Inédit

Le traumatique en questions

 

 

 

Préambule

 

Le 17 juin 2017, le mouvement Transitions organise à la Sorbonne une table ronde autour des relations entre trauma et littérature. La question du trauma a en effet très régulièrement parcouru notre réflexion : notion centrale dans les deux derniers ouvrages d’Hélène Merlin-Kajman Lire dans la gueule du loup et L'Animal ensorcelé, elle accompagne, à travers la pensée de Patrice Loraux, le mouvement depuis ses débuts. Elle a été mobilisée cette année encore à l’occasion de notre travail sur le tournant éthique, en particulier à la suite de notre discussion autour de Paul Ricoeur et de Frédéric Worms.

Le texte de Marcianne Blévis est issu d’une intervention faite dans le cadre des enseignements de la Société de Psychanalyse Freudienne. Il fait partie des documents que les intervenants de la table ronde du 17 juin seront invités à lire et à discuter.

Le problème que Marcianne Blévis engage est en effet crucial : si la psychanalyse a, dès les premiers textes freudiens, intégré le trauma à sa description de l’appareil psychique interne, comment l’articule-t-elle à la réalité externe – et donc, de là, notamment aux chocs de l’Histoire ? La question est bien celle d’une articulation et non pas, comme l’auteure le précise d’emblée, de relancer le débat ancien entre une conception du trauma interprété au sein « d’un tout psychique inconscient » et celle qui l'envisage comme un pathos purement quantitatif, plus ou moins indifférent à la structure inconsciente singulière du sujet.

La solution proposée par Marcianne Blévis a, de prime abord, l’apparence de la simplicité : il s’agit de faire place à l’événement de l’Autre dans « la constitution de l’inconscient ». Elle rend alors, contre Freud, toute son importance à la « séduction première » entre l’enfant humain et l’adulte, une séduction pensée sous le mode du traumatique et à laquelle le petit d’homme va devoir apprendre à survivre. « Quelle est la part d’insensé à laquelle j’ai affaire ? » : de la rencontre avec l’Autre adulte – et ses propres traumas – se détermine alors l’aptitude du sujet à répondre à « l’énigme » de la séduction première, sa capacité à « partager un non-sens » qui n’est plus solipsiste mais « commun ».

Les enjeux pour la compréhension du trauma sont conséquents : la relation à l’insensé de l’Autre, initiée dès les premiers moments de la vie du sujet et relancée à chaque choc de l’existence, y est non seulement centrale mais définitoire. La question du trauma devient ainsi celle de « l’articulation sujet/espace commun » que détermine le « mystère » de « ce qui ne peut être repris dans aucun symbolique » -- en d’autres termes : la question politique du « nous » et de son inter-passibilité. Toute une anthropologie en découle qui donne à la culture, à l’art et à la littérature un rôle majeur : il est essentiel de voir, nous dit Marcianne Blévis, que « la constitution de l’inconscient en réponse à l’énigme du désir d’un Autre antérieur au sujet est un point d’appel majeur au champ de l’imaginaire, procurant à l’humanité un avantage évolutif certain par la réponse originale qu’elle offre : une quête inlassable de sens et donc de mise en récit ».

Transitions

 

Marcianne Blévis est psychanalyste. Elle a publié La Jalousie, délices et tourments (Paris, Seuil, 2006).  

 

 

 

 

 

Le traumatique en questions

 

 

Marcianne Blévis

03/06/2017

 

 

Situation du problème en 2017

Il peut sembler paradoxal, alors que traumas et traumatismes, comme leurs effets traumatiques, ont trouvé dans les deux dernières décennies du XXe siècle, une extension majeure avec la mise en avant dans les statistiques épidémiologiques des DSMIV et dans celles des manuels européens d’un « post-traumatic stress disorder », que les psychanalystes viennent à s’en plaindre alors qu’ils pourraient tenir tout cet appareil pour une reconnaissance de la place majeure du concept de trauma dans l’appareil théorique de la psychanalyse.

Au lieu de cela, ils semblent s’en défier. Le concept leur échapperait-il, victime de son succès ou bien d’une méprise ?

La récente production éditoriale sur les traumatismes et leurs victimes, donnant cours à des textes plus idéologiques que scientifiques, se partage entre tenants d’une cause « externe » au traumatique, et ceux qui, croyant suivre Freud, seraient les tenants d’un « tout » psychique inconscient au prétexte qu’il n’y a pas deux personnes qui réagissent de la même façon à un trauma. Or cette dernière acception, outre que, faute d’accueillir la souffrance traumatique post-événementielle, elle laisse toute la place à un traitement comportementaliste de ceux qui ont vécu des traumas de toutes sortes (traitement qui nie le sens d’une parole collective ou singulière dont il conviendrait bien sûr de préciser les modalités), reprend sans le savoir ce qui fut désigné par M. Torok en son temps, comme un véritable « trauma d’oscillation » de Freud lui-même quant à la réalité ou non d’une séduction authentiquement sexuelle au principe des troubles hystériques de ses patientes[1].

Certes, il est classique de dire que le traumatisme, concept central dans l’œuvre freudienne, est né entre 1895 et 1905, mais avant de relire cette genèse, c’est dans les textes de 1920 de l’ Au-delà du Principe de plaisir, après la guerre de 14-18 qui a vu revenir du front des soldats incapables de reprendre une vie civile normale, que Feud revient sur les rêves des « malades atteints de névrose traumatique » (névrose liée à une frayeur provoquée avant-guerre par les accidents fréquents de chemin de fer). Ces rêves « sont caractérisés par le fait que le sujet se trouve constamment ramené à la situation constituée par l’accident[2] » et se réveille à chaque fois avec une nouvelle et paralysante frayeur. On croit lire la raison pour laquelle de nos jours, après un choc lié à un attentat, un accident, ou un deuil brutal, on offre à travers une cellule psychologique au sujet concerné, parfois à ses proches, ce qui est appelé « un soutien » ou encore « une écoute » afin que le choc ne s’enkyste pas, ne se pérennise pas et que « les deuils puissent se faire ». Notion maintenant invoquée à tout bout de champ.

Mais qu’est-ce qui pourrait se pérenniser ? Rien d’autre que l’impossibilité de se « rendre maître d’un événement impressionnant » répond Freud en 1920 (avant de distinguer angoisse, effroi et peur) et d’ajouter perplexe que « si la tendance à s’assimiler psychiquement un événement important, à s’en rendre complètement maître peut se manifester par elle-même et indépendamment du Principe de Plaisir », c’est qu’un autre ordre que celui de la seule pulsion sexuelle (dont relève le fantasme) est au travail dans la façon de faire face au traumatique et donc aussi d’en être le lieu.

Et de diagnostiquer à cette occasion les prémisses de ce qui deviendra la contrainte de répétition[3] et son soubassement spéculatif, la pulsion de mort inventée pour l’occasion. Tout ceci laisse à penser que la question du trauma et ses effets, le traumatique, n’aura laissé Freud ni impavide ni serein. Ferenczi le lui rappellera opportunément dans son Journal Clinique, nous y reviendrons.

Dans un livre paru en 2007, L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, ses auteurs D. Fassin et R. Rechtman, s’interrogeant sur la place des victimes dans l’espace moral des sociétés contemporaines, montrent que le champ social a tranché devant le même dilemme que celui que nous soulignions à propos du traumatisme d’oscillation de Freud quant à la réalité ou non des évènements traumatiques. Passant d’une définition du traumatisme longtemps rapportée à la seule intériorité psychique d’un sujet forcément plus faible ou déficient que d’autres, le discours social aurait cédé la place à un nouveau statut d’objectivité, « faisant de la victime un être ordinaire aux prises avec un événement extraordinaire ». De même, « on sera aussi passé d’un soupçon systématique à l’égard des traumatisés à cette idée que le traumatisé est le témoin de la violence de l’histoire [4] ».

D’autre part, Fassin et Rechtman ont pour thèse que c’est le respect des souffrances imposées au peuple juif par la Shoah, qui a pu conduire les psychanalystes eux-mêmes à réévaluer la question du traumatique (comme Freud le fit avec sa deuxième topique après la guerre de 14). On le constate à travers les travaux de ceux qui furent intéressés par la transmission transgénérationnelle des traumas, où s’est imposée l’idée que l’acception du « sexuel inconscient » comme seul lieu d’organisation du psychique ne suffisait pas. Je vous donne l’exemple de l’exergue d’un livre de Yolanda Gampel, Ces parents qui vivent à travers moi, sous-titré Les enfants des guerres où l’on peut lire : « Témoigner est tout aussi difficile pour les survivants de la Shoah que pour ceux de toutes les violences sociales. En même temps, pouvoir témoigner et surtout pouvoir être entendu est la seule exigence de ces survivants. Mais écouter la loi violée, la personne brisée, écouter le chaos, la cruauté et les crimes demande qu’on renonce à une certaine évidence ».

L’auteur y montre que le « trauma directement vécu par les parents se transforme en une réalité traumatique fantasmée [5] dans la génération suivante ». Ainsi les amnésies d’une petite fille en proie à des absences graves : découvrant dans sa thérapie qu’une part de l’histoire de son père est déposée en elle, et qu’elle est le porte-parole dans ses absences de la détresse indicible de celui-ci, elle peut alors seulement se passer de ses absences dites épileptiques et cesser ainsi de montrer au monde l’horreur qu’a vécue son père.

Va-t-on me proposer l’Œdipe flamboyant d’une petite fille pour expliquer cette transmission ? Si l’Œdipe de chacun d’entre nous est une mise en forme épique de la structure, comme le dit Lacan, de quelle autre structure témoignerait plutôt cette transmission ? Celle qui nous lierait d’abord aux autres et ce dès l’origine de notre vie, nous autres humains, et sur laquelle se grefferait le pulsionnel sexuel inconscient ? Le sexuel inconscient serait-il alors adossé à un non sexuel auquel cependant le lieraient toutes sortes de négociations au centre de l’économie traumatique freudienne ? C’est la thèse de J. Laplanche, nous y reviendrons.

Point n’est besoin en effet pour lire ces traumatismes transgénérationnels d’inventer qui « un troisième inconscient », qui (comme le promeut Y. Gampel) un « transfert radioactif », ou d’autres encore qui en tiennent pour une toute-puissante transmission des pensées.

La transmission traumatique est en effet connue depuis longtemps par les psychanalystes ; j’en veux pour preuve la contestation, jusque dans les symptômes phobiques les plus banals, de l’interprétation « œdipienne » à l’origine de troubles phobiques bien connus, comme le montre I. Diamantis dans Les phobies, ou l’impossible séparation [6] où elle analyse, à partir de l’histoire de grands-parents ayant vécu des meurtres, l’effet de cette violence dans la survenue de troubles agoraphobiques et ce jusque dans la troisième génération (ce que l’on voit aussi dans certaines psychoses) ; Winnicott parle aussi d’empiètement psychique à leur propos.

L’alerte donnée très tôt par Ferenczi sur L’enfant mal accueilli et sa pulsion de mort, le statut de l’environnement chez Winnicott, les catégories de Réel et de grand Autre chez Lacan, ou bien la différence en tension jugée nécessaire par Laplanche entre le champ du sexuel et du non sexuel, ne sont-ils pas des concepts tributaires de cette même refondation de la question du traumatique après la dernière guerre mondiale ?

Un débat très récent entre Pierre-Henri Castel et Laurence Kahn [7] témoigne cependant que ces mêmes questions sur le traumatique sont encore brûlantes. L. Kahn y entonne les mêmes reproches, adressés cette fois aux psychanalystes eux-mêmes, qui tomberaient à ses yeux dans le travers de « l’empathie », cette jouissance du pathos, au lieu, en se tenant à la place que Freud aurait définie, d’entendre dans les effets traumatiques des guerres ceux que produirait n’importe quel trauma dans l’inconscient. Or, si l’on considère que la fantaisie inconsciente recouvre tout le champ de l’originaire, alors le traumatique devient l’effet d’une réalité elle-même totalement imaginaire. Tout se dissout dans le fantasme, devenu lui-même traumatique, par un solipsisme totalement stérile.

Il convient alors de réfléchir réellement sur le traumatique, si l’on veut retrouver l’énergie psychique enlisée par le trauma, et surtout retrouver cette énergie dans le trauma lui-même et non plus dans un pathos qu’à juste titre Laurence Kahn dénonce ; cependant sa critique, en irréalisant le traumatique au lieu de l’affronter, le rend inaccessible à cette maîtrise que Freud appelait de ses vœux dans Au-delà du Principe de Plaisir ( sans s’interroger cependant sur la nature de cette maîtrise et son lieu). Ce type de critique s’épargne aussi toute plongée dans une approche informée par l’histoire que la pratique psychanalytique du traumatique dans nombre de ses aspects a rendue possible aujourd’hui. C’est ce que nous allons faire maintenant.

Ainsi deux axes se dégagent, d’une part ceux qui, conscients du trauma d’oscillation du premier Freud (où il donne une priorité originelle au fantasme) refusent d’exclure de la pensée du traumatique la place éminente de cet Autre premier qui, accueillant l’enfant dans l’existence, contribue à l’édification de sa psyché. Tandis que face à cet axe, s’en dessine un autre, qui vient d’une réflexion sur les traumas des guerres, et qui semble adresser au premier soit le reproche de diluer le traumatique et son issue, soit d’ériger l’horreur comme seul indice du traumatique. Est-ce la nature de l’événement qui doit déterminer ce qui est traumatique et ce qui ne l’est pas ou bien tout peut-il être traumatique selon les personnes ? Pourquoi certains traumas se pérennisent-ils et d’autres pas, interrogeait déjà Freud dans l’Au-delà du principe de plaisir ? Pourquoi le sujet ne parvient-il pas à s’en rendre maître, continuait-il dans le même texte ?

Ceci rencontre alors implicitement tous les développements d’un Ferenczi pour lequel il y a dans le trauma une impossibilité à réagir qui est traumatique en elle-même. Pour Ferenczi, est inscrit dans le traumatique même l’impossibilité de réagir, de penser ce qui se passe, d’où la honte parfois de celui ou de celle qui s’est trouvé en position à ses yeux humiliante, passivée, de subir un choc quel qu’il soit. Comment penser qu’il soit impossible de penser ? Comment penser le lieu d’une éradication subjective sans tomber dans l’imaginaire d’un « moi » idéal ou non dont nous connaissons les limites depuis Lacan et bien d’autres ?

Les traumas de l’histoire ont conduit sans doute la psychanalyse à sortir d’une conception faussée du traumatique si elle oppose deux registres qui n’ont nullement à l’être, soit d’un côté l’ordre fantasmatique propulsé pour notre plus grand bien par notre monde inconscient et de l’autre les désastres violents qui viennent le figer ou le détruire, en s’attaquant aussi au registre du sens de ce qui nous fait humains. Nous sommes donc sommés par la question du traumatique à définir ces lieux qui chez l’humain résistent à l’insensé, et à nous pencher sur ce qui chez lui au contraire s’impose comme dévastateur. La nécessité du concept de « pulsion de mort » s’en trouve amoindrie. Associé à celui de répétition, le concept de la pulsion de mort est la solution que Freud a trouvée quand il ne voudra recourir qu’à une pulsion d’origine interne pour expliquer l’exposition de l’humain au traumatique. Penser l’impensable ne semble pas une question que Freud ait abordée véritablement, sauf peut-être à travers l’inquiétante étrangeté qui ouvre un tout autre champ : celui de la vacillation des frontières, peut-être plus propice à la question de l’identité (jamais abordée comme telle) que l’angoisse de mort ou de castration.

Comment penser le traumatique en tenant compte des deux axes, en essayant de les articuler ? On peut remarquer que l’un n’est pas sans retentir sur l’autre. Ainsi M. de M’Uzan parcourant pendant la dernière guerre la salle commune d’un hôpital psychiatrique, est-il interpellé par une femme qui lui dit à propos de sa voisine « Elle meurt de ma faim » où sa « formule identitaire » certes voyageuse, est cependant maintenue tandis que chez une autre femme, agitée de mouvements catatoniques, l’usage de son identité serait en miettes.

Retour sur l’histoire

Si Freud définit le trauma dans sa dimension économique exclusive, c’est à dire débordant les capacités d’un sujet à le contenir sans l’aide de ce qu’il va appeler « un pare-excitation », d’autres, Ferenczi, puis Bion vont eux, au-delà de la vision purement économique de Freud, insister sur le fait que le traumatique du trauma est l’impossibilité de penser le trauma au moment où il se produit. Lacan n’est pas étranger à cette question non plus avec son concept de jouissance qui se situe entre énergétique et défaite du sens. Son chapitre « Signification du phallus » témoigne si besoin que la jouissance a pour horizon la signification du monde que la fonction phallique indexe. Si, en effet, le sujet au cours d’un deuxième temps voit se réveiller des forces en souffrance qui explosent en quête de limites, déchaînant les forces d’effroi, ce réel sans signifiant (ou représentation), c’est que le traumatique est ce qu’un sujet vit quand il est confronté sans recours à un insensé.

Pour Freud, le souvenir du trauma contient une énergie traumatique latente car porteuse, en fonction des circonstances, de possibilités nouvelles d’angoisse paralysantes et dévastatrices quand l’effroi, la peur recouvre l’angoisse. Ainsi tout « traumatisme n’a une action pathogène que de devenir auto-traumatique[8] » écrit J. Laplanche. Oui, mais cette action pathogène n’est auto-traumatique que de convaincre le sujet qu’il n’y a aucun Autre, autre humain, à qui adresser ce qui lui arrive ou qui lui est arrivé.

Une situation clinique viendra étayer notre propos. Au cours d’une consultation rapportée par une collègue (Marie Jejcic) travaillant dans un centre de soins accueillant ceux que l’on appelle migrants mais qui sont aussi souvent, on l’oublie, des réfugiés politiques, elle rapporte que l’un d’eux ayant subi la perte de presque toute sa famille d’un seul coup et se voyant miraculeusement rescapé, s’enfonce dans ce qui peut être à juste titre entendu comme un deuil impossible : il ne mange plus, ne parle plus, son regard est égaré, et l’analyste qui ne parle pas sa langue est portée à écouter ceux qui parlent de lui, qui expliquent ce qui lui arrive et leur incompréhension. À un certain moment, elle décide cependant de se tourner vers le jeune homme prostré dans un coin, l’air hébété, et lui demande abruptement en français « Que vous arrive-t-il ? » avant de demander que la traduction littérale de sa question soit posée au jeune homme. Avant même que la traduction ne lui parvienne, le jeune homme avait entendu qu’une question lui était adressée, à lui seul. Son regard se plante alors dans celui de celle qui posait la question en français (qu’il ne comprenait guère) et l’homme se met à crier une phrase qu’on lui traduit aussitôt : « Personne ne me parle ! » hurlait-il à celle dont il avait compris à l’intonation qu’elle sortait du système de langage dans lequel il était parlé par d’autres. Le traumatique n’est donc pas sans lien avec un lieu d’adresse interne, un lieu de parole où l’on peut penser le rapport à soi, un « spectre d’identité » pour reprendre les termes de M. de M’Uzan qui préfère ainsi éviter les ambiguïtés figées de l’usage du terme « identité ». Reste à penser psychanalytiquement la notion d’identité. La clinique du traumatique nous y invite.

Si pour Freud, dans un premier temps, le sujet est en proie à une succession de scènes issues d’un événement extérieur et qui, parce que le sujet ne peut les appréhender dans la totalité de leur sens, sont l’objet de réinscriptions et de retraductions successives, en tous cas en fonction de nos dernières remarques, « l’après coup » (notion freudienne par excellence pour ce qui est du traumatique) transforme la question de savoir si l’événement traumatique est véritable, réel, extérieur ou intérieur. Tout est en effet à la fois extérieur et intérieur si l’efficace du traumatique vient du « temps de réactivation endogène d’un souvenir, qui par ailleurs provient évidemment de l’événement extérieur réel » insiste J. Laplanche. Ainsi, la question du traumatique et de l’après coup devenant celle du sens qu’un sujet peut ou non appréhender dans le traumatique, ouvre-t-elle sur celle des possibilités qu’aurait un sujet en devenir, d’un proto-sujet, ou encore peut-être d’un sujet « potentiel » (en écho à l’objet potentiel inventé par Winnicott) de penser le traumatique ou d’être au contraire « déparlé » par lui (Dolto).

Rien à faire, nous dit J. Laplanche, élève de Lacan et véritable épistémologue de l’œuvre de Freud, rien ne viendra empêcher l’aggravation de ce fourvoiement de la théorie de la sexualité ( Pour introduire le Narcissisme annonce ainsi une réforme qui ne viendra jamais) : Freud, avec l’abandon en novembre 1897 de la théorie de la séduction, non seulement s’interdit de penser la dépendance « anthropologique » de l’humain (qui ne se constitue que de sa rencontre avec un Autre qui l’accueille dans l’existence), mais surtout abandonne aussi du même coup l’hypothèse d’une « théorie exogène, intersubjective, intrusive de la sexualité humaine ».

Avec pour conséquence aussi de ne pas voir que la constitution de l’inconscient en réponse à l’énigme du désir d’un Autre antérieur au sujet est un point d’appel majeur au champ de l’imaginaire, procurant à l’humanité un avantage évolutif certain par la réponse originale qu’elle offre : une quête inlassable de sens et donc de mise en récit. La paléontologie moderne va tout à fait dans ce sens qui crédite l’humain d’une particularité accidentelle qui lui a permis de conquérir la terre : un pouvoir d’imaginer, de se déplacer chez l’autre et dans le monde par la grâce du jeu de l’imaginaire et du symbolique, qui contiennent, bordent et tentent de penser un réel qui les excède.

L’énigme de la survie

Contingente, accidentelle, marginale, la constitution de l’inconscient porte en germe son exposition au traumatique dans un double aspect : d’une part se montre une disposition de l’humain à être traumatisé puisque dès l’origine la séduction nécessaire dont il est l’objet par cet Autre premier est forcément pour une part énigmatique et par là traumatique ; tandis que d’autre part se révèle à chaque moment crucial de l’existence ce talent particulier et mystérieux de l’humain qui le conduit à franchir ce traumatique autant que possible et à en faire un atout. Survivre au trauma serait donc une énigme de l’humain lui-même. C’est ce que prétend C. Caruth dans un ouvrage qui s’intitule Unclaimed experience, où elle s’interroge en effet sur l’énigme de la survie, « the enigma of survival », l’énigme liée au fait de survivre et assure : « Je vais soutenir dans ce qui va suivre que le trauma n’est pas seulement la somme de ses effets de destruction mais qu’il est aussi fondamentalement lié à l’énigme de la survie » ; et, ajoute-t-elle, « c’est seulement en reconnaissant que l’expérience traumatique est une relation paradoxale entre la destructivité et la survie, que nous pourrons alors reconnaître cet héritage incompréhensible au cœur des expériences catastrophiques ».

Mais revenons à l’histoire. C’est à Ferenczi le premier, que revient d’avoir obligé Freud à tenir compte de ce qu’il voulait oublier soit : la confrontation première, érotique et séductrice de l’adulte et de l’enfant et ce, en dehors de tout abus sexuel caractérisé. Mais Ferenczi, en affirmant dans son texte La confusion des langues entre adultes et enfants qu’il y a un langage de la passion, qui est celui de l’adulte, envahissant dans le traumatisme celui de l’enfant, laisse de côté le lieu où s’enclenche l’originaire de tout être : la séduction énigmatique exercée par l’inconscient parental qui précède l’enfant (la jouissance de cet Autre en position de mère). Mise de côté aussi la séduction heureuse que le plaisir exerce à travers ces zones d’échange que sont les zones érogènes du corps de l’enfant et que les soins maternels appellent à se constituer. Sans oublier la possibilité qu’a tout enfant de se laisser ou non séduire par la qualité du message (quel qu’il soit) venu de l’adulte. Message lui-même énigmatique, contradictoire, offert à toutes les impasses narcissiques, psychotiques et perverses possibles, mais aussi transmettant les possibilités de plaisir des zones érogènes et leur source matricielle d’imaginaire et de symbolique.

Si le désir du sujet est désir de l’Autre (désir venant de cet Autre qui précède l’enfant dans l’existence certes), cette séduction originaire s’exerce de telle façon que le désir devient une énigme à déchiffrer, un mystère à découvrir, et donc que la potentialité traumatique de l’humain est l’envers de la médaille de sa capacité à symboliser puisque celui-ci est vulnérable à la qualité du message venu de cet Autre premier.

Ainsi cette énigme de la survie, inscrite au fond de l’humain, relève-t-elle, à la fois de la constitution accidentelle, marginale, et intrusive (par là traumatique) de l’inconscient, mais aussi de l’existence d’un savoir étrange que cette dépendance traumatique inscrit dans l’humain, savoir qui ne sera pas sans lui servir quand son environnement humain ou non humain le mettra à mal. Est-ce quand ce savoir ne peut se constituer, se déposer ou quand il est détruit, que les traumatismes deviennent insurmontables, qu’ils soient liés aux impasses psychotiques, narcissiques ou perverses des ascendants ou qu’ils viennent d’ailleurs ?

Le sujet humain est ainsi éminemment traumatisable. S’il transforme cette fragilité en une création originale, incertaine, parfois réversible (ses forces érotiques inconscientes qui enserrent l’énigme de l’Autre), l’espoir de toute psychanalyse serait aussi de ne pas méconnaître le lieu où un certain savoir du traumatique peut se déposer en une expérience partageable.

Perdons-nous avec cette conception élargie du trauma le sens et la spécificité du traumatique ?

Nous passons donc notre temps d’enfant à ne pas savoir nous débrouiller de l’incapacité des adultes à se débrouiller eux-mêmes avec leurs propres traumas. Mais même si nous avions des parents parfaitement analysés, exempts de toute jouissance (comme si cela était possible ! même chez Winnicott la mère est tout au mieux « juste assez bonne », « good enough », du genre « ça peut aller »), il est une situation traumatique en elle-même et qui nous constitue : soit l’énigme que représente le fonctionnement psychique de tout adulte pour un enfant, énigme forcément incomprise par tout enfant, énigme qui est séductrice en elle-même. Ainsi cette séduction originaire n’abolit pas les autres traumas mais leur donne leur fondement : l’enfant humain répond d’emblée et plus tard par ses symptômes à la question : « Que me veut cet autre ? », « Quelle est la part d’insensé à laquelle j’ai affaire ? ». Que se passe-t-il cependant quand cette question ne peut même pas être posée ? S’agit-il alors du fondement même du traumatique que de ne pas parvenir à se penser ?

Dans l’autisme, maladie psychique proprement humaine, les zones érogènes ne peuvent pas même exister, on ne peut pas parler de constitution d’un inconscient ni d’une historicisation, et le langage lui-même est proprement effrayant. Il existe donc un socle nécessaire à la constitution de l’inconscient : une adaptation de tout Autre en position de mère aux rythmes premiers de l’enfant. Les enfants mérycistes [9] allaient à la mort avant qu’on ne songe à les séparer (à les dé-rythmer) de leur mère trop anxieuse ou trop absente à leurs besoins. Quelle instance nous apparaît alors mise à mal ? Quels rapports entretient-elle, sous-jacente ou non, antérieure ou non, à la constitution de l’inconscient ?

C’est plutôt alors dans les derniers développements des élaborations théoriques de Michel de M’Uzan que nous trouverons un prolongement intéressant à ces questions. Ainsi, à côté de cette création originale de l’humain qu’est un inconscient où s’inscrivent les traces refoulées de toutes les traductions que l’enfant produit dans ses différents langages face aux messages séducteurs venus de l’adulte, oui, face à cela, le précédant, l’accompagnant, un autre ordre non libidinal se mettrait en place quand sont satisfaits les rythmes premiers de l’enfant, ordre appelé par lui « vital-identital » héritier de l’autoconservation freudienne, programme du vivant qui va vers sa mort programmée sans l’aide d’aucune « pulsion » de mort, un ordre non pulsionnel. Le jeu des deux ordres, leurs négociations sont incessantes et nécessaires pour ne pas courir à « tombeau ouvert vers la mort », assure-t-il encore. Ainsi, tel abus sexuel de l’enfance déchaînera-t-il, par son énigme orgastique inassimilable par l’enfant, des effets de dépersonnalisation douloureux et « un fonctionnement mental régulièrement confronté à l’étrangeté [10] », témoins des fractures de l’identité.

Quand sous l’effet des traumas de toute nature, c’est la pulsion sexuelle qui est davantage exposée à perdre ses qualités de représentance, elle sera, selon cet auteur, livrée à la seule jouissance de la quantité, ce qui transforme certains en esclaves, « esclaves de la quantité » d’excitation, asservis à elle répétitivement, à l’identique. Compulsions de tous ordres alors. Sexuelles, si le sens du plaisir et de l’altérité se défait dans une libido devenue féroce. Encore plus régressives, et ce sont les compulsions des scénarios pervers qui gardent une malheureuse trace de quelques représentations incapables de devenir fantasmes. Ou encore plus régressés encore, et la pure énergie d’excitation cherche sa décharge totale dans la mort. Positions qui sont sans doute les conséquences de traumas inélaborables, qui touchent au plus primitif de l’attente de l’infans et qui retentissent sur le sentiment d’identité comme en témoignent nombre de patients dont très tôt de M’Uzan écoute les drames.

Non sans conséquences théoriques et pratiques. « Où suis-je ? Qui suis-je ? Partout et nulle part. Dès lors que s’engage l’interrogation – défi ou insouciance –, la bienheureuse simplicité s’efface… s’efface en faveur de nulle part et partout[11] », rapporte-t-il dans son dernier livre. Tandis qu’une autre s’écrie « Mes frontières partent en lambeaux [12] », et elle, si sage et si raisonnable, de s’imaginer dans la plus grande des terreurs dotée d’une tête de lapin baignant dans son sang. Qui est cette femme ? « Elle est vous, elle est moi, à la recherche d’elle-même, à la recherche de son identité propre, en se servant d’un antagonisme avec le non-soi, ce soi-même archaïque qui a pour tâche de se différencier d’avec lui-même ». Ainsi, Michel de M’Uzan ouvre-t-il une voie intéressante pour aller vers ceux qui souffrent de ces vacillations identitaires. Dans un des récits dont le recueil s’intitule « Celui-là » M. de M’Uzan fait s’écrier au narrateur (la parole qui manquait peut-être à notre refugié tamoul ?) un « Avance bonhomme ! » du lieu où un « soi-même » est à même de penser le gouffre où l’on peut tomber.

Quand les traumatismes paraissent inélaborables, n’est-ce pas qu’ils auraient entamé une question fondamentale de tout humain : qu’est-ce qu’un semblable ? Question inscrite au fond de notre folie, recours pour nous arracher au risque que le monde et donc nous-mêmes ne soyons qu’un objet sans âme ? Peut-être que non contents d’avoir entamé la qualité signifiante des représentations de la fonction phallique (de l’inconscient) le traumatique a porté ses effets sur ce que nous avons repéré de la possibilité de se reconnaître comme appartenant comme d’autres à l’espèce humaine, pour reprendre le titre du très grand livre de Robert Antelme. De quoi est donc faite cette dimension autre ? Pas du narcissisme qui appartient à l’amour de soi et donc au registre libidinal.

Trouve-t-on une ouverture à cette question du fond de l’être qui échappe à toute subjectivité en nous obligeant paradoxalement à en penser les frontières mouvantes, en recourant à la dimension de « trou à l’intérieur du symbolique », définition que Lacan a donnée du trauma, ce « troumatisme » ? On a vu avec Ferenczi, et Freud lui-même à certains moments, que le trauma désigne d’abord l’impossibilité de le penser, l’impossibilité de donner du sens à ce qui dans le trauma s’abolit.

Je ne puis qu’être d’accord avec E. Laurent quand il écrit à propos du trauma : « La psychanalyse s’inscrit alors, avec d’autres psychothérapies, dans une volonté de ne pas limiter le trauma à un hors-sens quantitatif. Elle considère que, dans l’accident le plus contingent, la restitution de la trame du sens, de l’inscription du trauma dans la particularité inconsciente du sujet, fantasme et symptôme, est curative ». Et d’ajouter : « Le psychanalyste est un donneur de sens ». Et alors que j’étais d’accord, un malaise surgit à la lecture de ce texte. Si l’on comprend que le traumatique rencontre la façon dont un sujet se sent ou non semblable à ces autres avec et dans lesquels il est plongé, soit sa famille d’abord, les liens d’une communauté ensuite, d’une culture aussi, loin d’être d’accord, dans une deuxième lecture, avec le fait que « le psychanalyste (soit) un donneur de sens », je pencherais bien davantage à penser que le psychanalyste est en position, grâce au transfert qu’il soutient, de partager avec un autre un non-sens commun, un insensé, dont le partage est lui-même un acte de résistance.

Comment penser cette articulation sujet /espace commun, qui ne fasse pas du trauma un « hors-sens quantitatif » exclusivement singulier, mais aussi un hors-sens qualitatif qui relierait une singularité subjective absolue à une communauté de parlants et de vivants ? Dans le trauma, après le trauma, il faut réinventer un Autre qui n’existe plus. C’est en raison de la perte de toute fiabilité dans l’Autre où s’effondre un sujet, qui se manifeste dans tout trauma véritable. Comme le dit F. Davoine, face à cet Autre sans foi ni loi, s’effondre aussi toute possibilité de penser l’insensé.

Dans sa définition du trauma, P. Loraux, s’appuyant sur Françoise Davoine et Jean-Marc Gaudillère, écrit dans un article intitulé « Les disparus [13] » : « Ce que j’appelle trauma, ce n’est pas la trace de la violence, précisément il n’y en a pas de trace – mais l’éradication de la souche en celui qui ne peut dès lors plus s’inscrire, je veux dire inscrire sa différence dans une langue, dans un espace, un environnement, des rites, des vêtements, des contenus. » Et cet auteur d’opposer la part impassible de celui qui met en acte une violence traumatique, de celle qui est le contraire de l’impassibilité, et qu’il appelle le « passible » de chacun, la capacité de reconnaître dans l’autre un semblable, et donc de se reconnaître soi-même. Le trauma, ajoute ainsi P. Loraux, est « l’éradication de la part passible en chacun de nous ». Ainsi le traumatique serait cette région désertée de soi où un sujet est éradiqué de sa capacité à se reconnaître semblable à un autre et à lui-même. Le trauma, précise-t-il encore, est le scénario « d’un “nous” figé, pétrifié-sidéré devant- … au bord de… qui ne peut être repris dans un symbolique quel qu’il soit, à savoir l’anéantissement ».

Comment donc compléter, interroger plus avant la théorie psychanalytique pour ne pas baisser les bras devant ce qui ne peut être repris dans aucun symbolique, devant l’anéantissement du sujet, devant l’anéantissement de toute attente venue d’un autre ? Un fantasme créatif selon lequel je serais attendu dans l’existence, attente qui soutient mon être et que mon être soutien trouverait-il son origine, sa source, (ou bien mieux en serait-il l’attracteur) dans une souche de l’être non libidinale mais à laquelle le fantasme (je suis attendu dans l’existence) donnerait tout son espace de représentation et de signifiants ?

Cet identitaire s’appuierait sur un fantasme d’auto-engendrement très primitif (ferait-il pièce au désespoir de n’être plus attendu que nous croyons avec P. Loraux être au cœur de tout trauma grave ?). Ce serait alors une voie pour sortir du traumatique que d’aider le sujet à le retrouver, voire à le recréer. Le psychanalyste ne peut être donneur de sens que s’il parle dans le registre qui lui fait signe. Mais bien davantage que « donneur de sens », il pourrait être le lieu, forcément choral, du partage d’un non-sens.

J’en tire un exemple dans le remarquable livre d’Annie Franck, Entrelacs, où il est tout le temps question du traumatique défini ainsi dans sa nudité : « Le prédateur pétrifie sa victime ; il l’absorbe. L’effroi pulvérise les contours, les délimitations de soi. »

Parmi les exemples sur lesquels Annie Franck réfléchit, il y a le peintre Maryan. Le traumatisme est terrible. Au bord du pensable. Déporté enfant, il est mis à mort par les SS qui lui tirent une balle dans la nuque qui par miracle ne le tue pas mais le laisse pour mort. Dès lors comment dire, comment faire éprouver ce qu’il a éprouvé et qu’il cherche aussi à connaître ? Où vivre cette terreur absolue, en quel lieu pensable ?

Les mots qu’elle écrit sur les pages de son livre s’approchent de la toile, au plus près, comme ce lieu que l’on doit habiter quand on est analyste si l’on veut être entendu par nos patients, parler de leur lieu, devenir un autre eux-mêmes presque. La toile hurle un cri inaudible. « Le peintre, écrit-elle, prend le parti si incertain de tenter d’atteindre les sensations et le corps de l’autre, de celui qui regarde la toile. » Mais aussi, et c’est la même chose : « Maryan ne peint pas l’image, visible de l’extérieur, des pantins criblés de balles : son geste va chercher-profond en lui-même sa propre sensation enfouie en lui, et il en restitue l’inscription corporelle, le marquage à jamais présent. » Les mots de cet espace sont autres que ceux du champ de la répétition ou du fantasme, ils ont à voir avec une adresse, une altérité de soi à soi en péril. « Vital radicalement », écrit Annie Franck à leur propos, et de citer Maryan : « S’il n’y avait personne pour regarder mes tableaux, je n’en peindrais pas et, insiste-t-il, je ne vivrais pas. »

Des pages blanches parsèment le livre d’Annie Franck analyste : elles protestent contre la réponse que fit à Maryan son psychiatre alors qu’il lui demandait si celui-ci avait déjà écouté des récits aussi terribles que le sien. La réponse de cet homme fut : « Bien sûr ! Tous les jours les gars revenus du Vietnam me racontent la même chose ! ». Or, quand, pour ma part, je regarde la suite de son œuvre après cette réponse, je suis à la fois grandement et fort peu étonnée qu’elle se soit d’une certaine façon perdue. Elle s’égare dans une forme illustrative plate, sans cet au-delà d’elle-même qui est le lieu de toute rencontre picturale.

Serait-ce que celui à qui le tableau était destiné, un regard semblable au sien, avait perdu toute possibilité d’être rêvé comme un autre lui-même ? Maryan en effet poursuit alors un travail un peu sans âme, le conduisant vers une forme d’illustration de l’abjection plutôt que de prendre le parti de s’auto-engendrer sans cesse contre la mort, fût-ce en rencontrant le risque absolu de disparaître.



[1] Un traumatisme irrésolu par Freud lui-même serait-il au principe de notre théorie analytique du trauma ?

[2] S. Freud, « Considérations actuelles sur la guerre et la mort », dans Essais de psychanalyse, Payot, 1967, p. 14.

[3] Ibid. , p. 50 : « le malade serait pour ainsi dire fixé psychiquement au traumatisme ».

[4] Emmanuelle Fillion, « Note de lecture. D. Fassin, R. Rechtman, L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime », dans Sciences sociales et Santé, Vol. 26, n°2, juin 2008, p. 114.

[5] Y. Gampel utilise à tort à mon avis le terme de « fantasme » pour parler de ces traumatismes transgénérationnels, ce qui la conduit à des impasses.

[6] I. Diamantis, Les phobies ou l’impossible séparation, Flammarion, 2004.

[7] Débat à propos du livre de P-H. Castel, Le cas Paramord, Ithaque, 2016 (le débat est disponible en ligne, en huit parties : https://www.youtube.com/watch?v=CmUh_BxRZMU ).

[8] J. Laplanche, Nouveaux fondements pour la psychanalyse, PUF, 1987.

[9] Est dit « meryciste » un enfant de moins de trois mois qui régurgite son bol alimentaire, le garde dans la bouche, puis le déglutit à nouveau, puis le régurgite encore et ce sans cesse, jusqu’à mourir de faim si on le laissait à lui-même.

[10] M. De M’Uzan, Aux confins de l’identité. Gallimard, 2004, p. 87.

[11] M. De M’Uzan, L’inquiétude permanente, Gallimard, 2015, p. 57.

[12] Idem .

[13] P. Loraux, « Les disparus » inL’art et la mémoire des camps. Représenter/exterminer, dir. J.-L. Nancy, n° 36, Le Seuil, 2001, p. 41-58.