Le contresens n° 15

 

Préambule

Pour manier avec pertinence la catégorie du contresens, encore convient-il de savoir manier celle du sens. Il n’est pas certain que nous soyons au clair sur la question : c’est en fait souvent dans l’impensé le plus total, voire l’intuition la moins élaborée, que nous nous servons de ce levain (le sens) et de ce couperet (le contresens).

Jérôme David dialogue ici avec l’herméneutique – la pratique critique la plus consciente d’avoir affaire au « sens » : celle de Ricoeur, celle de Gadamer, celle de Laurent Jenny. Il rappelle d’abord qu’elle congédie le sens référentiel – un sens déçu, pour parler comme Barthes. Le premier des contresens, à l’égard de la littérature, c’est de croire ce qu’elle dit (mais chacun convient assez qu’il faut quand même comprendre ce qu’elle dit : ainsi, qu’il est question d'un incendie dans le passage-cobaye choisi par Jérôme David, une page vertigineuse de Ramuz...).

Mais en congédiant le sens référentiel, l’herméneutique traque une sorte d’autre référentialité, métaphysique ; un au-delà des textes que chaque texte découvrirait de façon singulière (au-delà de l’individu, au-delà du monde, au-delà du langage) : « Les métaphysiques du sens cherchent encore, à travers les textes littéraires, à dévoiler ce qui est. L’universel visé par l’herméneutique est ce quelque chose ultime du monde, d’autrui et de soi-même dont il m’est permis de faire l’expérience. »

Pour Jérôme David, qui s’appuie d’abord sur Quine, puis sur Castoriadis, un texte n’a pas un sens, mais présente un engagement ontologique particulier : il dit ce qu’il y a (singulièrement). Il institue un monde par le biais de l’imagination, faculté par laquelle est récusée l’opposition entre ce qui est réellement réel, et le monde de la fiction.

On attend la suite ! Par exemple : peut-il y avoir des contresens de l’imagination ? Est-ce le texte seul qui dit ce qu’il y a, ou la rencontre entre le texte et l’imagination du lecteur, elle aussi fatalement singulière, du moins en partie ? etc.

H. M.-K.

Jérôme David est professeur au sein de l’Université de Genève et membre du comité de rédaction de Transitions. Il a publié notamment Balzac, une éthique de la description (Honoré Champion, 2010) et Spectres de Goethe. Les métamorphoses de la « littérature mondiale » (Paris, Les Prairies ordinaires, 2011).

 

 



Fatiguer l’herméneutique. (Pour Jean Kaempfer)

 

 

Jérôme David

25/04/2015

 

Prélude

Fatiguer l’herméneutique, d’abord, comme on fatigue un matériau : pour en éprouver la résistance, pour en déceler à titre préventif les fissures ténues, l’érosion accélérée. La fatiguer, ensuite, comme on fatigue la salade : en la remuant longuement pour en assouplir les herbes les plus rigides, jusqu’à ce que les feuilles les plus cassantes se marient avec les plus douces. La fatiguer, enfin, dans cette acception rare de la boulangerie : on fatigue les levains, lorsqu’on les prend trop petits à proportion de la pâte dans laquelle on les fait entrer pour la faire lever.

Fatiguer l’herméneutique, donc : en tester les ressources interprétatives sur un extrait littéraire donné ; mêler à cette épreuve une autre forme d’interprétation presque incompatible, que l’on va pourtant travailler à rendre comparable ; ne pas tirer de conclusion trop générale d’une telle expérience.

Pour Jean Kaempfer ? Parce que, par sa sollicitation amicale, il m’a sans cesse incité à penser – malgré moi, il faut bien le dire – cet héritage de l’herméneutique dans mes travaux. Je lui devais cette mise au point depuis longtemps. (La salade et la boulangerie s’y ajoutent, en guise de clins d’œil.)

Parlant des séances d’analyse de texte à l’école (mais cela vaut aussi bien pour l’université), Jean Kaempfer s’est réjoui dans un texte de 2010 de la brusquerie que prend, dans un tel contexte, le surgissement des passages-à-analyser ; il a même envisagé que l’impréparation du lecteur pouvait lui ouvrir un accès inattendu à la littérature :

Dans la bigarrure linguistique d’une journée d’école ordinaire, nous le retrouvons [le passage isolé en vue de l’analyse de texte] coincé entre les paroles d’une chanson en anglais et quelques textos, entre la lecture rapide des journaux gratuits et (peut-être) le rappel fétichiste des trois répliques mémorables d’un film-culte. Or cette banalisation est sa chance : dégrevé du devoir d’être vénérable, lancé démocratiquement dans le grand carrousel des textualités quotidiennes, le « texte à expliquer » regagne, dans ce milieu linguistiquement très bariolé, une force de frappe inédite. Soit un roman de Balzac : on y entre comme dans un moulin, tant chacun se persuade que c’est écrit en français. Mais une page de Balzac, isolée, c’est une autre paire de manches ! Voici Monsieur de Bargeton, dans Illusions perdues, et ses incroyables sourires, « qui partaient comme des boulets enterrés qui se réveillent ». […] De tels faits du prince, n’importe quelle page de littérature en propose : elle « vous cause cette surprise de n’avoir jamais ouï tel fragment ordinaire d’élocution » [Mallarmé, « Crise de vers »]. Outre cette autre surprise peut-être, de susciter chez son lecteur le désir d’être surprenant à son tour... [1]

J’aimerais dans un premier temps libérer la force de frappe d’un passage de l’écrivain suisse C.F. Ramuz, tiré de son roman La Beauté sur la terre :

Les uns avaient couru au village chercher la pompe; d’autres avaient pris par le chemin qui descend le long de la Bourdonnette. Ceux-ci étaient sur le chemin et le voyaient marqué devant eux par l’éclair; puis le terrain était ôté de devant eux, alors ils mettaient le pied dans le vide. Puis le terrain est refait ; ils en profitent, mais ils glissent, ils tombent en avant. Ils ne sentaient plus qu’il pleut qu’à de l’eau qui leur coule le long des reins et, quand ils ouvrent la bouche, ils en avaient plein la bouche. Ils glissent, ils tombent en avant, butant à la nuit qui est revenue en travers du chemin comme s’il y avait eu un éboulement de la colline, mais ils s’appellent l’un l’autre ou ils se tirent par la main; et, en même temps, il y avait toujours, derrière les rideaux de l’eau dont elle faisait briller les fils, la même grande lueur vers laquelle ils n’ont eu qu’à tenir leurs regards tendus et le corps va à leur suite comme le long d’un cordeau. Ils arrivent au ravin, ils dégringolent dans les buissons. Et ils débouchent finalement sur la grève, tandis qu’on entendait toujours la cloche sonner au feu, entre deux coups de tonnerre. La pompe n’était pas encore là; ils ont vu que, de toute façon, elle arriverait trop tard. [2]

Une métaphysique du signe

Quel est le sens d’un tel passage ? Comment – puisqu’il s’agit de parler d’herméneutique – se mettre à son écoute ? Comment l’interpréter ? Comment le comprendre ?

La première réponse impose de liquider, en quelque sorte, la référentialité ou la signification – la Bedeutung : il s’agit, dans ces quelques lignes, du récit de l’incendie d’une maison qui a pris au bord du lac et que l’on tente d’éteindre. Mais, si l’on suit le raisonnement herméneutique, l’essentiel n’est pas là. Cet incendie est une sorte d’appeau interprétatif, un produit d’appel symbolique.

Ou, pour le dire avec les mots de Ricœur, « c’est sans doute cette abolition du caractère monstratif ou ostentif de la référence qui rend possible le phénomène que nous appelons "littérature", où toute référence à la réalité peut être abolie. […] C’est, semble-t-il, le rôle de la plus grande partie de notre littérature de détruire le monde » [3].

Et le sens, le Sinn allemand, où va-t-il désormais se loger ? Partons de l’idée que le sens est le mode de donation de la référentialité. Cet incendie, et ces efforts vains entrepris pour l’éteindre, nous sont livrés dans une langue qui opère une distorsion manifeste de certaines règles conventionnelles de la langue française. La discordance des temps, si ostentatoire, active une expérience langagière, sinon directement esthétique.

Il y a donc une expérience de lecture. Mais une expérience de quoi ? Plusieurs réponses à cette question sont possibles.

La première consisterait à dire que ce jeu sur les temps verbaux permet au narrateur de rendre compte des heurts de la course, de la confusion des repères dans une nuit sombre et pluvieuse, de ce lointain du feu creusé encore par la pluie si insistante. La forme intensifierait un vouloir-dire du narrateur. L’expérience de lecture prolongerait l’expérience des personnages, voire du narrateur lui-même (dont on ne sait pas très bien, dans le roman, s’il appartient au «nous» des villageois ici mis en scène, ou s’il s’en distingue).

Rappelons Ricœur à la barre : « Le discours poétique aussi est au sujet du monde, mais non des objets manipulables de notre environnement quotidien [autrement dit, le passage de Ramuz n’est pas au sujet de « la pompe à incendie »]. [Le discours poétique] se réfère à nos manières multiples d’appartenir au monde avant que nous nous opposions les choses au titre d’"objets" faisant face à un "sujet". […] Le discours poétique […] ouvre le champ d’une référence non descriptive au monde [et j’ajoute : qui aurait trait à des notions telles que l’enracinement ou l’appartenance] » [4].

Bref, on aurait affaire, dans ce passage de Ramuz, à une manière particulière d’habiter en poète. On pourrait y lire un mode spécifique d’appartenance au monde : le mode panique. Les incroyables turbulences grammaticales témoigneraient alors d’une expérience authentique, celle de l’action en état d’urgence, de la débandade à l’envers. On y ferait l’expérience d’une finitude, d’une impuissance non seulement à agir, mais à dire de façon juste cette difficulté à agir.

Quel autre sens donner à ce passage de Ramuz ? Quelle autre expérience cet extrait nous ouvre-t-il ?

Le sens du passage, au lieu d’être envisagé comme ce fil qui nous ramène à un enracinement crucial dans le monde (l’expérience authentique d’un être-au-monde), pourrait avoir trait à notre inscription dans une tradition ou dans une communauté. Il apprendrait ou il rappellerait au lecteur l’expérience d’un « être-ensemble » : celui des personnages, d’abord – puisque le texte, par un certain usage de l’indicatif présent, nous sollicite de rendre vives dans notre imagination leurs sensations, sinon leurs émotions – de participer par empathie à leur dévouement et à leur désarroi ; et le lecteur, ainsi affecté par les décrochements multiples du texte, se retrouverait alors lui-même accueilli dans la communauté de tous les lecteurs qui ont réagi, réagissent et réagiront de la sorte à ce travail singulier de la langue.

Le sens de ce passage s’apparenterait alors à l’activation d’un «sens commun» appelant une solidarité, d’un Gemeinsinn (pour prolonger un développement de Gadamer dans Vérité et méthode [5]). En lisant Ramuz, ce passage-là de La Beauté sur la terre, nous serions d’emblée liés à autrui dans un dialogue dont la langue serait la médiation : (i) un dialogue avec un groupe de villageois mis en scène, et exemplaire de certains traits de la condition humaine ou d’une certaine situation historique de la Suisse romande ; (ii) un dialogue avec un narrateur, dont le lien problématique avec ces villageois amorcerait une réflexion sur l’idée même de communauté et d’appartenance ; (iii) un dialogue avec Ramuz, à un siècle de distance, qui porterait sur ce sentiment de solidarité dont sont tout à coup saisis des individus pourtant très antagonistes dans le reste du roman, ou sur l’emploi de la langue et la légitimité de ses normes ; (iv) un dialogue avec d’autres lecteurs, enfin, commentateurs de Ramuz ou anonymes ordinaires que notre imagination pourrait se figurer lisant cette scène dans un fauteuil, sur une chaise, dans un train ou sur une plage.

Une telle interprétation humaniste de ce passage, cette élucidation de son sens, y trouverait même une mise en abyme de son propre processus : le chemin vers cette expérience d’autrui ou de l’« être-ensemble », à l’instar de cette descente le long de la Bourdonnette, n’est pas donné, il s’ôte de devant nous, il s’éclaire de façon fugace ; le foyer de présence vers lequel nous orientons nos efforts, en tant qu’herméneutes, ne se donne jamais qu’à travers un rideau, non plus de pluie, mais de langue, qui nous obstrue aussi la bouche ; et lorsque nous arrivons sur les lieux où quelque chose aurait pu être sauvé, il ne reste que des cendres,– sans doute parce que ce qui importe tient tout entier dans ce rapprochement muet des corps autour de la braise encore chaude.

Il faut compter avec un troisième registre possible du sens, une troisième forme d’expérience.

Ce passage ne nous renvoie pas à l’expérience première d’un « être-au-monde » ou d’un « être-ensemble », mais à celle d’un « être-dans-le-langage ». Ce que fixe Ramuz dans ces quelques lignes, ce serait avant tout un positionnement dans la langue – ce que Laurent Jenny a jadis appelé, dans La Parole singulière, un « événement figural » [6].

L’extrait de Ramuz, de ce point de vue, « rouvre les écarts » de la langue ; il investit l’un des possibles de la langue que l’usage commun a négligé – parce que, dirait Jenny, «les formes reçues [en l’occurrence, la concordance des temps verbaux] étaient impuissantes à désigner cela qui s’offrait à dire » (retenons cette expression du « cela qui s’offrait à dire », car j’y reviendrai).

Quelque chose s’offre à dire ; la langue se recompose brièvement pour le laisser affleurer ; et si cette discordance des temps ne peut pas durer – elle deviendrait la norme –, elle ouvre néanmoins un espace où la langue elle-même est « re-présentée » dans la gamme indéfinie de ses virtualités. Pierre Alféri a eu une formule heureuse pour désigner ce processus : dans Chercher une phrase, il suggère que la littérature « fait reculer la langue », au sens où elle défait notre adhérence spontanée à la langue maternelle pour nous la présenter à neuf [7].

La tension du sens, ici, indiquerait un retour hypothétique au « commencement » de la langue (l’expression est de Jenny). Elle inciterait à renouer avec ce privilège exorbitant de tout locuteur, qui tient à cette puissance que lui offre le langage de s’y inventer une singularité de sujet.

Dans ces trois interprétations du sens, comprendre un texte consiste à se mettre à l’écoute d’une expérience première, universelle, de l’être humain, qui tient à ce que nous habitons un monde, vivons ensemble et parlons des langues communes.

Le texte sur lequel se penche l’herméneute se voit attribué un certain nombre de traits définitoires : il accueille une présence qui lui préexiste (Dieu, la nature humaine, la culture humaine, le langage) ; il pointe vers un être du monde qui lui échappe ; il exemplifie une finitude (celle de la langue maternelle par rapport à l’ensemble des autres langues parlées ; celle du langage par rapport à l’expérience ; celle de l’individu par rapport à la communauté ; celle de l’être humain par rapport à Dieu).

Le sens s’épuise en somme dans un mouvement par lequel la compréhension découvre ce manque – et se trouve dans le même temps orientée vers un autre, un plein, un dehors qui le précède, le fonde et le marque en creux.

C’est une métaphysique du signe ; une philosophie de la littérature.

Une ontologie romanesque de la temporalité

Relisons le passage de Ramuz :

Les uns avaient couru au village chercher la pompe; d’autres avaient pris par le chemin qui descend le long de la Bourdonnette. Ceux-ci étaient sur le chemin et le voyaient marqué devant eux par l’éclair; puis le terrain était ôté de devant eux, alors ils mettaient le pied dans le vide. Puis le terrain est refait ; ils en profitent, mais ils glissent, ils tombent en avant. Ils ne sentaient plus qu’il pleut qu’à de l’eau qui leur coule le long des reins et, quand ils ouvrent la bouche, ils en avaient plein la bouche. Ils glissent, ils tombent en avant, butant à la nuit qui est revenue en travers du chemin comme s’il y avait eu un éboulement de la colline, mais ils s’appellent l’un l’autre ou ils se tirent par la main; et, en même temps, il y avait toujours, derrière les rideaux de l’eau dont elle faisait briller les fils, la même grande lueur vers laquelle ils n’ont eu qu’à tenir leurs regards tendus et le corps va à leur suite comme le long d’un cordeau. Ils arrivent au ravin, ils dégringolent dans les buissons. Et ils débouchent finalement sur la grève, tandis qu’on entendait toujours la cloche sonner au feu, entre deux coups de tonnerre. La pompe n’était pas encore là; ils ont vu que, de toute façon, elle arriverait trop tard.

Quelque chose cloche, pour ainsi dire, du côté des temps verbaux. On peut se pencher en linguiste sur ce désordre : c’est ce qu’a fait Vincent Verselle, par exemple [8].

On verrait alors que, dans ce récit au passé, sont placées des charges de présent, comme autant d’explosifs. J’en prends quelques exemples : (i) « le chemin qui descend le long de la Bourdonnette » (sorte de présent topographique qui tient ensemble le présent (passé) de l’action racontée et le présent du narrateur) ; (ii) « Puis le terrain est refait ; ils en profitent, mais ils glissent, ils tombent en avant » (où l’on peut voir, à choix, une reprise en trompe-l’œil du présent topographique – « le terrain est refait» (il l’est encore pour le narrateur, voire pour le lecteur, si ce dernier prenait la peine d’y aller) – ou alors, sur le mode de l’hypotypose, le basculement dans la présentification de l’action qui nous est ainsi mise sous les yeux de façon frappante) ; (iii) « ils ne sentaient plus qu’il pleut qu’à de l’eau qui leur coule le long des reins » (le présent correspondant ici, dans la terminologie du linguiste Gustave Guillaume [9], à un « temps vrai » qui s’oppose au « temps fictif de pure concordance », puisque ce qu’ils sentent effectivement, ce n’est pas qu’il pleuvait et que l’eau coulait, mais bel et bien qu’il pleut et que l’eau coule – un « temps vrai », en somme, où la vérité est indexée sur la sensation des personnages) ; etc.

On verrait même, dans l’usage des temps passés, des gommages similaires de ce que Weinrich appelle la « mise en relief », à savoir une confusion entretenue du premier plan et de l’arrière-plan [10]. Soit cette séquence : « le terrain était ôté de devant eux, alors ils mettaient le pied dans le vide ». L’action supposément principale des personnages, évoquée à l’imparfait, glisse rejoindre l’arrière-plan du décor immuable de leur course (le terrain) qui, lui-même, acquiert le statut d’agent improbable d’une tournure passive (« le terrain était ôté ») conjuguée au plus-que-parfait, soit un temps verbal moins duratif que l’imparfait), etc.

Quelque chose cloche. On peut rendre compte de chaque entorse à l’usage correct de la langue, mais il est difficile de les mettre en série pour en dégager une dynamique claire, un schème de progression.

D’abord, j’ai cru que Ramuz faisait vaciller le système des temps verbaux. Je ne pensais pas pour autant que son style passait par la réouverture d’écarts dans la langue, comme dirait Jenny, et que l’expérience proposée dans ces lignes confinait à une replongée dans le bain virtuel de toutes les manières possibles de dire une action en français. Mais j’avais la conviction que ce qui était en jeu, ou en cause, ici, tenait aux temps verbaux.

Progressivement, il m’est cependant apparu que Ramuz s’était donné une autre cible : les adverbes ou, mieux, les connecteurs temporels. Les changements les plus marqués de temps verbaux s’opèrent dans l’espace ouvert par l’une de ces chevilles d’ordonnancement logique de la temporalité : « quand ils ouvrent la bouche, ils en avaient plein la bouche » ; « ils s’appellent l’un l’autre ou ils se tirent par la main ; et, en même temps, il y avait toujours […] la même grande lueur » ; « ils débouchent finalement sur la grève, tandis qu’on entendait toujours la cloche sonner ».

Ces adverbes ne sont pas là pour contrecarrer le vertige déclenché par les focales virevoltantes de la temporalité ; ils ne sont pas des repères que le lecteur n’aurait qu’à mobiliser pour s’y retrouver quand même. Les variations dans les temps verbaux créent au contraire autour de ces adverbes un jeu qui les descelle comme autant de pavés coincés dans un mur de pierre.

Ce qui est en cause, ce n’est pas la langue elle-même, mais un certain système de la langue. Et encore, pas le système de la langue, mais ce qu’un tel système engage en termes de façonnage de la temporalité, de subjectivation temporelle de ses locuteurs.

La discordance des temps et la fragilisation des adverbes ne nous orientent pas vers l’expérience de quelque chose (« cela qui s’offre à dire ») ; elles portent sur les cadres de l’expérience temporelle. Elles ne contribuent pas à mieux dire ce qu’est le temps humain ; mais à troquer une ontologie temporelle contre une autre – à abandonner celle, classique depuis la grammaire de Port-Royal ou de Nicolas Beauzée, qui adosse la simultanéité (alors, quand, en même temps, tandis que, dans notre exemple) et la succession (puis) à une distribution chronologique d’événements ponctuels – pour lui substituer une autre ontologie temporelle, dont l’étalon de mesure des distances n’est plus la chronologie (ou l’euchronie supposée de la période selon laquelle tous les événements survenus au temps t seraient contemporains), mais l’intensité dramatique : sont actuels, donc présents, les événements dont le récit fait ses tropismes (la suite d’actions en vue d’éteindre de l’incendie) ; est actuel, en outre, donc maintenu présent à force d’être ravivé, le récit même de cet incendie, transmis comme le souvenir collectif douloureux d’une communauté villageoise dont le narrateur se fait le chroniqueur. De deux événements survenus au temps t, l’un peut donc être tenu à distance, dans le passé, parce qu’il importe moins à cette communauté des destinataires du récit, quand l’autre, jugé mémorable et effectif encore, est accueilli dans la sphère d’actualité du présent le plus proche.

Une formule du philosophe analytique Willard von Orman Quine peut nous guider ici. La philosophie, disait-il, s’est trompée en voulant dire ce qui est ; elle est tombée dans le piège d’une référentialité plus indécidable qu’elle ne pouvait l’imaginer. Ce qu’il revient au philosophe de faire, lorsqu’il s’occupe d’ontologie, c’est d’examiner ce qu’on dit qu’il y a. Et ce qu’on dit qu’il y a, Quine l’appelle l’engagement ontologique [11].

Les métaphysiques du sens cherchent encore, à travers les textes littéraires, à dévoiler ce qui est. L’universel visé par l’herméneutique est ce quelque chose ultime du monde, d’autrui et de soi-même dont il m’est permis de faire l’expérience.

Ce passage de Ramuz, selon moi, ne dit pas ce qui est. Il ne dit pas Dieu, la nature, la culture, le langage ou le désir. Il exemplifie un engagement ontologique local, plutôt qu’universel ; un engagement ontologique situé : c’est l’ontologie temporelle des romanciers bergsoniens de la première moitié du XXe siècle, notamment.

Cet extrait ne dit pas ce qui passe, c’est-à-dire ce qu’est le temps, mais ce que, dans le roman des années 1920, on a pu dire qui passe – ce qu’on a proposé comme cadre de l’expérience temporelle à des lecteurs susceptibles, ou non, de donner leur assentiment à cette sorte, alors déroutante, d’engagement ontologique.

Dans le cas de Ramuz, on le sait, cet assentiment n’a pas été unanime. Et il s’en est expliqué, aussitôt après la parution de La Beauté sur la terre, dans sa fameuse lettre à son éditeur Bernard Grasset.

Un différend sur l’imagination

S’il fallait conclure d’une formule, je dirais que ma réserve à l’égard de l’herméneutique est d’ordre ontologique. Elle tient, tout simplement, à ce qu’on tient pour «la réalité» – et, par ricochet conceptuel, à ce qu’on conçoit comme étant la fiction, et donc la littérature. Le différend semble ténu, mais je le crois au contraire radical ; et le fossé, infranchissable.

Il faudrait aller en traquer les traces chez Ricœur , par exemple : ce qu’il dit du « monde du texte » ne se déploie qu’à la faveur d’une mise en suspens, d’une irréalisation ou d’une potentialisation qui s’oppose, en filigrane, à un monde actuel dont, précisément, il n’interroge pas l’actualité parce qu’il l’estime évidente (ou, sans doute, garantie par Dieu). Pavel ne dit pas autre chose, dans son Univers de la fiction, lorsqu’il oppose le « monde réellement réel » aux « mondes du faire-semblant », pour lesquels il fait office de « fondation ontologique » [12].

« Fondation ontologique » : il y a donc ce qui est, d’un côté, et ce qu’on en représente, de l’autre.

Prenons les choses par un autre bout. Dans un texte intitulé « L’imagination dans le discours et dans le texte », Ricœur envisage deux théories antagonistes de l’imagination qui épuisent, selon lui, le spectre de ce qui peut en être dit philosophiquement : c’est Hume et c’est Sartre.

Le premier stipule que l’« imagination reproductrice » traite seulement des re-présentations, qui sont autant de traces affaiblies d’une présence perçue par les sens (d’une présentation médiatisée de ce qui est) ; le second, selon Ricœur, conçoit l’image « en fonction de l’absence, de l’autre que présent » – et Ricœur de détailler les « diverses figures » de cette « imagination productrice » : « portrait, rêve, fiction » [13].

De deux choses l’une : soit l’imagination re-présente, comme en écho et par défaut, une présence que les sens ne peuvent pas retenir ; soit l’imagination produit elle-même des images, mais dont le statut est celui du rêve ou de la fiction. Dans les deux cas, pour Ricœur, l’imagination intervient en aval de ce qui est, de ce qui lui préexiste.

Il y a une troisième option philosophique que Ricœur n’envisage pas – et pour cause : celle qui consisterait à dire que ce qui est n’est pas seulement représenté par l’imagination ou augmenté d’un « autre que présent » onirique ou artistique, mais tout simplement produit par l’imagination elle-même. C’est la piste suivie par Cornelius Castoriadis, dans L’Institution imaginaire de la société ou dans Les Carrefours du labyrinthe. Dans un texte lui aussi consacré au traitement de l’imagination par la tradition métaphysique occidentale [14], Castoriadis distingue deux formes de l’imagination : une imagination seconde, qui enregistre avec plus ou moins de fidélité les signes que lui adresse l’Être (c’est, selon lui, la conception de tous les philosophes d’Aristote à Heidegger) ; et une imagination première, que l’auteur surprend dans un texte mineur d’Aristote, dans la première version de la Critique de la raison pure de Kant et dans l’interprétation fugace que Heidegger fait de cette première version : l’imagination première ne représente pas l’Être, elle en est la condition ; elle ne menace pas l’ontologie par ses facéties, elle la fonde. C’est ce que Castoriadis appelle « le scandale de l’imagination ».

Dans le cas de Ramuz, ce scandale consiste à dire que le passage de La Beauté sur la terre, pour autant qu’on lui accorde notre assentiment de lecteur, n’ajoute pas du possible au réel, auquel on pourrait retourner ensuite par une application ; ce passage se confond avec un engagement ontologique particulier, qui institue une réalité que l’on peut éprouver – il substitue un cadre de l’expérience à celui qui nous est familier – autrement dit, il ne nous invite pas à une connaissance ou à une compréhension plus approfondie ou plus fine de ce qui est ; il dit qu’il y a un autre temps que celui, chronologique et rationalisé, dont l’usage correct de la langue française nous permet de faire l’expérience ; et ce temps autre, il nous le propose en l’exemplifiant.


[1] Jean Kaempfer, «Brève halte avant l’explication de texte», in Marcel Burger, sous la dir., Langues et littérature pour l’enseignement du français en Suisse romande : problèmes et perspectives, pp. 43-44.

[2] C. F. Ramuz, Romans, vol. 2, édition publiée sous la dir. de D. Jakubec, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2005, p. 697.

[3] Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, « Essais », 1986, p. 127.

[4] Paul Ricœur, «Nommer Dieu» (1977), in Lectures 3, Paris, Seuil, 1994, pp. 287-288.

[5] Voir Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, trad. de l’allemand par E. Sacre, P. Fruchon et al., Paris, Seuil, 1996, notamment pp. 25-58.

[6] Laurent Jenny, La parole singulière, Paris, Belin, coll. « Poche », 2009 (1990).

[7] Pierre Alféri, Chercher une phrase, Paris, Bourgois, 1991, p. 18.

[8] Voir Vincent Verselle, « Les temps sont durs ! », Études de lettres, n° 1-2, 2003, pp. 219-242.

[9] Voir les Leçons de linguistique de Gustave Guillaume, 1943-1944, série A, Esquisse d'une grammaire descriptive de la langue française II, publiées sous la dir. de R. Valin, W. Hirtle et A. Joly, Québec et Lille, Presses de l'Université Laval et de Lille, 1990.

[10] Voir Harald Weinrich, Le temps, Paris, Seuil, 1973 (1964).

[11] Willard Van Orman Quine, Du point de vue logique. Neuf essais logico-philosophiques, trad. de l’anglais sous la dir. de Sandra Laugier, Paris, Vrin, 2003 [1953], notamment p. 39 et p. 186.

[12] Thomas Pavel, Univers de la fiction, Paris, Seuil, 1988, p. 76.

[13] Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 241.

[14] Cornelius Castoriadis, « La découverte de l’imagination » (1978), in Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe II, Paris, Seuil, 1986, pp. 327-363.