Inédit

Lire/écrire les espaces traumatisés : le cas de la littérature africaine

 

 

 

Préambule

 

Les 13, 14 et 15 décembre 2018 s’est tenu un colloque international sous l’égide de Transitions consacré à « Littérature et trauma ». Il a rassemblé trente-six communiquants réunis en sessions, elles-mêmes réunies en journées. Xavier Garnier est intervenu lors de la première journée, celle du jeudi 13 décembre, dans l’après-midi consacrée à « Un champ émotionnel en débat », lors de la session « Qui est là ? ».

Au cœur de sa communication, les notions de « zone », « territoire » et « lieu », car le trauma est aussi question d’espace. Xavier Garnier pose l’hypothèse que « le lieu traumatique fait dysfonctionner le territoire de la même façon que le trauma fait dysfonctionner la psyché dans la perspective freudienne ». Et à travers l’exemple de la littérature africaine, il fait émerger trois stratégies narratives qui tentent de spatialiser le trauma : la stratégie grotesque, l’arabesque qui étend le trauma, le cryptage qui l’enfouit.

H. M.-K. et T. P.

 

Xavier Garnier enseigne les littératures francophones à l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3. Ses recherches portent sur l’évolution des formes narratives dans le roman africain de l’époque coloniale à nos jours. Il s’intéresse notamment à la question des littératures en langues africaines et a publié en 2006 un ouvrage sur le roman swahili. Son dernier ouvrage est consacré au romancier congolais Sony Labou Tansi.

 

 

 

 

 

Lire/écrire les espaces traumatisés : le cas de la littérature africaine

 

 

Xavier Garnier

06/04/2019

 

 

Pour des raisons historiques, liées à la colonisation, l’Afrique est peut-être plus que tout autre un continent « spatialisé », assigné à sa géographie. Ceux que la geste coloniale a privés d’histoire se sont retrouvés enfermés dans des espaces conquis le plus souvent par la violence. Pour cette raison, un détour du côté des littératures africaines va nous permettre de poser la question de ce que l’espace fait au trauma.

Une caractéristique de la « postcolonie » africaine selon Achille Mbembe[1] est le couplage d’une lecture territorialisante de l’empire (dans une perspective saïdienne) et d’une image de l’Afrique comme cœur des ténèbres ou comme trou noir (dans une perspective conradienne). On pense à ces planches botaniques reproduites par David Diop dans son ouvrage sur l’image de l’Afrique au XVIIIe siècle, qui mettent au premier plan des dessins de plantes tropicales, avec leurs dénominations latines, et à l’arrière-plan, en guise de fond de décor, des scènes de cannibalisme[2].

Tout se passe comme si le partage ou le cadrage territorial de l’Afrique avait, dès l’époque des Lumières, pris dans ses frontières la monstruosité traumatique. La situation postcoloniale hérite d’un tel dispositif : l’ultra-violence des milices, les viols comme stratégie de guerre, les famines, etc. viennent nourrir un imaginaire mondial de l’Afrique de façon très ambiguë ! Les violences postcoloniales sont à la fois renvoyées à un trou noir (primitivisme, barbarie, sauvagerie) et inscrites dans des territoires circonscrits qu’il importe de bien analyser. Les journalistes et reporters qui sont sur ces terrains sensibles sont le plus souvent conscients de la délicate tenaille qui les enserre entre voyeurisme de l’image et expertise du texte.

S’installe progressivement l’idée que certains lieux ne parviennent pas à se normaliser, que le trauma s’est inscrit en eux et empêche le territoire de fonctionner, qu’ils sont, par l’intensité de ce qui s’y joue ou de ce qui s’y est joué, inassimilables par le territoire. Une approche spatiale de la question du trauma suppose la distinction entre le lieu traumatique et le territoire traumatisé, dont une caractéristique est qu’il serait perturbé par ce lieu. En poussant l’analogie, on pourrait poser l’hypothèse que le lieu traumatique fait dysfonctionner le territoire de la même façon que le trauma fait dysfonctionner la psyché dans la perspective freudienne. On pense au « roman gothique » et à des motifs comme la maison hantée, déréglée dans toute son étendue par une pièce où il s’est passé quelque chose qui reste en suspens.

La notion de « zone » semble particulièrement opératoire pour rendre compte de l’impact spatial du trauma. On parlera ici de zone traumatique pour désigner la portion d’espace directement sous influence du trauma.  Les « zones interdites », les « zones sinistrées », les « zones contaminées » sont présentes dans de nombreux territoires, elles en constituent des pointes de déterritorialisation à contrôler, à délimiter, pour éviter la propagation. Les écrivains africains ont de longue date pris conscience de cette tension entre zones traumatiques et territorialisations impériales. Je voudrais esquisser ici trois stratégies narratives qui sont autant de spatialisations littéraires du trauma.

Circonscrire le trauma ou la stratégie grotesque 

Le ridicule des dictatures postcoloniales hautes en couleur du maréchal Mobutu Sese Seko, du général Idi Amin Dada, ou de l’empereur Bokassa a rapidement sauté aux yeux des habitants des anciennes puissances coloniales, mais il leur a fallu du temps pour prendre la mesure du trauma qui poussait à l’ombre de ces régimes grotesques. Ces Ubu tropicaux semblaient aussi peu crédibles que les fictions de pays sur lesquels ils régnaient. Les écrivains des années 70 se sont chargés de révéler ces traumas au monde en assumant cette dimension grotesque.

La stratégie grotesque ne consiste pas pour ces écrivains à rire du pouvoir, ou à montrer que le pouvoir est risible, mais à faire apparaître la démesure de ce pouvoir dans un pays ridiculement petit, auquel personne ne croit. Le récit épouse alors une dynamique centripète qui tente de maintenir la zone traumatique dans l’enceinte d’un territoire. L’esthétique grotesque naît lorsque la zone traumatique a pris tout l’espace du territoire et s’est emparée de toutes ses institutions. Plus rien n’échappe à la zone, mais celle-ci reste prisonnière des frontières. L’écriture africaine de la violence et de la cruauté met ainsi l’accent sur la clôture de l’espace : scènes de viol chez Kourouma, scènes de dépeçage chez Sony Labou Tansi. Le titre d’un important roman d’Alioune Fantouré sur le régime guinéen de Sekou Touré parle de lui-même : Le récit du cirque… de la vallée des morts[3]Un public est enfermé dans un théâtre et n’a d’autre issue que d’écouter le discours du Rhinocéros tacheté. Dans cette écriture de l’enfermement, aucune échappatoire ou mise à distance n’est possible. De telles écritures étouffantes nous installent face à la violence et bouchent les portes de sortie. L’effet produit est la bascule dans le fantasmagorique, l’animalisation des corps, la monstruosité, etc. La conséquence d’un tel dispositif est que le trauma, pris dans les rets d’un pouvoir tout puissant à l’intérieur des frontières, ne peut plus résonner aux oreilles du monde. Les pays postcoloniaux se sont refermés sur leurs habitants comme des pièges.

Extension cosmique du trauma ou la stratégie arabesque

À l’enfermement territorial du trauma de la stratégie grotesque répond l’ouverture mondiale de la stratégie arabesque. Il s’agit alors d’exposer le monde au trauma, de laisser celui-ci se répandre, se propager, faire son travail de contagion. L’écriture obéit alors à une dynamique centrifuge et la zone traumatique déborde le cadre territorial pour se déverser de façon erratique sur le monde.  Le trauma déclenche ce que les Antillais appellent la « grande drive » : abolition des frontières territoriales, errance transnationale des zombis, etc.

Les personnages sont alors vidés de l’intérieur, brûlés par un trauma initial, qui met en dérive les catégories d’appartenance. Écoutons la phalène de Kouly Lamko, une princesse tutsie abominablement assassinée lors du génocide de 1994 au Rwanda et qui choisit de continuer à vivre sous cette forme d’insecte volant après les événements :

Je m’envole ; un vol gracieux de phalène. Clore le futur sur le pont des transformations !... Traverser le pont des transformations vers l’éblouissement, le divertissement. Ne plus rien attendre de la tyrannie du temps, cet impitoyable conjoint prompt à imposer la férocité de son inaltérable course et qui modèle insidieusement glaise, durcit les événements, entraîne vers la vermoulure, l’inéluctable destruction.

Je vole dans le vent brumeux secoué de fines gouttelettes de pluie. Je m’élève vers les hauteurs. Baguenauder, fructifier l’errance d’une vie de phalène. Et que le monde me foute le camp avec ses conventions, ses normes, ses compartiments, ses étagères, ses labyrinthes, ses couloirs, ses polices[4] !

La zone contaminée du trauma est alors transterritoriale, elle s’immisce au sein de territoires lointains, qui ne se sentaient pas concernés et propage le dérèglement.

Enfouir le trauma ou la stratégie du cryptage

Le vieux nègre du tramway, dans Le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, travaillé par la honte d’être nègre (à savoir un descendant d’esclave), voudrait disparaître sous terre. Il indique une nouvelle direction spatiale pour le trauma : l’enfouissement. Il ne s’agit plus pour le trauma, d’occuper le territoire, ni de le déborder, mais de passer en dessous. Cette troisième spatialisation du trauma fait écho au « terrier » de Kafka, texte dont l’impact est très important dans les littératures africaines.

Dans un continent particulièrement touché par la frénésie extrativiste[5], la conscience d’un sous-sol riche en ressources favorise une telle orientation pour les récits de la survie. Les traumatisés sont alors des creuseurs qui cherchent sous la terre à la fois un refuge et des ressources pour continuer à vivre. Le trauma génère de la part du personnage une action souterraine, obstinée, sans horizon, de l’ordre du ressassement. L’activité obstinée de celui qui creuse pour survivre au trauma ouvre une fascinante littérature troglodyte dont l’étude reste largement à faire. La galerie minière peut devenir une ville souterraine où se terrent les survivants dans les romans de Kossi Efoui et les récits qui se déroulent en surface résonnent de voix souterraines non géolocalisables, mais situées, invisibles mais résonantes, incapables de se fonder elles-mêmes mais obstinées et entêtantes.

 

 

[1] Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000.

[2] Catherine Gallouët, David Diop, Michèle Bocquillon et Gérard Lahouati (eds.), L'Afrique du siècle des Lumières : savoirs et représentations, Voltaire Foundation, coll. « SVEC », mai 2009.

[3] Alioune Fantouré, Le Récit du cirque… de la vallée des morts, Paris, Buchet-Chastel, 1975.

[4] Koulsy Lamko, La phalène des collines, Butare (Rwanda), éditions Kuljaama, 2000, p. 9-10.

[5] Anna Bednik, Extractivisme. Exploitation industrielle de la nature, logiques, conséquences, résistancesNeuvy-en-Champagne, Le Passager clandestin, 2016.

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