorie historiographique de Dartigaud comme solution de sortie de la fantasmagorie : produire du passé « flambant neuf ». 37 : 38. Les conduites civiques de Dartigaud. Rupture avec l’image : sortir du scénario fantasmatique. L’intervention de Dartigaud pour sauver la tête du jeune criminel, gigolo. L’image qui fait jouir dans le fantasme. Le crime comme destruction du fantasme. Sortir de l’image. 41 : 15. Dartigaud fait un « régime » de l’image. Jusqu’où peut-on supprimer l’image ? Bonnefoy : ruser avec l’image, la déprendre de l’attente d’image. 43 : 07. Les « désirs étranges » de Dartigaud. Voir comme si nous n’étions pas là : voir dans l’incandescence du désir. L’œil sans angoisse. 44 : 09. Le processus de disparition des images chez Dartigaud. Son intérêt pour les peintures de Toulouse-Lautrec. Les visages et l’ombre. 45 : 47. L’œuvre de Dartigaud. Le musée de l’histoire religieuse dans le village de Verdelais. Le sanctuaire marial. Dispositif muséographique pour briser le pouvoir d’imagination des images. 48 : 09. La psychanalyse de Dartigaud. L’angoisse de perdre la parole. L’assèchement de la capacité à produire des images chez le psychanalyste. L’hallucination du psychanalyste. 48 : 57. La rêverie du psychanalyste au « Coucou des peupliers ». Rendre vie à toute image. La mort de Dartigaud. 51 : 20. La visite à Verdelay du psychanalyste. Le paysage, Furetière. Le fractionnement du paysage. La tombe de Dartigaud. La maison de La Garonnelle. Les visions du passé. Le panomara, la colline de Saint-Croix du Mont , la maison « Schrader ». « Un timescape devenu fou », Le Refus de témoigner, Ruth Klüger. Les livres à secrets au 19e siècle. Le paysage à secrets. La vérité des présences. Se passer des morts.

59 : 50 Questions d’H. Merlin-Kajman : 1. Statut générique de La Folie Dartigaud: roman ? Problème du romanesque : provoquer la curiosité de ce qui est vrai et de ce qu’il ne l’est pas. Nature de l’exposé : Les structures narratives, l’épisode final autour des tombes. 2. L’écriture historiographique : un va-et-vient entre les faits et la folie, les traces et les spectres. Le mot « momie ». Importance des vestiges.

1 : 17 : 43 Réponse de C. Jouhaud : Le petit doigt de Richelieu et Gabriel Hanotaux, les « momies ». Aspect militant du livre : contre l’histoire « érudite et froide ». L’image et le fantasme. Le rôle de Bonnefoy dans l’écriture du livre. Inquiéter l’écriture de l’Histoire menace-t-il l’écriture de l’Histoire ? Importance de l’Histoire. Le négationnisme et le révisionnisme. Jusqu’où peut-on inquiéter l’écriture de l’histoire ? Problème du terme roman. Construction du récit comme une « enquête ». L’enquête contre le délire. Le cas de la « maison Shrader ».

1 : 27 : 48 Questions de B. Tabeling : 1. Trouble face à l’exposé : une présentation qui rend indifférente la différence entre le vrai et le faux. Relance la question du réel et de la fiction. 2. Dimension satirique et humoristique de l’ouvrage. Satire d’un certain type d’historiographie et éloge d’une éthique de l’ombre dans le travail de l’historien. 3. Une curiosité : le texte est catégorisé par les librairies parmi les écrits autour de la psychanalyse.

1 : 31 : 53 Réponse de C. Jouhaud : La catégorisation dans les librairies : histoire éditoriale du livre. La satire et l’humour : rapport avec la question du « spectre ». La figure de Raymond Darricau, spécialiste d’Histoire religieuse, comme inspiration pour le personnage de Dartigaud. Les spectres de la littérature potache comme point de départ de l’écriture. Le catholicisme dans l’écriture de l’Histoire. Peut-on faire de l’Histoire avec les croyances de Dartigaud ? Richelieu et l’écriture du pouvoir : les limites de l’Histoire.

1 : 44 : 45 Question d’H. Merlin-Kajman : Autour de quelques passages du livre : présence ou non d’un modèle en creux de l'historien (ou de sa manière, de sa méthode, voire de son éthique, peut-être de sa bonne composition passionnelle ou affective ou émotionnelle) ? Hypothèse d’une nécessité de la nostalgie. Distinction entre la nostalgie et le spectral de la nostalgie. L’anti-Dartigaud : l'historien qui accepterait de rester avec les ombres de la nostalgie. Le « célibat terrifiant » de Dartigaud. L'aimance et la mélancolie. Stanze de Giorgio Agamben.

1: 50 : 45 Réponse de C. Jouhaud : Haine de la nostalgie chez Dartigaud. Activité militante de Dartigaud. Retour sur la figure de Prosper Hanotaux : la tête de Richelieu. Réinvestissement de la nostalgie. La déconstruction des Dartigaud.

1 : 55 : 00 Question de T. Pocquet : Rapport entre la psychanalyse et le livre.

1: 56 : 09 Question de Fr. Jacquet-Francillon : le livre comme « cauchemar historiographique » ; l'impossibilité de clore le récit. Spectre-fantôme, un mort qui continue à vivre parce qu'il a quelque chose à nous dire. Cauchemar et psychanalyse.

1: 58 : 48 Question d’A. Bayrou : Nécessité d’une nostalgie particulière du passé pour construire un rapport à l’Histoire? Hantise dont il faut se guérir ?

2 : 00 : 45 Réponses de C. Jouhaud : Importance de la présence des morts. Commentaire autour d’un passage tiré du bloc-notes de Mauriac : « Demain retour à Paris. Je suis fatigué de cette pluie, de ce ciel hostile, de cette vendange perdue, de cette présence des morts, ou plutôt - car si les morts étaient là je ne m'éloignerait pas d'eux - c'est de leur absence, si j'ose dire, que la maison déborde ». La Folie Dartigaud comme une variation sur cette phrase de Mauriac. Psychanalyse : Dartigaud ne rêve pas, il délire. Dartigaud, figure cauchemardesque mais sans rêve. Une confidence : apparition très tardive de la figure du psychanalyste dans l’écriture du livre. Condition pour achever le livre.

 

 

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