Juste une fable n° 35

 


Trope n° 19

 

 

Le rat et l'huître

 


Helio Milner

24/01/2015

 
                                                                                  

     La falaise et son vent et sa mer lancinante.

Jamais je ne sais quand il arrive par le chemin

Ni d’où il vient ni où il va.

Parfois je l’entends courir. Qu’il pleuve, qu’il vente ou que la lumière inonde la falaise, ses pieds font valser les pierres sur la lande.

Mais parfois il arrive à pas de loup et me surprend dans mon travail. Il aime que je sursaute et que mon sourire surpris réponde à son sourire.

           

- Il y avait un rat qui courait sur la lande pendant que je marchais, dit-il en entrant.

L’intense gaieté de sa voix me fera lever la tête.

« Et ce n’est pas tout ! continue-t-il joyeusement. Parfois il s’arrêtait net, humait l’air, gonflait ses poumons, jetait autour de lui un regard panoramique, repartait, prenait son élan, sautait une taupinière comme si elle avait été une montagne, cavalcadait comme un chevalier en armure sur un cheval, prenait d’assaut un buisson d’aubépines, une forêt d’ajoncs... »

- Vraiment, ferai-je remarquer en souriant à son visage animé. Heureusement que tu étais là pour le voir et me raconter.

- Oh, peut-être même qu’il le faisait pour ça ! Puis il a dégringolé le sentier de la plage, et là, il s’est mis à sauter en zigzaguant de rocher en rocher... Il y avait partout des flaques brillantes et partout où il passait il faisait jaillir des éclaboussures dans la lumière...

- Je parie qu’il a rencontré une huître...

L’enfant bondira hors de la bergère où il se sera installé tout en parlant.

- Comment le sais-tu ?

- Une simple impression, ferai-je en souriant. Je dirais même, une huître grande ouverte...

- Exactement. Une huître baillant au soleil, épanouie, encore ivre de la houle, douce comme de la nacre et réjouie, frémissant dans la brise, veloutée et même un peu gonflée avec ses couleurs d’iris et sa chair un peu grasse...

- Pas mal, dirai-je en souriant. Et notre rat salive comme un pauvre jeune rat un peu idiot...

- Exactement. Il tend le nez...

- Et l’huître se referme brutalement... Et notre rat, qu’a-t-il fait ?

- Il a poussé un cri de douleur et s’est enfui à toute allure, si vite que je n’ai même pas eu le temps de le voir disparaître.

- Bon, dirai-je. Tel est pris qui croyait prendre. L’histoire est finie, non ?

           

L’enfant me regarde d’un air fâché.

- Tu vas trop vite, me fait-il remarquer. D’ailleurs, tu ne m’as pas laissé raconter. Ça ne te ressemble pas.

Dans le silence traversé par le vent, nous nous défions du regard. L’enfant ne sourit plus. Au fond de moi dansent des images de coquilles broyées, de foudres, de gestes perdus....

           

- Pardon, dis-je doucement, pardon. Ton histoire n’était donc pas finie...

- Je ne sais même pas si elle a commencé, je te ferais dire. En tout cas, moi, j’avais très envie de revoir l’huître. Je me suis approché d’elle et je lui ai dit qu’elle était merveilleuse à regarder. Que j’aimais son parfum à la folie. Et sa lactescence... Et son air de ciel d’orage, son air de mer en miniature, comme dans les agates que je gagne aux billes. Je lui ai dit que je désirais la voir encore, la voir et lui parler...

- Et elle ? ai-je demandé.

- Rien, dit-il après un silence. Elle ne s’est pas rouverte.

           

Il attrape son écharpe, pousse la porte.

- Après tout, ce n’est qu’une huître, me fait-il remarquer. Pas une fable, une huître.

- Alors, tu aurais pu la ramasser, nous aurions pu la manger ?

- Mais non, que tu es bête ! Bien sûr que non ! C’est une huître qui a son quant-à-soi, voilà tout !

Le vent soufflait sur la falaise infernale, s’acharnait sur la porte, tourbillonnait dans mes rideaux, tournait les pages du livre que j’avais lu jusqu’à sa brusque arrivée.

Tout cela s’apaiserait d’un coup après son départ, dès la porte refermée qui toujours me chavire un peu quand il me laisse seul à mes livres et aux divagations de mon imagination.

Mais ce jour-là, plutôt que de repartir en gambadant par le chemin de la falaise, il se ravise et revient à moi.

- Et toi, tu aurais fait quoi ?

           

J’ai rêvé un long instant.

- Je lui aurais dit que j’avais envie de la manger...

- La belle manière ! fera l’enfant, surpris, en se rasseyant brièvement dans la bergère. Comme le rat, alors ?

- Vraiment ? Le rat lui avait-il parlé ? Ça, tu ne me l’avais pas raconté.

- Non, dit l’enfant en réfléchissant. Non, rien de rien. Il a seulement tendu le nez... Mais qu’est-ce que ça change ?

En disant ces mots, l’enfant me jettera un regard profond.

- Moi, je lui aurais dit que je désirais la manger, mais d’une manière telle que je l’aurais rendue curieuse de m’écouter. Ma voix aurait été comme un zéphir sur sa coquille.

Il me jettera un regard plus profond encore, où s’amoncelle la colère que je lui connais.

- Tu t’y crois, voilà tout. Ma voix ou la tienne, c’est bien pareil. Ce n’est qu’une huître, pas une fable.

Il s’arrête, il respire, ses yeux étincèlent de cette colère que j’aime.

- Mais tu m’as donné une idée.

- Laquelle ? demanderai-je, tandis qu’au fond de moi, dans ma mémoire, dans mon espoir, danseront des images réparatrices, des échancrures de nuages et de robes, des soies grises, des soies bleues, des soies marines.

J’entends la voix de l’enfant et donne tout mon regard à son ardeur.

- Je vais guetter le rat. Ce sont ses pas qui m’ont conduit, son théâtre qui m’a enchanté. Pas l’huître, en fin de compte. Elle est belle, mais un peu sotte. D’ailleurs, qui dit qu’il voulait la manger ? Qui sait si ce n’est pas elle qui confond tout ? Oui, elle est un peu bête en fin de compte, avec sa coquille bien close...

Puis il se lève en chantonnant, et il part, emmenant le vent, tandis que sa chanson diminue longuement dans l’infinie sauvagerie des vagues...

 

 
 
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