Les Chats perdus, chapitre 1

 



Le Café et la Fleur


 

Barbara Kadabra

OU

Carlo Brio

François Cornilliat

Florence Dumora

David Kajman

Hélène Merlin-Kajman

Brice Tabeling

18/02/2017

 


 

J’y vois rien, que du blanc, ça doit être la neige, il doit y en avoir beaucoup là-bas... là-bas où ? Caterina a dû me l’écrire, attends, on fait comment ? Il faut sortir de la photo, revenir à la conversation, je sais pas, si je demande à nouveau au gars assis à côté il va me prendre pour un vieux con, il m’a déjà aidé pour la connexion wifi, il a été gentil, a pris mon téléphone, a fait une manip’ et me l’a rendu tout de suite, gardant tout le temps ce demi-sourire à peine retenu aux coins des lèvres où il lui poussait ces quatre poils raides faisant une sorte de moustache qu’on dirait du duvet sans qu’il en ait plus l’âge, quelqu’un lui dira de les couper, ces quatre poils, mais bon, le bonnet même à l’intérieur, à travers les vitres on voit rien tellement il y a de la buée (le vin, les bières, et déjà pas mal de gens), et lui il garde son bonnet, et ce sourire, il a dû se dire oh le petit papi il n’y comprend rien, le monde va trop vite pour lui, oh il me rappelle le mien (je n’ai toujours pas compris pourquoi tous les papis rappellent les papis des autres !), oh il veut le wifi et il ne sait pas comment faire, mais il connaît le mot wifi, c’est déjà ça. Malgré tout, ce jeune homme avait l’air gentil, il a fait vite et ne m’a plus regardé dès que j’ai touché le portable qui était encore entre ses mains et les miennes, gentil et discret (je ne sais pas pourquoi à côté du mot discret m’est apparu le mot distrait) comme tout le monde ici, ici dans le quartier, ici dans le métro (ça fait combien de temps que je ne prends pas le métro ? Les jambes suffisent dans le petit Con-Coin des Chats Perdus, où il y a les gentils-discrets, les gentils-gentils et les fous-furieux, et je ne sais pas qui je préfère), ici dans les magasins, ici partout, partout est bonjour et sourire, bonjour et oubli. C’est les yeux, sans lunettes tout s’embrouille sur cet écran minuscule. Mais pour quels doigts on a conçu cet écran, doigts d’enfants, doigts de femmes, non, non, idiot !, que doigts d’enfants, maman avait de gros doigts au bout ouverts par le froid et les détergents, et les tantes elles aussi, et Eveline, Martine, non, non, cet écran est fait pour les enfants, quand j’y mets mes pouces ils occupent tout l’espace, le faux clavier qui apparaît je ne le vois plus, il faut que j’écrive avec les pointes des pointes des doigts, une lettre à la fois, et si je veux écrire bonjour je dois effacer et récrire bonsoir, je suis lent, mais bon, Rosa m’a dit que c’est utile et que je peux recevoir les photos de la famille dispersée ici et là, les photos d’elle et de la petite quand elles ne peuvent pas passer à la maison, les photos d’Estelle en pyjama avant de se coucher qui fait ciao avec la petite main parfaite et parfaite pour cet écran oh mais je voulais seulement savoir le nom de cet endroit où Caterina passe ses vacances. C’est pas important, pourquoi est-ce que je vais toujours derrière les choses moins importantes : le nom d’un endroit où je n’ai jamais mis le pied et où je ne le mettrai jamais, que j’ignorais avant et que j’ignorerai après. Ça doit être un petit village, pareil à d’autres endroits de la région qui restent anonymes sous le mot-manteau village, et en plus je ne comprends pas Caterina – qui a pris tout de mon frère, ça c’est sûr et certain – qui est allée avec son mari et son petit Maxime dans les Abruzzes, où les tremblements de terre sont à l’ordre du jour, où la neige tombe pour ensevelir à jamais nos têtes glorieuses fourrées de rien et de chaos, oui, d’accord, elle a de la famille là-bas, je ne sais plus de quel côté, elle voulait aller voir la situation, donner un coup de main, cependant, si mes yeux de taupe ne me trahissent pas deux fois, sous le mur de neige Maxime garde entre ses moufles une paire de skis. Ah non, ça non ! Attends. Si Batiste, derrière le comptoir, lâche un instant la télévision, je me ferai remplir le verre, oh qu’il est bête, ce cheval ne gagnera pas, comment est-ce qu’il peut parier chaque jour sur ces courses, ne gagner jamais et jouer encore le lendemain. Oh c’est pas le pari qui m’embête, voyons !, ni le jeu, ni ces chevaux dont j’aperçois la sourde tristesse, qui court en moi comme à travers les veines de ces jambes au galop : tu vois le galop, les jambes, tu vois pas le sang qui y coule, c’est la sourdine de ma tristesse et de ma soif : — Batiste, Batiste, Batiste ! Un autre demi, s’il te plaît ! Merci ! C’est pas le jeu qui me gêne. C’est cette répétition qui lui prend la tête, qui la garde ailleurs penchée vers ces chevaux qui galopent, galopent, galopent, galopent, sautent, sautent, courent, pendant qu’il les regarde galoper, sauter, courir, oubliant de me servir, de prendre mon argent, de me passer le journal, de me rendre le regard vivant dont j’ai besoin et qu’on ne peut pas demander comme ça : un regard vivant, s’il vous plaît, regardez-moi. Laisse tomber, Furio. Heureusement, aujourd’hui il a évité de m’appeler par mon prénom : je ne sais plus s’il le fait exprès ou s’il est demeuré, comme ma petite Estelle qui baragouine n’importe quoi ne sachant pas se démêler entre ces deux syllabes. Rosso, ça lui vient plus facilement : nonno Rosso, dit-elle en criant, le papi Rouge. Soit. Mais Batiste, il sert ici depuis trois, quatre mois, le patron et Hugo lui ont appris les prénoms des clients habituels, et lui il ne sait pas prononcer le mien, il joue, oui, il joue, il fait l’accent, il reste poli, il sourit, la prochaine fois la bière il l’aura dans la gueule, on verra bien ça. Laisse tomber, Furio. Son cheval a perdu, il commence une discussion avec les autres qui déchirent leurs reçus et les jettent par terre. Francis, me semble-t-il, s’empare de la télécommande et change la chaîne. Les infos. Je sais pas si je préfère pas la tristesse des chevaux.

Que du blanc, un mur de neige effrité, les flocons suspendus dans l’air reflètent le flash et sont encore plus blancs que le blanc, le ciel, dans l’arrière plan, est sombre sans la tache définitive de la nuit, Caterina est accroupie à côté de son fils. J’arrive pas à voir si le gamin tient des skis, on ne voit pas non plus clairement les traits de leurs visages, je reconnais seulement le sourire de ma nièce, les grandes belles dents qui sont aussi celles de son père, qui étaient les mêmes que dans la bouche de ma mère, et je devine ses pommettes rehaussées, qui se laissent prévoir sur le visage détendu et un peu sérieux de Maxime, qui, lui, sûrement n’est pas allé aider les familles touchées par les tremblements de terre et les avalanches. Mais ils sont gentils, au fond, et m’envoient de temps à autre des photos ou des messages. Je lis avec une certaine tendresse ces tentatives de réunion familiale, j’ai aussi envie de répondre, mais ma lenteur m’épuise, mes messages souvent se limitent à : ok, beau, bisous, ciao, quand ils sont réussis, sinon j’envoie des mots entrecoupés par des lettres insubordonnées dont ils décèlent en tout cas le sens, car je reçois leurs réponses. Maintenant, que dalle : je sais plus comment j’ai zoomé (les choses sans importance... savoir si Caterina skiait ou pas, savoir si elle faisait ses vacances pendant que d’autres étaient morts ou malheureux...), l’écran est occupé par un éclat de flocon et par un pan d’obscurité informe. Que dalle, basta, je l’éteins. Encore une gorgée avant que la bière se fasse tiédasse, puis sortir, il faut aussi que j’apporte ce paquet à Hassan. Francis est pris par les infos. Ceux qui suivaient les courses tout à l’heure se sont assis aux tables, un pastis devant. D’autres, qui étaient assis ou qui viennent juste d’entrer, lui ont donné le relais au comptoir, ils me serrent un peu, là, mieux fermer le bouquin. Les bières devant, tous regardent la télévision où défilent ces têtes que je vois déjà affichées sur les murs du quartier. Demain nuit je vais les maquiller un peu, ces têtes. Oui, bien sûr, dans tes rêves.

Il y a de plus en plus de monde, qu’est-ce qu’il fait chaud ! C’est comme ça qu’on tombe malade. Dehors, il y a le vent apporté par cette dernière tempête... pauvre balcon, pauvres os ! Pas envie de revoir les lunettes rondes et sympathiques du médecin, pas envie d’avoir peur et après de réfléchir à pourquoi, désormais, j’ai peur. Torchon sur l’épaule, Batiste vide le lave-vaisselle. Quand il l’ouvre, la vapeur monte et s’ajoute à celle qui s’est attachée, curieuse, aux vitres du bar et à celle qui monte, mystérieuse, des nouveaux arrivés. Batiste est svelte, fait ce qu’il doit faire quand la foule s’empare du comptoir, la tête sérieuse, qui fait oublier ses blagues futiles. Juste derrière le comptoir, dans une cuvette, des tasses sont laissées à stériliser dans un fond d’eau bouillante, les mains glabres de Batiste en prennent deux et les mettent sous les becs de la machine à café, puis il continue à vider et à ranger les verres après les avoir essuyés avec des mouvements secs et circulaires, les mains rougies par la chaleur comme, il y a longtemps, mes mains se cuisaient dans les mêmes mouvements. Les cafés prêts, où est-ce qu’ils vont ? Ah, ils volent se ranger dans les soucoupes qui traînaient devant les deux policiers, des habitués eux aussi, grands, l’un en uniforme, l’autre toujours sans, mais toujours comme s’il en avait, qui passent dans le bar avant ou à la fin de leur service, et qui me serrent, maintenant, comme un hareng qui ne sait plus lutter : rien à faire, entre la télé, le bruit de la salle et ces coudes sans pitié (ceux des flics à droite, celui de Francis à gauche), il vaut mieux ranger le bouquin et éviter qu’il se tache : je viens de l’acheter, presque nouveau, après le dernier conseil de ma Christiane. Tout à l’heure, à la maison. Si tu arrives, mon vieux, si t’y arrives ! Voilà cette voix perfidement installée en moi qui a peur des lunettes sympathiques du médecin et qui me défie à chaque fois. Si j’arrive à rentrer chez moi, oui, si j’y arrive. Comme si une bonne partie de la vie n’était pas un si !

— Malik – l’un des deux policiers a appelé celui sans uniforme et lui fait signe vers la télévision. Je suis leurs têtes. On parle du gamin violé avec une matraque au Nord de Paris. Francis, toujours attentif, se mord les lèvres et enfonce son nez dans son verre. Oh, qu’il voudrait sortir une de ses phrases au vitriol. Il évite même de me regarder, je le laisse tranquille. Je suis fatigué. Celui qui s’appelle Malik ne répond rien, les deux se regardent et continuent à boire leur café. Je laisse l’argent, prends mon paquet et m’en vais.

Le vent, le voici. Les nuages, toujours là. Le faux silence de la rue après le vacarme du café. Allez. Il faut retrouver Hassan. À cette heure-ci, normalement, il est place de la République, pas loin. C’est un détour. Tout à l’heure il n’y était pas, j’ai pas vu ses affaires dans son coin. Recommençons ces pas perdus dans le quartier qui en engloutit à tout moment. Normalement, pour me repérer, je regarde la grande statue au centre de la place, je tourne autour d’elle, c’est derrière son cul que Hassan s’assoit. Je ne le vois pas, ah, si ! Les yeux de taupe.

— Hé, salut, Hassan, ça va ?

— Bene, bene. Toi ?

— Bene moi aussi. Tiens, tout à l’heure je marchais, je t’ai pris un truc.

— Merci.

— Ça va, t’es sûr ?

— Oui, oui, frère. Aujourd’hui, la tête...

Et il tourne son doigt autour de la tempe : les pensées, les souvenirs, les voix et encore et encore, rien que ce geste suggère ce que peut être sa vie sans que j’en sache davantage, j’imagine des choses affreuses, ce doigt me parlant sans dire d’une folie temporaire, d’une tristesse amère, de la perte de quelque chose que sa tête elle-même ignore et que son doigt pointe sans la centrer. Je hoche la tête, mais Hassan, aujourd’hui, n’est pas bavard, et c’est ça qui m’a inquiété, je ne vois même pas ses pinceaux sortis, il prend le paquet et regarde loin, je lui serre la main, il me tape sur l’épaule et me dit : — La semaine prochaine, je crois.

— Pour la bouteille ?

— Oui, un ami devrait, devrait (il écarte ses longs doigts) m’en porter une.

— D’accord, bah, on se voit un de ces jours. Tiens-toi fort.

— Toi aussi, Furio.

Monter jusqu’au dernier étage. L’ascenseur. La mairie l’a fait réparer il y a deux mois, heureusement : je sortais beaucoup moins. Bonjour, l’appartement ! Qu’il est vide cet endroit, même si jour après jour j’y laisse une partie de moi. Et c’est toi qui te vides, Furio : la voix perfide. Peut-être, peut-être. Non, je n’ai pas envie de bataille. J’ai besoin de me reposer. Tout à l’heure le livre, mon journal. Les rêves de la nuit presque tombée (la voix : peut-être), mais pas encore besoin d’allumer, cette obscurité suspendue dans le petit salon ne me gêne pas, elle me dit bonsoir tous les soirs, on est frère et sœur, ou mari et femme, en tout cas un scandale quand ma fille vient et me voit bouger sans lumières. Ah, le balcon ! Oui, mais il faut remettre le manteau, dehors les loups et les chiens au dernier combat, donc ce que je vois : les toits couleur d’ardoise, les bâtiments un peu fanés, le ciel tout nuages qui rappellent des vagues figées, désolation de Paris. Mais mon jardin il dépérit, le vent, malgré les protections que j’y ai mises, a fait des dégâts, pas mal de sable s’est envolé, on voit les traces du sol. Cazzo ! Qu’il était beau, avant la tempête, pure forme sans rien. Sans rien. Rien. Là, dans le coin, la dune est restée presque intacte, ronde et tranquille. Oui. Mais. Qu’est-ce que c’est ça ? Ces yeux de merde ! Dos maudit, aide-moi, c’est quoi ça, aide-moi à me baisser pour voir ce qui tache mon jardin, mon désert. Quoi ? Une parfaite fleur rose charnue, ouverte mais le cœur encore resserré, la tige enfoncée dans la dune parfaite et ronde, des cailloux autour pour qu’elle reste debout, toute rose (mais c’est pas une rose, c’est quoi ? C’est quoi cette invasion ?), toute rose se tient devant moi, riche devant moi, pleine sous mes yeux. Qui est monté, donc ? C’est pas le vent qui m’apporte une fleur et qui ajoute des cailloux ! Qui a osé toucher à mon jardin ! Et comment ? Quelqu’un est entré ici. Viennent se poser dans ma tête bête les images des sous, des cadres d’argent où je garde les photos de famille, le beau couteau arabe que je fais toujours traîner et qu’après j’oublie et que je retrouve des jours après, désespéré. J’allume la lumière. À côté du fauteuil, les photos n’ont pas été touchées. Dans la cuisine, maintenant. Le cœur va trop vite. Et la rage. Le mouchoir avec l’argent dedans est toujours là, caché sous la base du four. Mais alors ? C’est quoi cette fleur ? Et qui ? Ah non, on va voir si cette nouvelle concierge sert à quelque chose !

 

À suivre...

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