« Littéraires de quoi sommes-nous les "spécialistes" ? »

Première demi-journée

 

Cette intervention d'Emma Gilby s'inscrit dans la première des sessions à « Géometrie variable » du colloque « Littéraires, de quoi sommes-nous les "spécialistes" ? » (voir l'argument et la synthèse ici). Il était demandé aux participants de choisir un texte court, dont ils pouvaient se dire les spécialistes pour l’avoir étudié précisément, et d'en présenter leur analyse. Ces textes ont également été donnés à commenter à des non-spécialistes : chaque texte s'est donc trouvé commenté par un spécialiste (celui qui l’a choisi) et un non-spécialiste, l'exercice formant ainsi des binômes.

On peut trouver ici les commentaires de Corneille et de Malraux/Eisenstein par Jean-Louis Jeannelle.

Nous remercions les différents intervenants du colloque de nous avoir permis de diffuser leur intervention ou d'avoir accepté de nous en donner une version écrite. Il leur a été proposé, dans ce dernier cas, de conserver dans leur texte écrit les caractéristiques orales de leur communication et les textes publiés ici sont donc, dans une mesure variable, à rapprocher d'une transcription de leur intervention orale.

Emma Gilby est maître de conférences (Senior Lecturer) à l’université de Cambridge. Elle est l’auteur de Sublime Worlds: Early Modern French Literature (Londres, Legenda, 2006) et l’éditrice d’une traduction manuscrite du Ps.-Longin, De la sublimité du discours (Chambéry, L’Act-Mem, 2007). Son projet actuel a pour titre Descartes’s Fictions.

 

 

Géométrie variable

 

Emma Gilby 

19/03/2016

 

Dans ces actions tragiques qui se passent entre proches, il faut considérer si celui qui veut faire périr l’autre le connaît ou ne le connaît pas, et s’il achève, ou n’achève pas. La diverse combination de ces deux manières d’agir forme quatre sortes de tragédies, à qui notre philosophe [Aristote] attribue divers degrés de perfection. On connaît celui qu’on veut perdre, et on le fait périr en effet [...]. On le fait périr sans le connaître, et on le reconnaît avec déplaisir après l’avoir perdu [...]. La troisième est dans le haut degré d’excellence, quand on est prêt de faire périr un de ses proches sans le connaître, et qu’on le reconnaît assez tôt pour le sauver [...]. Il condamne entièrement la quatrième espèce de ceux qui connaissent, entreprennent et n’achèvent pas, qu’il dit avoir quelque chose de méchant, et rien de tragique [...]. Mais si cette condamnation n’était modifiée, elle s’étendrait un peu loin, et envelopperait non seulement le Cid, mais Cinna, Rodogune, Héraclius et Nicomède.

Disons donc qu’elle ne doit s’entendre que de ceux qui connaissent la personne qu’ils veulent perdre, et s’en dédisent par un simple changement de volonté, sans aucun événement notable qui les y oblige, et sans aucun manque de pouvoir de leur part. J’ai déjà marqué cette sorte de dénouement pour vicieux ; mais quand ils y font de leur côté tout ce qu’ils peuvent, et qu’ils sont empêchés d’en venir à l’effet par quelque puissance supérieure, ou par quelque changement de fortune qui les fait périr eux-mêmes, ou les réduit sous le pouvoir de ceux qu’ils voulaient perdre, il est hors de doute que cela fait une tragédie d’un genre peut-être plus sublime que les trois qu’Aristote avoue [...].

L’action de Chimène n’est donc pas défectueuse pour ne perdre pas Rodrigue après l’avoir entrepris, puisqu’elle y fait son possible, et que tout ce qu’elle peut obtenir de la justice de son roi, c’est un combat où la victoire de ce déplorable amant lui impose silence. Cinna et son Emilie ne pèchent point contre la règle en ne perdant point Auguste, puisque la conspiration découverte les en met dans l’impuissance, et qu’il faudrait qu’ils n’eussent aucune teinture d’humanité, si une clémence si peu attendue ne dissipait toute leur haine [...].

Je pense être bien fondé sur l’expérience à douter si celle qu’il estime la moindre des trois n’est point la plus belle, et si celle qu’il tient la plus belle n’est point la moindre. La raison est que celle-ci ne peut exciter de pitié. Un père y veut perdre son fils sans le connaître, et ne le regarde que comme indifférent, et peut-être comme ennemi. Soit qu’il passe pour l’un ou pour l’autre, son péril n’est digne d’aucune commisération, selon Aristote même, et ne fait naître en l’auditeur qu’un certain mouvement de trépidation intérieure, qui le porte à craindre que ce fils ne périsse avant que l’erreur soit découverte, et à souhaiter qu’elle se découvre assez tôt pour l’empêcher de périr : ce qui part de l’intérêt qu’on ne manque jamais à prendre dans la fortune d’un homme assez vertueux pour se faire aimer ; et quand cette reconnaissance arrive, elle ne produit qu’un sentiment de conjouissance, de voir arriver la chose comme on le souhaitait.

Quand elle ne se fait qu’après la mort de l’inconnu, la compassion qu’excitent les déplaisirs de celui qui le fait périr ne peut avoir grande étendue, puisqu’elle est reculée et renfermée dans la catastrophe ; mais lorsqu’on agit à visage découvert, et qu’on sait à qui on en veut, le combat des passions contre la nature, ou du devoir contre l’amour, occupe la meilleure partie du poème ; et de là naissent les grandes et fortes émotions qui renouvellent à tous moments et redoublent la commisération.


Corneille, Discours de la tragédie et des moyens de la traiter selon le vraisemblable ou le nécessaire

Hélène [Merlin-Kajman] a demandé à chaque intervenant un texte dont, je cite, « il se sent, s'affirme, ou peut être institutionnellement reconnu "spécialiste". » J’ai choisi Corneille, et un extrait des Discours critiques qu’il a fait publier en 1660, à l’apogée de sa carrière, pour accompagner ses œuvres complètes. Ma thèse de doctorat a constitué en partie une tentative visant à reconsidérer la façon dont Corneille utilise le terme « sublime » dans ses Discours sur le théâtre. Ce terme évoque le Traité du sublime du Pseudo-Longin, et avec d’autres critiques dix-septiémistes, j’ai présupposé que la confrontation du texte de Corneille avec celui de Longin pouvait être productive. Il ne s’agit pas d’influence concrète – Corneille n’a jamais cité Longin, et il cite d’ailleurs très peu d’auteurs dans ses discours – mais établit plutôt des résonances intéressantes. En effet, les apparitions du terme « sublime » se trouvent aux moments particulièrement frappants, centraux, à des moments-clés du deuxième de ses trois discours. Dans le but de rendre plus claire son approche critique, Corneille affirme dans notre extrait qu’il vise un genre de tragédie « plus sublime que les trois qu’Aristote avoue » ; il esquisse ainsi une théorie des tragédies « du genre le plus sublime et le plus touchant ». Ces occurrences du terme « sublime », certes ponctuelles, n’en sont pas moins intrigantes pour le critique. Elles ont représenté pour nous un foyer théorique à partir duquel rayonne à la fois la réception diffuse du Ps. Longin et l’idéal cornélien en matière de dramaturgie. En ce qui nous concerne, nous avons essayé d’élargir le débat en repensant la manière dont on confronte le Ps. Longin et Corneille. Nous avons signalé, donc, dans un premier temps, quelques accents importants ainsi que des éléments entièrement contradictoires du Traité (en profitant d’une lecture proche du texte ainsi que de plusieurs traductions, anglaises autant que latines ou françaises, convergentes et divergentes). Par la suite, nous avons suggéré que ces accents et ces contradictions trouvaient des échos intéressants dans ces passages du Discours où Corneille traite des tragédies sublimes. Je vais essayer de présenter aujourd’hui une esquisse de mes arguments et de mes conclusions.

Avant de me lancer dans la discussion de mon texte, je voulais d’abord proposer brièvement quelques remarques sur la notion de « spécialisme » dans le domaine universitaire, sur ce que signifie « se sentir, s’affirmer ou être institutionnellement reconnu spécialiste ». Depuis 1986, le Royaume-Uni a mis en place une évaluation nationale de la recherche spécialiste, le REF (Research Excellence Framework), qui a lieu tous les six à huit ans et qui a pour but spécifique d’évaluer la recherche spécialiste et de reconnaître cette recherche sous la forme de subventions. Les financements du secteur sont en effet en grande partie calculés sur la base des résultats de cet exercice. Le dernier exercice a fini en décembre : nous attendons les résultats.

C’est un exercice d’évaluation par les pairs, le « peer review ». La qualité de la recherche spécialiste est jugée en fonction de trois catégories : d’abord la production académique, puis l’environnement de la recherche et, grande nouveauté du dernier exercice, l’impact de la recherche produite en dehors de la sphère académique. La production académique soumise par les institutions peut prendre un grand nombre de formes. La seule contrainte officielle est qu’elle réponde à la définition de la recherche spécialiste données par l’annexe C de la documentation officielle (que je suis allée chercher !) : la recherche spécialiste est définie comme un « processus d’investigation conduisant à de nouvelles idées, efficacement partagées ». Je voudrais me focaliser deux minutes sur cette définition, avant de revenir à sa pertinence pour mes remarques sur Corneille. Pour la production académique, un panel d’experts évalue quatre productions par universitaire soumis à l’exercice. Point crucial : les quatre productions ne doivent présenter aucun matériel en commun. Si elles se chevauchent, il faut le déclarer dès le début, et là on joue un jeu très dangereux, car on risque en effet d’être déclassé si le chevauchement est jugé trop important. Tout cela pour vous dire que mon statut continu de spécialiste des lettres françaises est entièrement dépendant de ma capacité à ne pas me répéter. Les avantages : l’accent mis sur un certain dynamisme (la nouveauté). L’inconvénient (c’est-à-dire un des inconvénients multiples et évidents) : le risque de superficialité. Ce que je fais aujourd’hui : commenter un travail que j’ai fait il y a quelques années et donc répéter, reprendre une recherche antérieure, semble paradoxalement contraire à la définition institutionnelle de la recherche spécialiste à laquelle je suis soumise. J’ai choisi Corneille, mais je ne suis pas spécialiste de Corneille dans le sens classique du terme – qui impliquerait pour moi des études plus approfondies et de plus longue durée que les miennes. Ce que je peux néanmoins apporter à la conversation est une perspective qui a l’avantage d’être externe, excentrique. Vu que mon sujet est précisément la circulation floue, diffuse, des mots à travers le contact de la traduction, il existe en quelque sorte une correspondance entre le fond et la forme de mes propos. C’est cette correspondance-là qui me permet de « me sentir ou de m’affirmer comme spécialiste » de Corneille.

(Je voulais également présenter ce passage en particulier à cause de la thématique de la catharsis, qui marche bien avec le passage de Jean-Louis.)

Juste avant le passage que je vous ai donné, Corneille parle des tragédies « du genre le plus sublime et le plus touchant ». Qu’est-ce que cela veut dire au fond ? Dans notre texte, il affine son analyse de la perfection sublime appliquée à la tragédie. Il repense notamment le chapitre 14 de la Poétique, dans laquelle Aristote nous donne une vision combinatoire de l’action tragique, je cite : « l’action a lieu ou n’a pas lieu, et le personnage agit avec ou sans connaissance ». Dans notre passage, Corneille énumère les quatre formes de tragédie qui en résultent. 1. « On connaît celui qu’on veut perdre, et on le fait périr on effet ». [Autrement dit, selon la formule d’Aristote : l’action a lieu et le personnage agit avec connaissance.] 2. « On le fait périr sans le connaître, et on le reconnaît avec déplaisir ». [Autrement dit : l’action a lieu, mais le personnage agit sans connaissance.] 3. « On est prêt de faire périr un de ses proches sans le connaître, et on le reconnaît assez tôt pour le sauver ». [Le personnage est sans connaissance ; l’action n’a pas lieu.] Ou bien 4, qui parle de « ceux qui connaissent, entreprennent, et n’achèvent pas ». Le personnage agit « avec connaissance », mais l’action n’a pas lieu. Aristote, nous dit Corneille, « condamne entièrement cette espèce de tragédie ». Quand les personnages sur scène savent ce qu’ils veulent faire, essaient de le faire, et échouent, toute qualité tragique se dissipe pour Aristote. Mais c’est précisément cette catégorie de tragédie qui intéresse Corneille, à la fin du deuxième paragraphe :

quand ils [ceux qui connaissent la personne qu’ils veulent perdre] y font de leur côté tout ce qu’ils peuvent, et qu’ils sont empêchés d’en venir à l’effet par quelque Puissance supérieure, ou par quelque changement de fortune qui les fait périr eux-mêmes, ou les réduit sous le pouvoir de ceux qu’ils voulaient perdre, il est hors de doute que cela fait une Tragédie d’un genre peut-être plus sublime, que les trois qu’Aristote avoue.

Il note avec justesse que « si cette condamnation n’était modifiée, elle s’étendrait un peu loin, et envelopperait non seulement le Cid, mais Cinna, Rodogune, Héraclius et Nicomède ».

La tragédie devient sublime lorsqu’un pouvoir externe (externe donc incertain, incontrôlé par le protagoniste), un pouvoir sous la forme de « quelque puissance supérieure » ou « quelque changement de fortune », fournit le drame. Chimène, Cinna, Cléopâtre, Phocas, Prusias : tous ces personnages « connaissent les personnes qu’ils veulent perdre ». Tous ces personnages en sont empêchés par quelque puissance supérieure ou par quelque changement de fortune. Le sublime semble naître de la contingence des rencontres que font ces personnages principaux, rencontres qui les empêchent d’agir. Ces empêchements multiplient à leur tour les possibilités pour les spectateurs de ressentir l’émotion tragique :

lorsqu’on agit à visage découvert, et qu’on sait à qui on en veut [1], le combat des passions contre la Nature, ou du devoir contre l’amour, occupe la meilleure partie du Poème, et de là naissent les grandes et fortes émotions qui renouvellent à tous moments et redoublent la commisération.

Cette « commisération » (que le Dictionnaire de l’Académie française définit comme « compassion, pitié, mouvement de l’ame qui est touchée de la misere, du malheur d’autrui ») résonne donc de façon intéressante avec la notion cornélienne d’empêchement, d’obstacle. La commisération semble s’approcher du sentiment que les actions qui constituent une vie, ou auxquelles il est fait obstacle au cours de cette vie, dérivent de la rencontre contingente avec « quelque puissance supérieure » ou « quelque changement de fortune ». On peut noter la modalisation insistante, signifiant la variation imprévisible, qui retentit dans la répétition de l’adjectif indéfini, « quelque ». Le sublime cornélien réside dans cette variation imprévisible. Corneille cherche à nous donner une phénoménologie de l’action et de la communication interrompue.

Ces aspects du texte cornélien ne doivent pas nécessairement donner lieu à une assimilation avec la problématique cornélienne de l’admiration, comme en témoignent les disjonctions de l’« Examen » de Nicomède :

La fermeté des grands cœurs, qui n’excite que de l’admiration dans l’âme du spectateur, est quelquefois aussi agréable que la compassion que notre art nous ordonne d’y produire par la représentation de leurs malheurs.[2] 

L’admiration accompagne, mais n’égale pas, la commisération, la compassion, le touchant, le sublime. Le terme « sublime », donc, ne cherche pas à décrire, et ne se décrit pas forcément par « la fermeté des grands cœurs », mais s’inscrit dans les limites imposées aux personnages par les configurations dans lesquelles ils se trouvent. Le terme « sublime » s’applique à un Cinna, qui a entrepris mais qui n’achève pas, plutôt qu’à un empereur Auguste, avec son admirable effort de magnanimité.

En conclusion, les Discours valorisent une connaissance agitée, rétive, comme celle de Chimène, de Cléopâtre ou des autres personnages cités : une connaissance qui ne suffit pas pour l’exécution d’une action, qui rencontre des obstacles. La force de la tragédie, sa sublimité, naît du fait que les actions entreprises sont sujettes aux heurts du monde externe, à la fortune. Je trouve dans ce passage une corrélation critique chez Corneille entre la connaissance continue (« on sait à qui on en veut »), l’empêchement visible, notre compréhension du hasard et de l’imprévisibilité représentés sur scène, et les « grandes et fortes émotions du spectateur ». Les émotions sont théorisées comme ayant elles-mêmes une forte dimension cognitive, indissociable du moment (des moments continus) de leur production dans le contexte théâtral. Ajoutant la commisération à l’admiration, donnant un rôle central à de « grandes et fortes émotions », Corneille théorise « un genre de tragédie plus sublime que les trois qu’Aristote avoue », et enseigne un sens des modalités imprévisibles des relations humaines.

*

* *

(Dans la séquence qui précède, Kyo, enfermé avec les révolutionnaires arrêtés, dont Katoro – Katow dans le roman – s’apprête à se suicider en avalant son cyanure : « Kyo – Dans la ville, il y a un million d’hommes qui pensent à nous avec l’affection qu’on n’a que pour les morts…/ Il prend le cyanure, le tient dans la main./ La porte s’est rouverte, le garde avance vers lui –/ Il mord le cyanure. »)

On apporte deux nouveaux blessés à côté de Kataro. Sifflet.
Premier blessé – Brulé. Les yeux aussi, les yeux, tu comprends. Être brûlé vif…
Kataro – On peut l’être par accident.
Le deuxième sanglote.
Premier blessé – Ce n’est pas la même chose.
Kataro – Non, c’est moins bien.
Premier blessé – Les yeux aussi, les yeux aussi… Chacun des doigts et le ventre, le ventre.
Deuxième blessé – Assez !
Le visage, il ne peut plus crier. Il crispe ses doigts sur le bras du premier, tout près d’une blessure.
Près du fanal, l’un des gardiens conte aux autres une histoire. Leurs corps font ombre, et Kataro et ses voisins sont dans la nuit.
Le visage de Kataro, sans expression.
L’ombre.
Kataro – Pose ta main sur ma poitrine, et prends dès que je la toucherai : je vais vous donner mon cyanure.
Il n’y en a que pour deux.
La main de Kataro avec le cyanure. L’autre main qui se jette sur elle comme un animal.
Une seconde de silence.
Voix du premier blessé – C’est perdu. Tombé.
Visage de Kataro, sans expression.
Kataro – Quand ?
Deuxième blessé – Avant mon corps. Pas pu le tenir quand il l’a passé : je suis aussi blessé à la main.
Les mains qui cherchent à terre (Il y a des plâtres).
Elles se rencontrent. La main du premier blessé touche [34] celle de Kataro – la prend, la serre (du dessous, surtout pas comme une poignée de main).
Voix du premier blessé – Même si nous ne trouvons rien…
Les deux mains se crispent. En même temps.
Voix du deuxième blessé – Voilà.
Voix du premier blessé – Tu es sûr que ce ne sont pas des cailloux.
Kataro – Donne !
Il tend sa main qui tremble. C’est le cyanure. Il le rend.
Le blessé a repris la main de Kataro. Tout à coup sa main se tord, il halète. Elle se détend.
Kataro retire sa main.
Il se couche sur le ventre. Secousses de ses épaules.

*

L’armée révolutionnaire qui avance.
Les revolvers du bateau, gros plan.

*

L’officier revient. Fanal. Les hommes couchés. Masses confuses comme des tombes. (Projeter des tombes, renflements de terre, placées de la même façon). L’officier saisit Kyo, les deux blessés. Les bras retombent. Rumeur parmi les prisonniers.
Kataro se lève.
L’officier saisit une jambe, elle retombe.
La rumeur grandit.
L’officier – Morts !
Personne ne répond.
L’officier – Isoler les 6 prisonniers les plus proches ! [35]
Kataro – Inutile, c’est moi qui leur ai donné le cyanure.
L’officier (après une seconde) – Et vous ?
Kataro hausse les épaules.
Rumeur de plus en plus forte.
L’officier a reculé de quelques pas et réfléchit.
Kataro (à son voisin, voix basse) – Je vais essayer d’en étrangler un. Ils seront obligés de me tuer. Ils me brûleront, mais mort.
Mais un des soldats s’est approché par derrière et le saisit à bras le corps. Lutte – on lui attache les mains.
Kataro (voix haute) – Supposons que je suis mort dans un incendie !
Il avance.
Silence absolu.
Le fanal projette l’ombre de K sur les murs et le plafond.
On entend ses pieds qui touchent le sol ; il avance lentement à cause des blessures.
Chaque fois que ses pieds touchent le sol, toutes les têtes des prisonniers battent de haut en bas.
Ces têtes, gros plan, pendant que le son continue.
Expressions très différentes : affection, admiration, effroi, résignation.
La porte se referme.
Toutes les têtes tendues.
Silence.
Sifflet.

[Dans la marge, ajout manuscrit en russe :
« Présenter trois actions parallèles :
les forces intérieures
les forces révolutionnaires qui préparent une offensive
et K. monté en tant que chef des forces réunies.
Les deux premiers groupes sont complètement différents. »]

––––––––––––

- [v] -

Ici la scène importante entre les capitalistes et la police, liéeà la prise de Shanghai par les troupes révolutionnaires et par les révolutionnaires de la ville (Voir le roman : il s’agirait d’unir un certain nombre de scènes de combat, grève générale, etc.)

À discuter avec le metteur en scène.

FIN.

 

Fin du scénario de La Condition humaine co-écrit par Malraux et Eisenstein



Notre extrait présente la toute fin du scénario que Malraux a co-rédigé avec Eisenstein au milieu des années 1930 pour une adaptation de La Condition humaine que le réalisateur soviétique a dû abandonner suite à la censure. Nous sommes à cette époque en pleine période de terreur, au plus fort de la collectivisation et des purges. Les goulags sont créés en juillet 1934 : Staline y enverra des milliers de personnes. Avec cet extrait, Malraux et Eisenstein prennent un recul de quelques années : nous nous trouvons in medias res, au cœur du massacre de Shanghai le 12 avril 1927. Tchang Kai-Chek, à la tête de l’armée révolutionnaire du Kuomintang, fait assassiner des milliers d’ouvriers et de dirigeants communistes. Jean-Louis Jeannelle a expliqué que, dans la scène qui précède, le personnage Kyo a été capturé et jeté en prison. Il rejoint ses camarades communistes, qui attendent tous d’être brûlés vifs dans la chaudière d’une locomotive. Kataro, notre personnage principal, est parmi eux. Kyo évite cette torture en se suicidant avec un comprimé de cyanure qu’il avait dissimulé sur lui. C’est un acte calme d’auto-détermination où Kyo travaille à sa propre survie dans la forme de la mémoire collective : « Dans la ville, il y a un million d’hommes qui pensent à nous avec l’affection qu’on n’a que pour les morts. » Kataro, lui, donnera au cours de ce passage son cyanure à deux jeunes chinois, terrorisés par le sort qui les attend, et marche vers le supplice et la souffrance. 

Ce passage parle donc de l’euthanasie dans tous les sens du terme : dans le sens étymologique, « la bonne mort » (qu’est-ce que c’est que la bonne mort ?) ainsi que dans le sens plus moderne : l’euthanasie comprise comme l’action d’atténuer la souffrance des autres. Le thème de la mort – le résultat inévitable du passage – est donc fracturé en une typologie de la mort. Le cas le plus simple est l’extermination immédiate : le cyanure. Mais une autre possibilité est la destruction lente, l’élimination graduelle, le supplice avec tout le passage du temps qu’implique ce concept. Combien de temps faut-il pour être brulé vif ? Ainsi le temps pèse dans ce passage.

Le premier mot du dialogue, du premier chinois blessé, est un participe passé qui va donc droit vers le futur : brûlé. « Brûlé. Les yeux aussi, les yeux, tu comprends. Être brûlé vif… ». Et ce premier blessé qui est apporté à côté de Kataro procède à une énumération des parties de son corps : « les yeux aussi, les yeux aussi… Chacun des doigts et le ventre, le ventre. » Il compte, presque sur ses doigts, ces parties du corps, et la répétition ralentit, nous attarde, et met l’accent sur la lente anticipation de cette mort. Mais cette emphase sur le corps physique en induit une autre : après, il n’y aura plus de corps. Il sera impossible, après cette mort parmi tant d’autres, d’identifier le propriétaire de chacun de ces doigts. J’ai été amenée à penser aux empreintes des doigts, utilisées depuis le XIXe siècle comme moyen d'identification d’un cadavre. Ici, par contre, l’élimination est totale. 

Cette prévision d’extermination brutale rend le premier blessé incapable de la réflexion que Katoro, lui, cherche ensuite à imposer : brulé vif, « on peut l’être par accident ». Face à la présence brute d’un corps parlant, sanglotant, qui sera brûlé, Kataro cherche à faire abstraction des circonstances. Nous allons tous mourir, il existe des accidents horribles, abominables, cela fait partie de la vie. En tant que spécialiste du pré-moderne, je pense entre parenthèses à Montaigne, pour qui la mort liée à la vieillesse est bien moins une « mort naturelle » qu’une mort par accident : « Mourir de vieillesse, écrit-il, c’est une mort rare, singulière et extraordinaire, et d’autant moins naturelle que les autres. » (fin de citation) Kataro normalise la situation : brulé vif, « on peut l’être par accident.» Le blessé ne comprend pas le sens de la remarque de Kataro, qu’il présente justement comme un écartement de sens, une digression : « Ce n’est pas la même chose », « Non, répond Kataro, c’est moins bien. » Il y a des moments presque de pathos dans ce passage : le comprimé de cyanure qui est confondu parmi les cailloux, ou bien Kataro, parlant à son voisin, voix basse : « Je vais essayer d’en étrangler un. » Mais en dépit de ce glissement des niveaux de style, ou même à cause de lui, l’interpolation de Kataro –  un accident, « c’est moins bien » - rejoint de façon cohérente la question philosophique de ce que c’est que la bonne mort. Qu’est-ce qui est donc « moins bien » dans un accident ? Cela doit être l’aspect ridicule : le manque, justement, d’auto-détermination, l’absence de la possibilité de travailler à sa propre mort. Mais à la fin du passage, Kataro reprend le raisonnement contre-factuel, hypothétique sur sa mort accidentelle. Je cite la fin du passage : « Kataro, à voix haute : "Supposons que je suis mort dans un incendie!" Il avance. Silence absolu. Le fanal projette l’ombre de K sur les murs et le plafond. » Ici, un incendie serait quand même plus « naturel », préférable au supplice, contre nature, qui est déterminé par quelqu’un d’autre. 

« Silence absolu ». Tout ce passage est naturellement travaillé et traversé par les indications de mise en scène : l’image qui existe parfois en équilibre et parfois en déséquilibre avec le son. Même si Eisenstein a réalisé en effet la quasi-totalité de ses films en muet, nous sommes ici dans un scénario de film sonore – nous notons non seulement les éléments de la bande son comme les sifflets au début et à la fin, mais également la distinction cruciale entre voix haute et voix basse à la fin du passage. Ce document doit donc faire partie d’une histoire du film sonore, préfigurant le premier film « parlant » d’Eisenstein, qui est censé être Alexandre Nevski de 1938. 

Mais la grammaire visuelle des films muets reste - aux yeux de la non-spécialiste que je suis du moins - tout à fait frappante ici : notons le choix strict de la luminosité, même la spécification à plusieurs reprises de la source lumineuse, le fanal : « Près du fanal, l’un des gardiens conte aux autres une histoire. Leurs corps font ombre, et Kataro et ses voisins sont dans la nuit. » Juste avant cette description, qui semble rapporter le cinéma à ses origines muettes mais également au théâtre d’ombres, l’élément sonore se dissipe entièrement : « Le visage. Il ne peut plus crier. » Le visage de Kataro est sans expression, phrase répétée deux fois dans les notes. Eisenstein, en pleine exploration des possibilités du sonore, note aussi ses limites. « Il ne peut plus crier. » Nous sommes encore une fois dans le muet. 

Après ce premier dialogue, cet échange de mots qui échoue et qui s’achève dans le silence (avec l’exclamation « assez ! »), le scénario nous présente d’autres formes d’articulation et d’échange : les articulations du corps (le mouvement, le toucher) et l’échange du don (le cyanure). [Entre parenthèses, je me demande si l’anthropologie du don s’inscrit parfaitement dans l’axe de Transitions, et partage le même intérêt pour les objets transitionnels, car un don est une transaction qui est toujours, si l’on peut dire, transitionnelle plutôt que transitive. Il y a toujours un élément excessif ou en surplus dans le don. Ici, dans la Condition humaine, Malraux littéralise l’intransitivité du don, car le bénéficiaire va évidemment mourir. Il n’y a pas de transitivité possible.] Le don du cyanure est d’abord décomposé en chacun des gestes physiques qui, ensemble, le constituent : « Pose ta main sur ma poitrine, et prends dès que je la toucherai : je vais vous donner mon cyanure. » Après ce commandement, les articulations de la main sont décrites de façon précise et, nous présumons, montrées en gros plan. « La main de Kataro avec le cyanure. L’autre main qui se jette sur elle comme un animal. » L’animalité du geste est renforcée dans l’indication suivante : « La main du premier blessé touche celle de Kataro – la prend, la serre (du dessous, surtout pas comme une poignée de main). » J’ai été amenée à penser aux différentes façons de serrer la main à quelqu’un : saisir, maintenir, empoigner, presser, embrasser, enlacer, étreindre… Ici, l’acte de tendre la main n’est pas tendre. Les indications enlèvent, évincent « le tendre », la dimension tendre du geste. Mais, quand le cyanure est perdu, une autre forme de tact s’impose : la circonspection de la recherche. Neutralité. Inutile de paniquer. C’est après, quand le comprimé est retrouvé, que la main de Kataro tremble. « Donne ! Il tend sa main qui tremble. C’est le cyanure. Il le rend. Le blessé a repris la main de Kataro. Tout à coup sa main se tord, il halète. Elle se détend. Kataro retire sa main. » Et là, après cette mort qui passe par une mise au point sur la main, on fait un zoom arrière (je suppose), et l’angle de la caméra s’élargit : « Il se couche sur le ventre. Secousses de ses épaules. » Les secousses de ses épaules préfigurent la fin, le haussement des épaules qui est la seule réponse de Kataro au questionnement de l’officier, tout en modifiant notre compréhension ultérieure de ce geste extérieurement indifférent. 

S’il y a, pour terminer, un seul élément qui domine ce passage, c’est la création de suspens. Les notes sont parsemées de mots qui dénotent un état de tension : « Les deux mains se crispent … Tout à coup sa main se tord, il halète… Secousses de ses épaules…Toutes les têtes tendues. » Dès le début, le ou les scénaristes nous font entrevoir une fin qui semble proche, tout en l’écartant systématiquement. Même quand la fin est vraiment très proche, lorsqu’un des soldats s’est approché par derrière et a saisi Kataro à bras le corps, on nous dit que Kataro avance « lentement, à cause des blessures ». Ici, les images et la bande sonore coïncident précisément : « chaque fois que ses pieds touchent le sol, toutes les têtes des prisonniers battent de haut en bas. » Le temps est pesant. « Le son continue. », « Expressions très différentes : affection, admiration, effroi, résignation. » Et je vois dans ces têtes qui battent si systématiquement de haut en bas, ainsi que dans la description stylisée d’expressions différentes, une espèce de « Verfremdungseffekt » ou effet de tension par où l’écrivain refuse de nous permettre une réponse émotionnelle simple ou cohérente. Il s’agit ici d’un scénario qui parfois supprime et parfois exagère la distance entre les protagonistes et nous, les spectateurs. L’action, le dialogue et le silence de l’introspection s’entremêlent. 

Je voudrais clore ces esquisses d’interprétation avec quelques questions qui me restent et qui m’intéressent, notamment : à qui ce film était-il destiné, au juste ? C’est en partie une question sur la distribution à cette époque-là. Eisenstein, c’est connu, a essayé de concilier l’expression artistique avec la mission révolutionnaire d’éducation des masses. Quelle place occupe, littéralement parlant, le cinéma dans l’espace culturel de l’union soviétique : combien de salles de cinémas existe-t-il dans les années trente, par exemple ? Est-ce que ces salles sont équipées pour le son ? Quelle est la relation précise entre Eisenstein et la force de la propagande de l’Etat à cette période-là ? Ce projet a du être sponsorisé par Staline, mais nous savons que le film ne fut jamais réalisé car le scénario, avec sa thématique de résistance, a été censuré. Il semble que la commande ne dispense donc pas, bien au contraire, de passer par les différentes étapes de la censure. Quelles sont les conséquences pour Eisenstein ? Mon « binôme », Jean-Louis Jeannelle, saura remplir toutes ces lacunes de connaissance ; en tout cas, je le remercie d’avoir facilité ma rencontre avec ce texte qui prend le dynamisme de l’histoire et des mouvements de masse, et les réimagine au niveau des mouvements de la main. 







[1] L'auteur souligne.

[2] Corneille, Nicomède, « Au lecteur » dans Œuvres complètes, ed. par André Stegmann, Paris, Seuil, 1963, p.520