« Littéraires de quoi sommes-nous les "spécialistes" ? »

Deuxième demi-journée

 

Cette intervention de Vincent Message s'inscrit dans la première des sessions consacrées au passage « De la spécialité "littéraire" à la spécialisation » (vous pouvez lire ici l'argument général et la synthèse du colloque « Littéraires, de quoi sommes-nous les "spécialistes" ? »). Il était demandé aux participants de réfléchir à ces moments de spécialisation que sont les projets de recherche doctoraux et post-doctoraux, dont ils faisaient alors l'expérience : qu'est-ce, pratiquement et subjectivement, que se spécialiser ? L'expérience de ce processus peut-elle nous aider à définir, théoriquement, une discipline littéraire qui nous réunirait tous ? 

Nous remercions les différents intervenants du colloque de nous avoir permis de diffuser leur intervention ou d'avoir accepté de nous en donner une version écrite. Il leur a été proposé, dans ce dernier cas, de conserver dans leur texte écrit les caractéristiques orales de leur communication et les textes publiés ici sont donc, dans une mesure variable, à rapprocher d'une transcription de leur intervention orale.

 

Vincent Message, agrégé de Lettres Modernes, ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure (Ulm), maître de conférences à l'Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis enseigne la littérature générale et comparée. Il a publié récemment un essai  issu de ses recherches doctorales, Romanciers pluralistes (Seuil, 2013). Tout en élaborant une poétique pluraliste, fondée sur l'art de manier les multiplicités, l'essai met en lumière la pensée du politique qui structure les romans, notamment de R. Musil, C. Fuentes, Th. Pynchon, S. Rushdie et E. Glissant. Vincent Message est également l'auteur de deux romans parus aux Éditions du Seuil en 2009 et 2016 (Les Veilleurs et Défaite des maîtres et possesseurs).

 

 


De la spécialité « littéraire » à la spécialisation (1)
 

 

Vincent Message 

01/12/2018 

 

 

 

 

 

 

Résister à la spécialisation : l’espace de la troisième critique

 

Poser, d’abord, cette Proposition n°1 : Le rapport qu’on entretient à la spécialisation, dans les disciplines littéraires, devrait découler d’une part d’un tempérament de lecteur, du type de relation intime qu’on entretient à la littérature et à la connaissance, et d’autre part d’une réflexion sur la politique de la critique – c’est-à-dire sur la responsabilité intellectuelle et sociale qu’il est souhaitable que la critique assume. Ce rapport à la spécialisation ne devrait pas, en revanche, être le produit de contraintes institutionnelles subies.

Cette proposition indique déjà l’arc de l’argumentation que je voudrais suivre ici : je partirai de questions d’affects et de tempérament, en revenant sur quelques éléments de mon parcours personnel, et je glisserai peu à peu vers des considérations de politique de la critique.

 

Pour ne pas tourner autour du pot, je commencerai par un aveu : je n’ai pas beaucoup de goût pour la spécialisation. Telle qu’elle m’est apparue dans mes études, elle m’a toujours semblé être ce vent chaud qui dessèche l’arbre de la vie dont parle Goethe dans Faust, et qui le transforme en un amas de feuilles mortes théoriques[1] ». À partir d’un certain degré de précision, il n’y a pas de question qui ne perde pour moi de son intérêt ; je suis un amateur de lignes de crête, de positions d’équilibre en léger surplomb, j’éprouve le besoin physique de monter en généralité plutôt que de descendre dans l’enfer des détails. Comparée à d’autres formes de pensée, dont les langages d’emblée techniques construisaient des objets détachés de mon expérience ordinaire de la vie, la littérature me paraissait avoir l’immense mérite de maintenir une proximité avec la langue courante et d’embrasser l’expérience sensible en n’excluant aucun aspect du monde psychique et social que nous habitons.

Néanmoins, je me suis bien sûr spécialisé au fil de mon parcours. Simplement, j’ai eu le sentiment d’une spécialisation non-violente, qui se faisait par goût, selon un mouvement positif, qui consistait à me concentrer sur ce qui m’intéressait le plus, après avoir acquis ou m’être accordé le droit de laisser de côté des objets moins essentiels à ma curiosité. C’est sans regret que j’ai délaissé la poésie du XVIe siècle, le latin ou le théâtre du XVIIe siècle pour passer plus de temps avec la prose narrative du XIXe siècle à nos jours, et singulièrement avec le roman du XXe siècle. En revanche, j’ai assez rapidement quitté les études germaniques pour passer du côté de la littérature générale et comparée. Ce qui m’y a attiré, c’était moins l’adjectif comparée que l’adjectif générale : cette discipline était d’abord celle qui allait me permettre de continuer à lire tout ce que je voulais sans avoir affaire à ces douaniers pointilleux qui décident qui a le droit de franchir les frontières entre les langues. En travaillant sur Robert Musil, Carlos Fuentes, Thomas Pynchon, Salman Rushdie et Édouard Glissant, j’ai choisi la compagnie d’œuvres-mondes. Il m’est arrivé très souvent de me demander ce que j’étais allé faire dans cette galère, quel poids absurde je m’étais mis sur les épaules. Mais ces univers fictionnels là me donnaient – et cette compensation l’emportait largement sur les angoisses occasionnelles – l’assurance de ne pas m’ennuyer, de circuler dans un réseau de problèmes très étendu, en ayant d’ailleurs moins à cœur d’insister sur la nature de ces problèmes pris en eux-mêmes que sur leurs interconnexions discrètes. À partir du moment où je me suis rendu compte que j’avais envie d’étudier le pluralisme qui sous-tend la pensée politique et les grandes options esthétiques de ces romanciers, j’ai aussi été conduit à placer cette recherche dans un dialogue soutenu entre littérature et philosophie. La notion de pluralisme, dont je voulais essayer de renforcer l’assise du côté de la littérature, car elle me paraissait pouvoir être mise à contribution pour renouveler la théorie et l’esthétique du roman, avait de fait une histoire et une extension beaucoup plus importantes du côté de la philosophie. J’ai vite constaté, d’autre part, que ces romanciers évoluaient sans embarras entre littérature et philosophie : puisque leur écriture fonctionne sur le principe des vases communicants entre différentes approches du réel, me couper d’un des champs qu’elle investit serait revenu à me priver d’éléments de compréhension décisifs.

En ne me spécialisant ni sur une aire culturelle donnée, ni sur une période aux bornes strictes, j’ai choisi de troquer l’éclairage par le contexte pour un éclairage par la différence. Pour apprécier la vision de la première modernité que met en place Carlos Fuentes dans Terra Nostra, il m’a paru moins intéressant de lire tout Fuentes que d’aller voir comment Orhan Pamuk, dans Mon nom est Rouge, aborde pour sa part la question des heurts entre cultures, en prenant lui aussi pour cadre de son récit la longue transition du Moyen Âge à la Renaissance. Contextualiser rapidement, a minima, ne m’apparaissait pas dommageable, dès lors que les auteurs eux-mêmes semblaient trouver plus fécond de rapprocher des situations très éloignées les unes des autres plutôt que d’approfondir leur étude d’un seul milieu social ou d’une seule période historique. C’est précisément leur pluralisme qui les fait s’attacher avant tout au type de connaissance que suscite cette confrontation de plusieurs manières de voir le monde. Ils deviennent, dès lors, ce que Richard Rorty appelle des « spécialistes de la diversité[2] ». Le roman, sous leur plume, s’affirme plus intensément encore qu’ailleurs comme un espace de ressaisie non-spécialisée des problèmes de notre monde. Et les auteurs ne manquent pas, partant, d’épingler ici ou là les travers des spécialistes, comme Musil qui fait dire à Ulrich, son homme sans qualités : « Tout homme commence par réfléchir sur la vie dans son ensemble […] mais plus il réfléchit avec précision, plus son domaine se rétrécit. Quand il a atteint la maturité, tu as devant toi un homme qui est si ferré sur un certain millimètre carré qu’il n’y a pas dans le monde entier deux douzaines d’hommes aussi ferrés dans ce domaine. Il voit fort bien que les autres, moins ferrés que lui, ne disent que des bêtises sur ses affaires, et pourtant il ne peut bouger, parce que c’est lui, s’il quitte sa place ne fût-ce que d’un micromillimètre, qui en dira à son tour[3].

Pousser trop loin la spécialisation, quand on aborde de tels auteurs, relèverait donc d’une mauvaise écoute des textes, et presque d’un contresens. La tâche, par ailleurs, se serait avérée impossible. Le spectre des thèmes et des formes qu’ils agencent dans leurs romans est trop vaste pour qu’on en maîtrise toutes les composantes. Je ne comprends pas toutes les références à la culture de masse américaine que fait Pynchon ; je ne pourrais pas décrire avec toute la finesse nécessaire l’usage des mythes méso-américains que fait Fuentes, pas plus que les inflexions auxquelles il soumet l’espagnol pour renouer avec la langue du Siècle d’Or. Mais acquérir lentement ces compétences, ce serait renoncer à étudier les lignes de force communes à leurs œuvres, ou leur structure globale. Et ce serait je crois manquer ce qu’elles ont de plus précieux, puisque tout leur propos consiste à essayer de nous tirer de l’état de crise permanente dans lequel nous jette la modernité, en se consacrant tour à tour à élaborer un diagnostic de cette crise à partir d’une position de léger surplomb et à nous désorienter en nous jetant au plus fort de son tourbillon.

De cette traversée à pas hâtifs du travail critique qui m’a occupé durant plusieurs années, j’induis donc ma Proposition n°2 : La résistance à la spécialisation est souvent réclamée par nos objets de recherche eux-mêmes.

 

Mais durant tout ce temps, pendant que je cherche à embrasser ce corpus trop vaste pour que je le maîtrise dans ses recoins, tandis que je pratique ce nomadisme disciplinaire heureux et maladroit, le spécialiste regarde par-dessus mon épaule. Il fronce le sourcil. Il pointe certains passages du texte et m’assure qu’ils contiennent des erreurs – sans toujours me faire l’honneur de préciser lesquelles. Le spécialiste, c’est moins une figure réelle, de chair et d’os, que le surmoi que l’appareil institutionnel loge et fait grandir en chacun d’entre nous. J’apprécie et j’admire ce que font les spécialistes ; je sais combien leur travail est indispensable à l’amélioration de notre connaissance de la littérature. Le problème ce ne sont pas les spécialistes, c’est ce personnage conceptuel qu’est le spécialiste. Le problème commence quand l’inflation de ce surmoi pousse les spécialistes à transformer leur approche singulière en un impératif à portée générale. Car la spécialisation devient alors une force qui nuit aux spécialistes eux-mêmes. Elle devient dommageable dès lors qu’elle inhibe le chercheur, qu’elle contrarie son désir d’interprétation et ses attirances spontanées de lecteur en lui faisant subir de terribles procès en illégitimité. La mauvaise conscience qu’elle aggrave en lui peut déboucher sur des formes d’autocensure : elle force celui qui se veut plutôt spécialiste à se cantonner à son terrain, en lui donnant le sentiment qu’il perdra pied s’il s’avise d’en sortir ; elle empêche l’émergence de ceux qui se veulent plutôt généralistes en leur faisant honte de ce qu’ils aspirent à être, en leur montrant que tout ça n’est pas très sérieux. Elle génère, en un mot, un rapport inhibant à la littérature, particulièrement problématique lorsqu’on sait que la littérature est déjà un art de faible circulation, plutôt perçu comme élitiste et comme intimidant. En d’autres termes, la crainte du spécialiste dans laquelle nous vivons en tant que critiques n’est productive qu’aussi longtemps qu’elle nous incite à nous engager dans un travail plus méthodique et rigoureux pour devenir moins incompétents. Mais bientôt, et plus vite qu’on ne le dit d’ordinaire, arrive le moment où il faut s’en émanciper. Et ce mouvement est d’autant plus nécessaire que les charges que le spécialiste fait peser sur les autres sont souvent assez mal étayées : l’illégitimité ne serait réelle que si le généraliste prétendait à une scientificité irréprochable dans l’approche de ses objets d’étude, sans s’être donné au préalable les moyens d’en acquérir une connaissance solide. À partir du moment où il n’occulte pas sa position de parole et où il assume ses partis-pris, où il déploie, par exemple, une critique qui se dit elle-même anachronique, actualisante, instrumentale ou impressionniste, il me semble que le procès doit aussitôt se conclure par un non-lieu, puisqu’il n’y a pas d’intention de nuire ou de tromper.

Ce qui me conduit à ma Proposition n°3 : Quand elle tourne à l’impératif, la spécialisation empêche le développement et la légitimation de la troisième critique. Or la troisième critique est aujourd’hui décisive pour le devenir et de la littérature et des études littéraires.

Définissons, d’abord. J’appelle troisième critique celle qui ne ressortit ni à la critique journalistique, ni à la critique universitaire (par quoi j’entends ici non pas la critique produite par des universitaires, mais la critique produite pour un public universitaire, donc à usage essentiellement interne). La troisième critique occupe ce qui ne devrait pas être un entre-deux interstitiel, mais un espace de pensée à part entière. Pour souligner la nécessité politique de la troisième critique, il faut avoir en tête la situation des deux premières. Une façon d’en parler très usitée, et même éculée, consiste à se plaindre de leurs mille défaillances. Mais plutôt que de donner dans cet art facile qu’est la critique de la critique, il est peut-être plus équitable et profitable de rappeler les contraintes sous lesquelles elles opèrent.

Rapidement, donc. La critique journalistique est un discours à cycle court ; comme toute forme de journalisme, elle assume d’être a priori moins intéressante demain qu’aujourd’hui. Présentant les livres à un public large lors de leur parution, elle intervient dans le temps de la réception immédiate. Elle ne s’autorise un regard rétrospectif que lorsqu’un événement éditorial le justifie : on fête l’anniversaire de la naissance ou de la mort d’un auteur, ou une entrée dans le domaine public, ou une réédition. De temps à autre, elle se charge aussi d’établir quelques états des lieux, d’esquisser un panorama du paysage littéraire, d’enclencher par une liste des œuvres qui comptent un processus de canonisation. Pour l’essentiel, elle se consacre à ce qu’Albert Thibaudet appelait le « discernement du présent[4] ». Le présent est à la fois sa joie et son fardeau. L’actualité est de fait vécue par les acteurs de ce domaine comme une pression largement subie : dès que les journalistes veulent se distancier du flot des parutions pour se consacrer à la mise en valeur d’œuvres plus anciennes, qui ne sont plus sous le feu des projecteurs, les éditeurs ne manquent pas de leur rappeler leur rôle dans l’écosystème littéraire : s’ils n’aident pas à faire connaître et à faire vendre les nouveautés, s’ils refusent d’assumer leur mission de guides d’achat (très explicite avant les fêtes de fin d’année ou les vacances d’été), c’est un système déjà fragile qui risque de se trouver un peu plus fragilisé encore. La critique journalistique dépend aussi étroitement des ventes de la presse ou de l’audience des émissions : lorsque celles-ci sont trop faibles, l’espace accordé diminue, les tranches horaires octroyées sont de plus en plus improbables, et il devient de plus en plus difficile de recenser ne serait-ce que toutes les nouveautés importantes[5]. Couvrant l’actualité littéraire, donc y compris l’actualité des ventes, les journalistes se sentent par ailleurs souvent obligés, à tort ou à raison, de parler des grands succès éditoriaux, même si c’est pour en pointer la faible valeur littéraire et les analyser avant tout en tant que phénomènes sociologiques. Du côté de la presse écrite, certains espèrent qu’une orientation bi-média, réservant certains papiers pour une publication sur Internet, pourrait compenser cette évolution – mais comme la lecture en ligne est le plus généralement une lecture fragmentée, l’adaptation aux usages du numérique n’incite pas non plus à proposer des papiers fouillés, quand bien même l’espace qu’ils occupent ne coûte quasiment rien. Payés au nombre de signes qu’ils rédigent, et non au nombre de pages des livres dont ils ont la charge, les critiques littéraires n’ont pas le temps de se livrer à une exploration approfondie des œuvres s’ils veulent que leur activité reste un tant soit peu rémunératrice ; et même s’ils décidaient de prendre ce temps, par bénévolat ou esprit de sacrifice, ils n’auraient pas la place de rendre compte de cette exploration, puisque les articles qu’on les laisse soumettre oscillent entre mille et dix mille signes. La superficialité qu’on reproche couramment à la critique journalistique est donc pour une bonne part une superficialité forcée – un effet de système plus que la conséquence d’une somme de mauvaises volontés individuelles.

 

La critique universitaire, elle, est un discours à cycle long, de faible ou de très faible circulation. Avant de faire droit de cité à la production contemporaine, dans un mouvement qui est l’une de ses évolutions les plus notables de ses trente dernières années, elle se consacrait d’abord, pour citer de nouveau Thibaudet, à « l’inventaire du passé ». La grande faveur qu’elle a connue dans les années 1960 à 1980, qui se sont avérées être en France un âge d’or des sciences humaines, donne par contraste le sentiment qu’elle est aujourd’hui en petite santé. Elle souffre : de la diminution du nombre de forts lecteurs, liée à la concurrence d’autres loisirs culturels[6]de l’importance moindre de la littérature dans la culture générale, dont le centre de gravité s’est déplacé vers les disciplines qui s’attellent à la compréhension du présent ou à la transformation immédiate du réel ; de la baisse des effectifs étudiants dans les disciplines littéraires, due pour l’essentiel à cette évolution culturelle, mais aussi sans doute, plus localement – et en cela je souscris au constat de départ que pose Tzvetan Todorov dans La Littérature en péril – à une insistance trop grande, dans l’enseignement secondaire, sur les outils et les méthodes de la discipline, au détriment de l’étude des œuvres et de la connaissance du monde commun qu’elles peuvent nous apporter[7] . Si les acteurs des études littéraires acceptent de chercher aussi leur part de responsabilité dans la marginalisation relative que celles-ci connaissent, elle se trouve certainement entre autres dans cette tendance à l’inversion de la fin et des moyens, par quoi on a prétendu trop souvent former de futurs enseignants plutôt que de futurs lecteurs. Tous ces facteurs combinés rendent aujourd’hui difficile de trouver des éditeurs généralistes pour des textes dont les comptes d’exploitation ont toutes les chances d’être déficitaires, ou des diffuseurs susceptibles d’assurer une visibilité satisfaisante d’ouvrages pris en charge par des presses universitaires.

 

Cette configuration du champ, où s’entrecroisent donc deux critiques fragiles et sur la défensive, ménage peu d’espace pour la troisième critique. Mais elle est aussi ce qui rend sa montée en puissance nécessaire. Si je cherchais à la définir, à son tour, dans ce qu’elle est déjà, et dans ce qu’elle pourrait être, je retiendrais cinq caractéristiques.

La troisième critique se dégage de toute clause de préférence temporelle. Elle ne se voue ni au passé ni au présent. Nullement contrainte de couvrir l’actualité, mais pas forcée non plus de se focaliser sur un canon dont la légitimité s’est construite dans un long processus de transmission. Elle peut élire n’importe quel objet, un livre très ancien ou très récent, archiconnu ou faisant partie de l’océan du non-lu – dès lors qu’elle estime que ce livre est important, qu’il mérite d’entrer dans le présent du débat public.

La troisième critique ne se définit pas d’abord par le statut de ses auteurs, mais par un certain rapport d’attention à ses destinataires. Nul besoin, pour en écrire, d’être habilité par un titre d’universitaire, de journaliste ou d’écrivain. N’importe quel amateur de littérature peut mettre la main à la pâte. Penser en l’écrivant à son public ne signifie pas définir celui-ci de manière restrictive : ces tentatives-là sont toujours pernicieuses, elles mènent à tous les renoncements, justifient les autocensures. Il s’agit seulement de garder en tête que le public de cette critique doit pouvoir être composé de lecteurs non-professionnels, qui n’ont jamais entendu parler de l’auteur en question.

Par conséquent, la troisième critique ne présuppose pas la connaissance des œuvres : elle la construit et la permet. Aucun des raisonnements qu’elle déploie ne suppose d’en avoir fait une lecture préalable. Elle ne se contente pas pour autant d’en faire une présentation qui incite à y aller voir en se retenant de trop en dire : elle invite au contraire à la lecture par l’exploration rigoureuse des œuvres à laquelle elle se livre, en s’interrogeant sur leur forme, leur langue, sur le type de recréation fictionnelle du monde qu’elles proposent, sur la place qu’elles occupent dans le paysage littéraire.

Contrairement à la critique journalistique, elle peut prétendre être tout aussi intéressante demain qu’aujourd’hui, en s’inscrivant dans l’élaboration plus pérenne d’une pensée applicable à d’autres objets, sujette à d’autres modulations. Mais contrairement à une bonne partie de la critique universitaire, elle cherche à rester au service de la lecture littéraire, au lieu de mettre la littérature au service de la construction théorique qu’elle propose. Aussi ne peut-elle pas requérir une approche qui soit celle de l’étude (du studium) : son sens global doit se donner sans résistance, on ne doit pas éprouver le besoin de s’attarder sur chacune des propositions qu’elle formule pour savoir ce qu’elle vise. L’auteur, autrement dit, y assume jusqu’au bout sa lisibilité, et cherche à ne rien y laisser subsister qu’il ne comprenne pas lui-même. Il dit tout de la manière la plus simple qu’il puisse trouver sans sacrifier la justesse de son propos[8].

Enfin, la troisième critique doit être celle du désir. Elle doit être désirante et désirable. Elle doit porter trace du bouleversement, de l’émotion qu’on a éprouvé à lire les œuvres dont on parle, elle doit tout faire pour instiller ce désir de lire chez d’autres. Jamais plus austère, jamais plus technique, donc, qu’il n’est strictement nécessaire pour les besoins de la démonstration.

 

Les chercheurs en littérature pratiquent bien sûr cette troisième critique. Néanmoins, j’ai le sentiment que le système dans lequel ils sont pris ne lui reconnaît pas la légitimité qu’elle mérite, et partant ne facilite pas sa montée en puissance. Pour juger de cela, peut-être faut-il essayer de rappeler les différentes missions qu’endossent les études littéraires. Elles peuvent se donner pour but : 1. d’améliorer la connaissance disponible sur cet objet à géométrie variable qu’est la littérature et sur le fonctionnement du champ littéraire ; 2. de perfectionner nos méthodes d’analyse des textes ; 3. de décider des œuvres qui méritent d’être transmises aux générations futures ; 4. de faire lire ces œuvres au plus grand nombre possible. On pourrait y voir, respectivement, un but encyclopédique, un but épistémologique, un but pédagogique, un but social. Par mauvaise conscience à l’égard du modèle des sciences, qui ne cesse d’être celui à l’aune duquel on définit les politiques de recherche, il me semble que les disciplines littéraires se sont laissées embarquer trop loin dans la direction de la scientificité, en privilégiant l’approfondissement (les deux premiers buts) sur la transmission (les deux derniers). Il y a nécessité d’un rééquilibrage. La difficulté qu’a la recherche en littérature à assumer, en particulier, son but social – ou, pour le dire autrement, le faible prestige symbolique dont bénéficie la troisième critique – se traduit notamment par un malaise sémantique, par l’absence d’un mot meilleur que celui de vulgarisation pour la désigner. Même si on cherche des synonymes pour s’éloigner de la connotation négative qui colle aux basques du vulgum pecus, même si on choisit de parler de démocratisation, de diffusion des savoirs ou de rayonnement de la recherche, il est frappant que ces vocables semblent tous présupposer une démarche en deux temps, où une critique élaborée est produite, selon les critères académiques ordinaires, puis rendue accessible, dans un second temps, par un effort de simplification, à un public non-académique. Or même si ce type d’actions là est louable, ce n’est pas seulement de cela qu’il doit s’agir, mais bien de considérer d’emblée qu’une partie plus importante de l’activité de recherche universitaire devrait être consacrée à la production de cette critique accessible à un public pour qui la littérature n’est ni de près ni de loin une profession. De même, l’institution fait courir une frontière difficile à traverser entre revues scientifiques et magazines culturels, entre événements scientifiques et événements culturels, en laissant à penser que le culturel est de la responsabilité des journalistes ou d’acteurs qui s’y dédient (en faisant éventuellement appel à des universitaires pour des prises de parole ponctuelles), mais pas des universités. Le risque est alors bien entendu celui du décrochage, d’une trop faible inculturation des résultats de la recherche. Et par ailleurs, cet élitisme diffus laisse le champ libre aux démagogues, qui ne se préoccupent pas de rendre justice à la complexité de la littérature, mais plutôt d’en capter le capital symbolique pour la mettre au service de leur propre succès médiatique. Ici comme ailleurs, moins il y a de démocrates, plus les démagogues ont le champ libre.

 

En somme, je me demande s’il n’y a pas dans la critique universitaire une sophistication forcée qui serait le pendant de la superficialité forcée de la critique journalistique. Là où la superficialité forcée est liée à une pénurie trinitaire de temps, d’espace et d’argent, la sophistication forcée de la critique universitaire est peut-être d’abord la conséquence lointaine d’une pénurie de moyens. Pour monter dans la hiérarchie universitaire, dans un contexte où les postes sont très rares, il s’agit de faire la preuve répétée de sa légitimité intellectuelle. Et à partir du moment où le public de la troisième critique est modeste, où, sauf cas exceptionnel, les publications qui ressortissent à ce genre ne pourront pas être des succès commerciaux, l’intérêt personnel des chercheurs en littérature est plutôt de s’adresser à leurs pairs pour les convaincre de la valeur de leurs travaux, car c’est de ces pairs que dépendent les marques de reconnaissance et les gratifications les plus importantes auxquelles ils peuvent prétendre. Au fil des épreuves de grandeur qui jalonnent la carrière universitaire, on ne veut surtout pas pouvoir être accusé de légèreté, de désinvolture, de superficialité : ce sont des marques d’infamie. Il est bien moins grave d’être accusé de manquer de simplicité ou de se complaire dans l’hermétisme. Cela tient peut-être au fait que ce second reproche est beaucoup moins facile à faire valoir : si on trouve que quelque chose est obscur, n’est-ce pas parce que l’on n’est pas soi-même assez intelligent pour le comprendre ? L’accusation d’obscurité jette un doute sur la légitimité intellectuelle de celui qui la porte, alors que l’accusation de simplisme tend àen faire celui qui en sait plus.

Cette priorité institutionnalisée à la communication adressée aux pairs sur la communication adressée au public cultivé est un effet de système compréhensible, mais elle me paraît très dommageable, dans un contexte où la lecture littéraire est une pratique fragilisée et où la sacralisation de la littérature n’est plus à l’ordre du jour. C’est la raison pour laquelle je voudrais conclure sur cette proposition : est-ce qu’il ne serait pas temps de réfléchir ensemble aux moyens de faire plus de place, dans nos pratiques de recherche et de publication, que ce soit dans les universités ou hors-les-murs, à cette troisième forme de critique ?


[1] « Grise, mon ami, est toute théorie, mais vert est l’arbre d’or de la vie. » „Grau, lieber Freund, ist alle Theorie, und grün des Lebens goldner Baum“. J. W. Goethe, Faust.

[2] R. Rorty, Objectivisme, relativisme et vérité, trad. J.‑P. Cometti, PUF, coll. « L’interrogation philosophique », 1994, p. 234-239.

[3] R. Musil, L’Homme sans qualités, trad. Ph. Jaccottet, J. P. Cometti et M. Rocher-Jacquin, Seuil, coll. « Le don des langues », 2004, tome 1, p. 304-305.

[4] A. Thibaudet, Physiologie de la critique, éd. M. Jarrety, Les Belles Lettres, 2013.

[5] Prenons l’exemple du Monde des Livres. Il y a quinze ans, avec cinquante livres couverts par numéro, 60% des livres qui sortaient étaient recensés ; aujourd’hui, alors que la production a beaucoup augmenté, on est plutôt autour de 20%. Un critique au Monde des Livres est payé 55 € le feuillet de 1500 signes. Entretien avec Nils C. Ahl à l’Université Paris 8 Saint-Denis, 5 mars 2012.

[6] En France, les forts lecteurs (20 livres et plus par an) représentaient 29% des Français de plus de quinze ans en 1973, et seulement 16% en 2008. Parallèlement, il faut souligner que le nombre de lecteurs faibles (1 à 9 livres par an) est passé de 24% à 38%. Voir Ch. Horellou-Lafarge et M. Segré, Sociologie de la lecture, La Découverte, 2007 et « Chiffres-clés du secteur du livre », fiches de synthèses disponibles sur le site du Ministère de la culture et de la communication.

[7] T. Todorov, La Littérature en péril, Flammarion, coll. « Café Voltaire », 2006.

[8] C’est aussi là un critère que Roland Barthes emploie pour définir ce que serait l’œuvre « en ut majeur » à laquelle il aspire : « Le vrai critère serait, si j’ose risquer cette énormité, que l’auteur se comprenne lui-même, c’est-à-dire assume jusqu’au bout et sans tricher sa propre lisibilité ; or ce n’est pas sûr : des auteurs, j’en suis persuadé, ne sont pas entièrement lisibles pour eux-mêmes ; il y a dans un texte des « remplis » qui peuvent être laissés pour des raisons autres que la lisibilité : l’euphorie, la cadence, la réussite d’une expression dont l’excipient est opaque. » R. Barthes, La Préparation du roman, éd. N. Léger, Seuil / IMEC, 2003, p. 379.