Littérarité n° 11

 

 

 

Préambule

Le texte polémique de Brice Tabeling que Transitions publie ci-dessous se soutient de sa propre évidence. En le lisant, en se reportant aux textes cités s'il le désire, le lecteur se fera lui-même son opinion.

Transitions

Brice Tabeling co-dirige le mouvement Transitions depuis 2016.

 

 



Via Twitter, fatalement... (Post-scriptum à « l'Éthique du métadiscours »)

 

Brice Tabeling

28/07/2019
                                        

   

 

 Le 8 juillet, Transitions a été informé que Marc Hersant, dont nous venions de publier un article intitulé « Chénier, Eschyle, Ronsard : les Classiques en procès », avait reçu en copie un email adressé à la députée Céline Calvez de la part d’une électrice de sa circonscription, Mme B., lui demandant « d’informer la Secrétaire d'État, Mme Marlène Schiappa, et la Ministre de l'éducation supérieure [sic], Mme Frédérique Vidal » que « le professeur universitaire [sic] M. Marc Hersant véhicule un concept de “consentement” qui n'est pas valable en 2019 et qui va à l'encontre de l'égalité hommes-femmes ». L’article de Marc Hersant prenait place dans le long débat qui anime, depuis deux ans à Transitions, une réflexion sur la représentation des violences sexuelles dans les textes littéraires, et plus particulièrement dans un poème de Chénier, « L’Oaristys ». L’email de Mme B., quant à lui, faisait plus directement suite à une série de tweets dénonçant violemment le texte de Marc Hersant postés entre le samedi 6 et le dimanche 7 juillet par trois actrices importantes de ce débat, Lola Sinoimeri, Jeanne Ravaute et Anne Grand d’Esnon, toutes trois signataires d’une lettre publique à l’origine de la discussion et co-auteures d’un article intitulé « Voir le viol » faisant une lecture « féministe » du texte de Chénier.

À la lecture du message de Mme B., on se prend d’abord à rêver des possibilités ouvertes par une telle initiative : « Monsieur le député, je vous prie d’informer M. le ministre de l’intérieur, M. Christophe Castaner, que le philosophe italien, M. Giorgio Agamben, véhicule un concept de « sacré » qui n’est pas valable en 2019 et qui va à l’encontre de la séparation de l’Église et de l’État », « Madame la maire, je vous prie d’informer M. le ministre de l’Agriculture que M. Michel Foucault a véhiculé un concept de « pastoral » qui n’est plus valable en 2019 et qui va à l’encontre des droits des éleveurs de moutons » ; « Madame la députée, je vous prie d’informer n’importe quel ministre que vous trouverez à portée de main que le philosophe Alain Badiou véhicule un concept d’universel auquel on ne comprend rien mais dont je soupçonne que l’usage n’est pas constitutionnel », « Madame La Colonelle, je vous prie d’informer son éminence le Patriarche de Constantinople que mon voisin utilise des mots de 2018, et parfois de 2017 (et que ses enfants se servent à l’occasion de mots de 2021) », « Monsieur l’agent de police, je vous prie d’informer les ministres, l’Élysée, le Parlement, l’Académie, la cour, le Pape s’il le faut, que, partout, des philosophes, des écrivains, des artistes, des étrangers, des hommes et des femmes font un usage des mots saugrenu et anachronique qui va à l’encontre du monde tel qu’il est ou devrait être ».

Malheureusement, l’email de Mme B. est aussi et surtout la conclusion prévisible d’une pratique intellectuelle qui confond tous les espaces intermédiaires au sein desquels un sujet politique et critique peut exister, au profit de l’urgence d’un verdict judiciaire, pratique dont je relevais déjà les signes dans l’article intitulé « Voir le Viol ».

Car, avant l’email de Mme B., il y a (donc) eu Twitter. L’article de Marc Hersant est mis en ligne le 6 juillet au matin. Quelques heures après sa mise en ligne, à 14h19, Lola Sinoimeri twitte un premier message annonçant la publication de cet article, suivi d’une série d’autres dénonçant le caractère « scandaleux » du propos et accusant (notamment) son auteur de participer (littérairement ?) à la culpabilisation des victimes de viol (victim blaming) et de défendre la « culture du viol », non seulement dans les textes littéraires, mais dans le réel[1]. Dans la nuit du 7, à 2h44, Jeanne Ravaute poste le message suivant sur son compte twitter : « Nouvel épisode de la saga Chénier (c’est sans fin) et pas le moins dangereux, featuring Marc Hersant (PU XVIIIe siècle à Paris 3). Spoiler : colère et facepalm incoming »[2]. Lui succède une vingtaine de tweets, reprenant plus ou moins les accusations de Lola Sinoimeri ; le dernier message résume les arguments : « Conclusion : un universitaire justifie le viol irl, en s'appuyant sur un poème du XVIIIè, oklm. Et il ne faudrait rien dire parce qu'on part simplement de points de vue idéologiques différents. Eh bah non[3]. » Suit une liste de quarante destinataires auxquels les messages précédents sont plus particulièrement adressés, parmi lesquels des universitaires, des associations féministes, des journalistes et des particuliers. Il est 4h03. Entretemps, à 3h38, Anne Grand d’Esnon a elle-même commencé son propre thread sur le sujet[4] : les critiques sont les mêmes que celles de Jeanne Ravaute et de Lola Sinoimeri, plus une pointe de dramatisation oratoire (« Dire ça en tant qu'enseignant devant une classe, c'est grave. Publier ça en tant que professeur des universités, c'est grave[5] »), deux trois insultes plus directes (« Donc merde, Marc Hersant[6] »), et des reproches à l’égard de Transitions (qui a accepté de publier ce texte), de Lise Forment (qui l’a introduit sans s’en distancier[7]) et de moi-même (qui ne suis pas d’accord avec Anne Grand d’Esnon[8]).

Lola Sinoimeri, Jeanne Ravaute et Anne Grand d’Esnon ont donc voulu susciter un scandale autour du texte de Marc Hersant en donnant un large accès à la dénonciation de ce qu’elles considèrent comme des transgressions d’un impératif moral et politique contemporain.

Mais sur quelle scène cette dénonciation a-t-elle lieu ? Il ne s’agit pas de la scène du débat intellectuel, quoique les arguments miment ceux du désaccord critique (idéologique, théorique) ; il ne s’agit pas exactement de la scène publique, car le langage est celui de la conversation entre intimes et multiplie les signes de connivences (« facepalm », « merde », gif tiré des séries américaines, etc.) ; mais il ne s’agit pas non plus d’une scène privée car, outre l’adresse plus particulière à certains destinataires, outre le millier d’abonnés à ces trois pages Twitter, l’ensemble de ces messages est public : tout le monde peut les lire, et par exemple les étudiants et le personnel enseignant de Paris 3, Marlène Schiappa et Frédérique Vidal, C. C. Baxter ou Mme B.[9]. On dira peut-être qu’il s’agit d’Internet, où toutes les scènes se confondent : mais ce serait alors refuser de distinguer parmi les pratiques du Web et des réseaux sociaux et, surtout, de reconnaitre ce que l’usage spécifique de Lola Sinoimeri, Jeanne Ravaute et Anne Grand d’Esnon doit à ces dispositifs de stigmatisation publique qui, tout au long de l’Histoire, ont mobilisé la foule pour exécuter leurs jugements, les smileys et les gifs animés en moins, il est vrai.

Il me faut ici immédiatement préciser une chose : la relocalisation du désaccord sur la scène de la foule anonyme du Web n’est en aucun cas, pour Lola Sinoimeri, Jeanne Ravaute et Anne Grand d’Esnon, une manière de contourner une hypothétique censure de l’institution universitaire (et de Transitions) qui aurait refusé de faire droit à leurs arguments. La situation n’est pas celle des sans-voix saisissant en dernier recours le Web et ses pouvoirs équivoques pour se faire entendre. Anne Grand d’Esnon a participé à un colloque international organisé en décembre de l’année dernière par Transitions. Nous avons fait ici-même une large place à leurs textes et à leurs arguments. De plus, comme le signale Anne Grand d’Esnon elle-même, au cours d’un échange sur Twitter avec @femmesdelettres, un projet de livre donnant accès au débat autour du poème de Chénier a été lancé cette année, mais les auteurs de « Voir le viol » ont refusé d’y participer[10]. Enfin, Lola Sinoimeri et Anne Grand d’Esnon sont l’une et l’autre élèves de l’École Normale Supérieure, elles sont l’une et l’autre doctorantes contractuelles : l’institution universitaire soutient donc matériellement leurs recherches. Anne Grand d’Esnon a même co-organisé un colloque à Paris 3 cette année intitulé « Désir, consentement et violences sexuelles dans la littérature du XIXe siècle » dont on peut faire l’hypothèse que les débats n’avaient pas lieu à coup de tweets. En aucun cas donc, la situation est celle d’une minorité bâillonnée qui n’aurait que Twitter pour se défendre. Il s’agit tout simplement d’un procédé délibéré de refus du débat intellectuel au sein duquel l’échange suit un nombre de règles, parfois lentes mais nécessaires à l’argumentation, et cela au profit d’une autre scène qui confond toutes les scènes, les annule et les transforme en instrument d’intimidation sans répartie possible qui ne soit de la même matière simpliste et communautaire : Twitter. Sur cette scène, Lola Sinoimeri, Jeanne Ravaute et Anne Grand d’Esnon n’argumentent plus contre Marc Hersant, elles mobilisent les complices et les anonymes ; et ces derniers, elles ne consacrent que quelques caractères à les informer des enjeux du problème et de ses possibles complexités.

De nouveau, on tentera sans doute de justifier le procédé, sa violence et sa fulgurance, par l’urgence du combat et le scandale de la transgression : « l’heure est grave », nous disent Lola Sinoimeri, Jeanne Ravaute et Anne Grand d’Esnon, « un professeur des universités défend la culture du viol ». Peu importe, semble-t-il, que Marc Hersant évoque alors principalement un poème du XVIIIe siècle et les codes littéraires de représentations des pratiques amoureuses propres à cette période. Ou encore que, lorsqu’il se risque à une analogie contemporaine hors littérature, analogie dont il précise clairement que des limites culturelles fondamentales en restreignent la portée, il reprenne des arguments qui animent aujourd’hui aux États-Unis une partie du débat féministe sur les violences sexuelles (notamment autour de la question de savoir si l’insistance excessive sur la vulnérabilité des femmes dans les interactions amoureuses – et les mesures de protection qui en découlent – ne revient pas à les considérer comme mineures). Toutes ces questions qui sont autant d’occasions valables pour penser et débattre sont ignorées au bénéfice d’une dénonciation médiatique hâtive. Rien ne semble en effet pouvoir peser face à l’urgence d’un unique scandale au sein d’une unique réalité « culturelle ». Serait-il utile, à cet égard, de rappeler que la « culture du viol » est une construction théorique, qui peut bien avoir une utilité militante et épistémique mais dont rien ne saurait justifier qu’on écrase le lieu du débat en son nom et qu’on insulte ceux qui doutent de sa valeur, pas moins avérée (selon certains critères) et contestable (selon d’autres) que celles d’une éventuelle culture du mensonge ou d’une probable culture contemporaine de la stigmatisation publique des personnes avec lesquelles on est en désaccord ?

Dans mon article sur l’éthique du métadiscours, j’avais souligné à quel point la tendance à l’écrasement des différentes scènes interprétatives dans l’article d’Anne Grand d’Esnon et al., « Voir le viol », me laissait perplexe : le langage (poétique) semblait y perdre tous ses pouvoirs d’équivoques et le discours critique toute sa puissance de déplacements et d’expérimentations au bénéfice d’un unique réel – la culture du viol – déterminant, de part et d’autre de l’œuvre, le sens de la littérature. Je soupçonnais que, derrière cette pratique du commentaire, il y avait un modèle politique si rétif au jeu du différend, ce différend dont l’article d’Hélène Merlin-Kajman a montré toute l’importance dans ce genre de débat, que nulle place ne me semblait faite pour qu’un sujet politique puisse exister et agir. Je remarquais au passage que le procédé même de la lettre des agrégatifs, une demande visant à obtenir de la part de l’institution une permission pour un commentaire critique, faisait peser un doute sur la conception de l’engagement politique de ses signataires. Les réactions de Lola Sinoimeri, de Jeanne Ravaute et d’Anne Grand d’Esnon à l’article de Marc Hersant confirment l’ensemble de mes inquiétudes : leur espace privilégié est celui qui efface toutes les distinctions possibles (privées, publiques, amicales, judiciaires, académiques) et leur courage militant est celui de l’internaute qui, depuis son écran d’ordinateur, raille et attise à distance la bêtise ou la colère des autres.

Le message de Mme B. est, en ce sens, une conséquence logique des arguments critiques de Lola Sinoimeri, de Jeanne Ravaute et d’Anne Grand d’Esnon : non pas seulement qu’il illustre les dangers d’un activisme militant qui, en fin de compte, privilégie les effets de masse aveugles à l’épreuve de la discussion collective, mais aussi et surtout parce qu’il présente un précipité (à certains égards génial) des problèmes politiques posés par une conception univoque du langage et du monde (la culture du viol comme « réel » indiscutable) ; celle-ci est en effet si sourde au différend qu’elle ne se formule que sous une forme juridique (la théorie de la « culture du viol » comme loi), exclusivement attachée à déterminer le caractère conforme ou transgressif de textes littéraires et critiques, sans jamais douter ni de la légitimité de ses présupposés, ni de la justiciabilité de ses objets. Aussi, puisqu’il n’y a qu’un seul langage, celui d’un juridisme univoque de la réalité présente, pourquoi ne pas en effet s’étonner d’usages qui ne « s[eraien]t pas valables en 2019 » ? Et puisqu’il s’agit de prononcer un jugement, quoique sur un mot, pourquoi en effet ne pas faire directement appel à la seule autorité véritablement compétente, l’État ?

 

 

 

 

[1] L’ensemble du thread se trouve sur https://twitter.com/LoSnmri/status/1147615967289253893.

[2] Ensemble du thread sur : https://twitter.com/je__an__ne/status/1147803584026877954.

[3] https://twitter.com/je__an__ne/status/1147803626259275776.

[4] Ensemble du thread sur https://twitter.com/Anne__GE/status/1147817058299719680.

[5] https://twitter.com/Anne__GE/status/1147821499555954689.

[6] « Donc merde, Marc Hersant. C'est pas comme si personne n'avait essayé de vous expliquer », https://twitter.com/Anne__GE/status/1147826586776952832.

[7] « Et dernière chose : à vrai dire, je suis choquée que Transitions publie ce texte tel quel avec une introduction aussi timide (et pourtant, je pense que Lise Forment doit être en désaccord avec la position énoncée) », https://twitter.com/Anne__GE/status/1147827782346518528. Lise Forment a rédigé le préambule.

[8] « Non, cette discussion n'a pas les mêmes implications pour Marc Hersant et pour moi, pour Brice Tabeling et pour moi. Non, nous ne mettons pas les mêmes expériences derrière leurs mots. Et ce n'est pas à nous de trouver un "juste milieu" mollasson qui esquive le problème », https://twitter.com/Anne__GE/status/1147848279230734337.

[9] Ou encore : une journaliste de la presse écrite. Après avoir pris connaissance de ces tweets, Marion Cocquet, journaliste au Point, a ainsi contacté Hélène Merlin-Kajman pour un article qui a été publié le 26 juillet : Marion Cocquet, « MeToo : faut-il reguillotiner André Chénier ? », Le Point [En ligne], 26/07/2019. URL : https://www.lepoint.fr/societe/metoo-faut-il-reguillotiner-andre-chenier-26-07-2019-2326968_23.php. Consulté le 27 juillet 2019.

[10] Voir https://twitter.com/Anne__GE/status/1147908777418604544. Nous avions, de notre côté, donné notre accord à ce projet, Marc Hersant en avait fait de même.