Juste une fable n° 8

 

  

 



Un succès mineur 


Dionys del Planey

15/09/2012

 

 

            
Robert Well-Bebert faisait sa promenade matinale, et réfléchissait. Il pensait au livre qu'il préparait. Un futur best-seller, il le savait déjà. Ce ne serait jamais que le septième, et malgré les débats qu'avaient provoqués les premiers, débats où la droite et la gauche réactionnaires avaient ravivé les vieilles questions de bienséance, tous continuaient à se vendre par centaines. Peut-être son éditeur lui avait-il fait part d'un léger recul dans l'intérêt du public, lassé de lire les mêmes histoires morbides et dégueulasses. Mais il l'avait tout de suite rassuré : « Continue comme ça, Robert, il s'agit d'une minorité, qui semble chercher la couleur et l'optimisme. Certainement des vieux ringards. Certains parlent même de “beauté de la littérature” ! »

Le public qui lui restait fidèle, pensa-t-il, ne serait pas déçu par le roman qu'il préparait. Il y était question d'un célibataire qui fréquentait des pétasses, puis les aimait de plus en plus jeunes. Alors, culpabilisé par la pression des bonnes mœurs, il allait voir un psy, qui cherchait juste à lui prendre du fric, il l'envoyait chier, retrouvait son vieux dealer, lui achetait de l'héro, et retournait aux putes. Mais là, une impasse pour l'auteur : ou bien son personnage entrait ici en conflit avec un maquereau, et se faisait trouer le ventre, ou bien, rongé par la déprime, il se faisait sauter la cervelle avec le flingue qu'il tenait de son père - flingue qui, bien sûr, avait servi à tuer des innocents dans une guerre pas si lointaine. Il fallait surtout que le passé soit sombre. Surtout, pas de figure de héros. Surtout, ne laisser au lecteur aucune prise à laquelle il puisse s'accrocher. Le monde n'était pas rose après tout. Pourquoi lui, Well-Bebert, aurait-il dû mentir, tricher, en cherchant à le rendre plus beau ? Soudain, une idée de génie lui traversa l'esprit. Et si le grand père de son héros, qui mourrait de la maladie d'Alzheimer, révélait par testament qu'il était un ancien nazi ? Well-Bebert respira une bouffée d'air vif. Il avait trouvé sa solution. Il était fort. Il était un écrivain. Il était pleinement dans l'air du temps.

Il contempla le soleil qui se levait sur La Ville, et miroitait sur l'eau tranquille de La Poëna. Six heures du matin : les rues étaient désertes, les quelques paumés qui allaient au travail ne le reconnaîtraient pas : premièrement, ses fans dormaient encore. Deuxièmement, il y avait de grandes chances pour que ces passants préfèrent la télé à la lecture. Well-Bebert méprisait les gens qui regardaient la télé. Il n'avait jamais aimé la télé. Par contre, il aimait les ponts. Les ponts décuplaient son imagination. N'était-ce pas ici qu'il avait trouvé la fin de son prochain roman ? Sur sa lancée, il décida du titre, au hasard. « La vie est une pute ». Mieux encore : « La vie est une pute mineure ». Impeccable. Nouvelle inspiration. L'air frais du mois de février lui faisait du bien.

 

Soudain, il sentit des doigts glacés se serrer sur sa nuque. Il chercha à se retourner, mais l'étau se resserra instantanément. Il avala sa salive. Un junkie en manque, probablement ?

- J'ai de l'argent, lâcha-t-il.

- Gardez-le, Monsieur.

Un ton sec et froid. Comme la main. L'auteur prit peur.

- Vous… Lâchez moi.

- Non, Monsieur.

Un lecteur fou, probablement ? Ces phénomènes étaient courants. Quelques années plus tôt, Well-Bebert avait été placé sous protection rapprochée, après que quelques tarés aient distribué des tracts pendant une séance de dédicaces, tracts dans lesquels ils annonçaient sa mort prochaine.

- Vous savez qui je suis ?

- Oui, Monsieur. Vous vous prétendez écrivain.

Cette fois, ce fut la frayeur. Si Well-Bebert avait été un personnage de ses romans, il se serait pissé dessus. Il se voyait déjà, pâle et pourrissant, repêché dans le fleuve. Il se dit qu'il aurait aimé assister à son enterrement.

- Lâchez-moi ! Lâchez-moi !

- Je tenais à vous dire que je n'aime pas ce que vous faites. Je trouve votre littérature fort triste. A dire vrai, elle arrive à peine à me répugner par elle-même. C'est l'état d'indifférence dans lequel elle me laisse qui me répugne. Vous avez du pouvoir, Monsieur. Quel dommage que vous vous employiez à ne surtout pas faire rêver les gens. Il est vrai que l'époque est sombre ; mais nous nous chargerons de le comprendre seuls. Je tenais à vous le dire, c'est tout. Nous ne nous reverrons plus.

La poigne se desserra, et Well-Bebert ferma les yeux. Son imagination travaillait à plein temps, et l'avait persuadé que les derniers mots de son agresseur annonçaient une détonation, que son sang allait gicler par sa nuque trouée. Mais rien ne se produisit. Il se retourna alors pour lui faire face. Disparu. Il tourna la tête à temps pour apercevoir au bout du pont un homme élancé, vêtu d'un long manteau mauve, qui courait gracieusement, avec une tranquille rapidité.

Parce qu'il s'agissait d'une affaire mineure, mais surtout parce qu'il avait trop écrit que les policiers étaient des cons et qu'il consommait de l'ecsta, on enregistra sa déposition au commissariat mais aucune enquête ne fut ouverte.

L'acte ne fut jamais revendiqué.

La Vie est une pute mineure fut un succès publicitaire. Mais elle ne traversa pas les siècles.

Si Robert Well-Bebert avait été un personnage de ses romans, il serait mort quelques années plus tard, défenestré d'une chambre d'hôtel par une jeune fille, dans un pays exotique où il serait parti s'essayer au tourisme sexuel afin de trouver de l'inspiration pour ses prochains romans.

Mais Well-Bebert est un personnage fictif de notre imagination. C'est pourquoi nous ne le reverrons plus.

 

 


 Dionys Del Planey est né en 1992. Il suit des études littéraires, en attendant de se consacrer pleinement au cinéma et au théâtre.