La Beauté  n° 13

 

Préambule            


Pourquoi les lecteurs du XVIIe siècle se sont-ils enchantés de romans fleuves comme L’Astrée ou Clélie, ou des tirades interminables de Corneille ? Myriam Dufour-Maître poursuit ici notre réflexion sur la beauté, son incontournable historicité et sa mystérieuse résistance au relativisme historique, par un cas de figure inverse à celui que Jean-Charles Monferran évoquait : contrairement au jugement enthousiaste de Pasquier sur Ronsard, que nous continuons de partager avec l’érudit du XVIe siècle, nous avons perdu le sens de la beauté des « tartines », de ces mots qui « tomb[en]t comme en hiver flocons de neige », qui caractérisent les tirades des tragédies de Corneille ou les quelque quatorze mille pages du Grand Cyrus de Mademoiselle de Scudéry.

Ce que montrait Jean-Charles Monferran (ou ce que montrent aussi, à leur manière, les articles de Delphine Denis ou de Nathalie Dauvois), c’est que la différence, historique, de trajet de la pulsion esthétique, ne doit pas occulter un accord esthétique en quelque sorte transhistorique avec les hommes du passé. L’enjeu de la réflexion de Myriam Dufour-Maître est légèrement différent : en nous rendant présent, sensible, le sens esthétique passé qui trouvait les longueurs belles (« on a le temps, et c’est cela qui est beau ») mais que nous ne partageons plus, elle nous fait aussi ressentir ce que nous y avons perdu – un sens du temps, précisément, de l’interlocution où chacun prend le temps de parler, d’épuiser ses raisons, ses émotions, sa douleur ; et elle fait renaître en nous un désir de copia, de réponses, de fatigues, de vieillesse même.

Ainsi s’esquisse, opposée tant à la beauté « rêve de pierre » qu’à la « beauté convulsive » rencontrées dans bien des contributions, une troisième sorte de beauté, de lente retombée, de passivité discrètement douloureuse, celle des « flocons de neige » à laquelle vient fugitivement s’accrocher la patience de femmes sachant vieillir : « quand nous serons bien vieilles », nous aurons la patience qui fait écouter la lancinante longueur des raisons d’avoir vécu, et la volonté sereine de la transmettre.

Cette réponse possible de l’amante au poète impatient, ne serait-ce pas celle par laquelle tout enseignant devrait se laisser pénétrer ?

H. M.-K.

 Myriam Dufour-Maître, maître de conférence à l’université de Rouen, est aussi présidente du Mouvement Corneille-Centre International Pierre Corneille, et animatrice du site http://www.corneille.org consacré au dramaturge. Elle a notamment publié Les Précieuses, naissance des femmes de lettres en France au XVIIe siècle (Paris, H. Champion, 1999, rééd. 2008).

 

 



Admirables réponses

 

Myriam
Dufour-Maître

16/06/2012 

                                           


 

Ce fut avec respect, marchant le plus doucement possible, qu’ils entrèrent dans la galerie française. […] Tous, saisis, immobiles, se taisaient. Quand on se remit à marcher, Boche résuma le sentiment général : c’était tapé. [1]

Hypallage, car c’est la noce qui est tapée, frappée… La beauté, ça empoigne, ça cogne et ça cloue le bec. Décourageant le commentaire (voir le récit de Claude Habib ici), la beauté se révèle par la sidération même dont elle nous frappe. Autotélique, volontiers oraculaire, elle n’attend pas (ou plus ?) de réponse : son culte exige le silence, dans les musées (ou alors casque aux oreilles, le commentaire nous évitant de regarder…), au concert (certain chef menaçant de quitter la fosse au moindre toussotement...), au cinéma, au théâtre. Mauvais augure pourtant, jadis, naguère encore, que le silence. Qu’est devenu le « brouhaha », cette manifestation emblématique de l’accueil collectif et tapageur des beautés du spectacle ?

« […] j’observai que durant tout ce spectacle, le théâtre n’éclata que quatre ou cinq fois au plus, et qu’en tout le reste il demeura froid et sans émotion. […] », note l’abbé d’Aubignac à propos de la Sophonisbe de Corneille [2].

Or que manque-t-il à la pièce, selon cet admirateur (retors et partagé) du premier Corneille contre Corneille lui-même ? Ce n’est pas le sublime cornélien, ces moments où la parole théâtrale semble se ramasser sur elle-même, s’arracher à la grande chaîne pour s’élever d’un coup, solitaire et raréfiée comme l’air qu’on respire sur ces cimes, condensée dans un mot, à peine une phrase, qui frappe et qui rompt : « Moi », « quilmourût », « àlagloire » [3], etc. Ce qui manque n’est pas cette beauté qui se détache, ou que l’on a détachée au point d’oublier que le mot sublime rimait avec les autres…

[…] les choses que l’on y peut estimer y sont rares, et même imparfaites, en sorte que l’on n’y voit Monsieur Corneille qu’à demi […]. Ce n’est pas que dans celle-ci les hommes ne disent de fort excellentes choses, mais je ne les ai pas trouvées de l’air de Monsieur Corneille, parce qu’elles ne sont pas achevées, et qu’elles demeurent presque toutes à moitié chemin ; elles n’ont rien de ces belles contestations qu’il a mises tant de fois sur notre théâtre, qui poussent l’esprit de l’homme à bout, et où le dernier qui parlait semble avoir tant de raison que l’on ne croyait pas qu’il fût possible de repartir, et où les réponses et les répliques excitaient de si grands applaudissements, que l’on avait toujours le déplaisir d’en perdre une bonne partie, et qui contraignaient tout le monde de retourner plusieurs fois au même spectacle pour en recevoir toujours quelque nouvelle satisfaction. [4]

Ce qui manque(rait) à la Sophonisbe, ce sont les tartines.

Ne coupez pas ! Coupez !

« La tirade, ou, en termes de coulisses, la tartine, voilà ce que l’on va chercher au théâtre.... », estime-t-on encore au début du XIXe siècle [5]. On dit maintenant plutôt « tunnel », c’est dire le changement de regard – et les metteurs en scène coupent.

Tirade : « Ce qu’un personnage débite sans être interrompu » indique Littré, qui cite Sévigné : « Rien de parfaitement beau, rien qui enlève, point de ces tirades de Corneille qui font frissonner » [6].

Pour d’Aubignac, pour ce public qui retourne plusieurs fois voir la pièce pour écouter ces tirades plus complètement, la beauté du théâtre du premier Corneille tenait à ce que chacun y parle « jusqu’à la clôture de ses raisons », dans un « achèvement tel qu’il est parfois difficile à l’allocutaire de reprendre la parole » [7]. L’intérêt se concentre alors sur « les réponses et les répliques ». Suspension délectable : que va bien pouvoir répondre l’autre ? Ce n’est pas seulement excitant pour l’intellect, c’est beau. La beauté émane d’abord de ce risque, affronté et vaincu par les « entreparleurs », de rester coi ; elle nous procure le plaisir de voir que la parole thétique triomphante, justement ne triomphe pas, pas plus que ne triomphera absolument le discours qui lui répond. Car la beauté de la repartie ne tient pas, si l’on continue de suivre d’Aubignac, à la fulgurance du Witz, à la surprise brève de la réplique qui cloue l’adversaire d’un mot-poignard, ni à l’élévation brutale, presque sans transition, du discours vers le chant ou le mot sublime. La beauté se déploie au contraire en épousant les contours, articulations et virages de la pensée à laquelle elle répond, dans la tension entre accommodement à l’énoncé précédent et invention à chacun de ces passages obligés ; et, pour le spectateur, dans la tension entre le plaisir de l’anticipation – soutenue par la mémoire de la tirade et la connaissance des lieux de l’argumentation – et celui de la surprise. Et ce déploiement lent, circonstancié de la réponse se fait spectacle, haletant. Un théâtre et de passions et d’idées, dont les tirades et réponses « enlèvent » et « font frissonner » à la mesure même de leur abondance et de leur achèvement ; un discours que l’admiration interrompt – le théâtre « éclate » –, mais qu’on reviendra écouter, pour n’en perdre pas miette. Dans Sophonisbe, le poète devenu « froid » serait donc passé à côté de la beauté, essentiellement par incomplétude, pour ne répondre pas à la loi de la « quantité », si l’on se rappelle les maximes conversationnelles de Grice [8]. Le contraste n’est pas seulement pour nous avec la parole brisée qui marque la conscience contemporaine, mais aussi avec un régime de l’émotion perçue alors déjà comme antithétique de la parole articulée et déployée, avec même l’idéal esthétique de la conversation, de son gracieux papillonnage [9]. Ici on « achève ». Il y faut du temps. On ne se coupe pas la parole. C’est cela qui est beau.

Entre tant d’exemples, deux autres. Je relis, dans la nouvelle du « Curieux malavisé » insérée dans le Don Quichotte, l’admirable réponse de Lotario à son ami Anselmo, qui vient de lui exposer la dangereuse « fantaisie » dont il est dévoré, de mettre à l’épreuve la chasteté de son épouse. Lotario, à l’orée de son discours, marque l’espace dont sa réponse a besoin pour se déployer : « Écoute-moi, Anselmo, mon ami, et aie la patience de ne pas me répondre avant que j’aie fini de te dire ce qui me vient à l’esprit à propos de ton envie : il te restera du temps pour me répondre, il m’en restera pour t’écouter. » [10] Puis encore : « Si je parle trop, pardonne-moi : il le faut, dans le labyrinthe où tu es entré, et d’où tu veux que je te sorte […]. Ne sois pas fatigué de m’écouter. » [11]

Ce discours d’un homme de bien, dicté par la plus pure amitié et qui ne manque à aucune des règles et des savoir-faire de la plus habile éloquence, est évidemment voué à un échec nécessaire au récit : son inutile beauté en est presque douloureuse pour le lecteur (pour moi en tout cas !), parce que la réponse manque, précisément. Et si nous le plaignons, nous n’aimons déjà plus Anselmo : en esquivant la réponse et en coupant court par le chantage, il a le premier trahi l’amitié de Lotario au labyrinthe avec lui descendu.

Dansle Cyrus de Madeleine de Scudéry [12], l’« Histoire des Amants infortunés » occupe quelque trois cents pages du troisième tome : la romancière ne nous fera-t-elle donc grâce de rien, d’aucun argument dans cet interminable tournoi de paroles entre quatre amants, dont chacun veut prouver qu’il est le plus malheureux ? Quelle lourde rhétorique, quelle pesante et voyante architecture ! Se rendre capable de percevoir une beauté qui était sensible aux contemporains de Madeleine de Scudéry, tel pourrait être le programme pourtant [13], d’autant plus à portée que la distance esthétique n’est pas totale : c’est l’amant en deuil qui sera jugé le plus infortuné, au terme d’une narration brève, pathétique, et la moins « verbeuse » de toutes. Mais n’est-ce pas là précisément une familiarité trompeuse avec notre propre régime esthétique, et qui nous fait passer à côté de la beauté que visait un roman de quelque quatorze mille pages ? Car Artibie comme les autres achève son récit par une plaidoirie en forme qui répond aux arguments des autres amants, avance les siens, et en dépit de la note funèbre que jette son histoire, ne laisse pas de relancer le débat :

Le Prince Artibie acheva son discours avec un saisissement de cœur si grand, qu’à peine pût il en prononcer les dernieres paroles distinctement, tant le souvenir de la mort de Leontine toucha fortement son esprit. Sa melancolie passa mesme de son ame, dans celle de toutes les illustres Personnes qui composoient cette Compagnie : et il fut pleint avec tendresse de ceux mesme qui luy disputoient le premier rang parmi les infortunez. Ils ne manquerent pas de prendre garde à cét ingenieux et passionné silence, par lequel il avoit suprimé le reste de ses avantures, depuis la mort de la belle Personne qu’il aimoit ; comme ayant voulu dire tacitement, qu’apres cette mort il n’avoit plus de part à la vie : et qu’il comptoit pour rien tout ce qu’il avoit vescu, ou plustost langui depuis. Ils ne se rendirent pourtant pas : et apres que cette humeur sombre qu’un recit si funeste avoit causé dans leur esprit se fut un peu dissipée, chacun soustint encore son opinion, et la soustint mesme avec chaleur. [14]

Ne pas se rendre au pathos, au silence endeuillé, ni même à cet « ingénieux silence » de la litote (cette « nouvelle manière de concevoir la raison » [15]). Retrouver, dans l’échange circonstancié des arguments, cette « chaleur » vivante que l’humeur froide de la mélancolie a menacée, un moment. Ne pas laisser la mort même, la mort surtout, sans paroles, longues paroles, longues réponses qui, lentement, ramènent la chaleur. Posant la comparabilité du deuil avec les autres expériences humaines de la souffrance, le roman non seulement le réinscrit dans la chaîne discursive, mais fait de cette réinscription même son idéal esthétique. Ne coupez pas. C’est cela qui est beau.

Au passage, un de nos défis civilisationnels : de quelle beauté des paroles pouvons-nous, savons-nous encore, ou non, entourer la mort et l’effroi ? Qui se risquerait encore à la consolatio ? L’art n’a pas pour but de nous consoler, répètons-nous avec une crânerie peut-être stupide, tandis que nous sommes remis aux circonstancielles « cellules de soutien psychologique », soumis à l’insupportable injonction de faire, chacun pour soi et au plus vite n’est-ce pas, notre « travail de deuil »...

« Coupez ! » paraît bien le mot d’ordre de notre régime esthétique. Pourtant, note Alain Michel,

[…] des hommes comme J.-L. Godard s’aperçoivent qu’il est toujours dangereux de couper une scène. Il vaut mieux la jouer en temps réel, sans interrompre le discours de celui qui parle. Cela n’est pas dû à des raisons de vraisemblance mais de vérité. La parole a besoin de son unité. Nous retrouvons ici de l’intérieur une exigence bien connue de Platon, qui l’évoque abondamment dans ses dialogues, soit pour lui céder dans les sinuosités interminables de l’exposé, soit pour la combattre – mais par l’interruption, non par la coupure. [16]

Réponse, mais prématurée, l’interruption altère légèrement la relation sans la briser. Le dialoguiste de l’âge classique en use comme d’un piment pour lequel il faut garder la main légère. Le fil sera repris, retissé autrement, un peu plus tard. L’identification peut continuer de voyager, de transiter d’un interlocuteur à l’autre, dans une temporalité qui conserve son amplitude, son large horizon. On a le temps, et c’est cela qui est beau. La coupure, elle, est fourrière du silence [17].

Neige et orage

Ces grandes nappes de discours, même dans le style « doux-coulant », ne sont pas étales, mais il y a dans le mouvement de leurs amples lés une lenteur, une douceur, une mesure qui nous semblent si éloignées de la beauté saisissante... Le long destin d’une métaphore, à peine esquissé en trois exemples ici, permet peut-être de marquer les enjeux de cette mutation à l’égard de la copia. Toutes belles paroles sont peut-être de neige, mais ce n’est pas la même chose que boules ou flocons.

À la parole forte et brève de Ménélas, Homère oppose l’abondance fluide mais invincible de la parole d’Ulysse, semblable à la neige :

Et quand Ulysse l’avisé à son tour se dressait,
[...]
Et que les mots tombaient comme en hiver flocons de neige,
Aucun mortel ne pouvait plus lutter avec Ulysse,
Et ce n’était plus tant pour sa beauté qu’on l’admirait. » (Iliade, III, 212-223)

En 1860, un critique emploie la même image à propos de la Clélie, mais l’appréciation a totalement changé :

La phrase y succède à la phrase avec aisance, sans embarras ; c’est coulant, c’est limpide, et à la longue c’est étouffant. On dirait des flocons de neige ; chaque flocon pèse moins qu’une plume ; mais les flocons tombent si bien qu’on finit par être enseveli. [18]

Et chacun se rappelle au contraire, sous la plume de Cocteau, « ces coups de poings durs des boules de neige,/ Que donne la beauté vite au cœur en passant » [19].

La beauté désormais : condensation, déplacement, vitesse, choc. Alors le Cyrus, la Clélie, est-ce beau ? Ai-je tort d’y chercher une beauté qui ne s’est pas imposée à la première lecture, qui ne m’a pas « frappée », dont je n’ai pas senti « l’aiguillon » ? Dois-je, puis-je apprendre à voir une beauté que je finirai peut-être par y mettre moi-même, pour n’y avoir pas perdu mon temps ?! De la beauté, quel est le signe ? Si la beauté est présence lumineuse, est-ce nécessairement brusque éclat, fulgurante parousie ? Peut-on imaginer que la beauté échappe à la dramatisation de son surgissement ? À la métaphysique occidentale de l’épiphanie du Beau, François Jullien oppose, pour la Chine ancienne, la notion de « prégnance » diffuse, disséminée, en l’absence même d’un concept et plus encore d’une essence du beau [20]. Chez Madeleine de Scudéry (lectrice, sur le tard, de Confucius…), c’est souvent un lent « fondu » qui marque les moments de grâce sensible ou morale, dans une synesthésie ou une composition des sentiments où le « tact » estompe les arêtes de l’éclat comme les aspérités du caractère : longues, prévisibles, « enveloppantes », descriptions et conversations infusent calmement la narration [21]. L’éclat réel – car l’éclat prédiqué, lui, est plutôt convenu – sourd, lentement, de ce long polissage. Si la beauté provoque la joie, est-ce nécessairement le pétillement vif, le soulèvement voire le punctum de la laetitia, ou ce « mouvement de satisfaction raisonnable, calme et durable » (Cicéron) du gaudium, dont la profondeur méditative se conquiert ? Si la beauté appelle l’amour, ne vient-il donc que par la foudre [22] ? Avec la douceur, le largo, le sérieux et le calme de la copia verborum, n’avons-nous pas perdu aussi la décision d’aimer, l’amour comme décision, « l’amour de choix et d’élection ou de cognoissance » que défendait encore le marquis de Sourdis contre le janséniste Jacques Esprit [23], les patients chemins de soins et de paroles d’Estime et de Reconnaissance, à distance prudente de la rapide, muette et dangereuse Inclination ? Est-il besoin de rappeler combien toutes nos conceptions se tiennent, amour, parole et beauté, depuis le Banquet… ?

La beauté est-elle (une) étrangère ?

À défaut de pouvoir définir la beauté autrement que négativement (le « ni... ni... » de Diotime), interrogeons-en les scénographies : c’est à « l’étrangère de Mantinée » qu’est confiée la tâche de dire l’absolu de la beauté, d’en séparer l’idée de toute relation au sensible [24]. Femme, et d’ailleurs : extranéité de la beauté, insaisissable, dont « le beau sexe », cet étrange animal, est tout à la fois messager, support, représentation, trahison et caricature dans l’Occident christianisé. Le lent passage du statut de la femme, de réalisation imparfaite de l’homme à celui de deuxième sexe, plus radicalement autre [25], semble avoir redonné à la beauté platonicienne un support de représentation qui dramatisait encore davantage la coupure.

« Ce fut comme une apparition » : épiphanie de la beauté-femme, nécessairement étrangère, « andalouse, créole peut-être », avec en arrière-plan la « négresse », les « îles », le châle (un cachemire ?), et la « romance orientale »… Cet exotisme de convention, ce n’est pas seulement Frédéric qui en soutient la fantasmagorie de son énamoration, c’est bien aussi Flaubert, entre allégeance et ironie, qui en fait les accessoires de son tableau… La beauté se détache (« toute sa personne se découpait sur le fond de l’air bleu »), immobile (« elle gardait la même attitude »), muette (à peine entend-on, comme off, des bribes au discours indirect libre), idéelle (« cette finesse des doigts que la lumière traversait »), idéale et attisant « une curiosité douloureuse qui n’avait pas de limite », à jamais séparée : « il sentait entre elle et lui se creuser des abîmes » [26]. La dramatisation de la réponse impossible au « mystère de la beauté » n’est-elle pas parallèle, voire superposée à la question infinie du supposé « continent noir » : « que veut une femme ? », ce « sphinx incompris » [27] (Baudelaire) trônant dans l’azur.

Soit, plus vulgairement, le « sois belle et tais-toi » dont on clouait le bec des filles : « sois le support immobile et muet de ce qui ne peut pas – ne doit pas – s’altérer ». Défense de bouger les lignes du visage, du corps, voire de la psyché. Aussi la maturité féminine est-elle sans valeur : « peuple » et goguenarde ou crispée dans la pruderie, la matrone est sans beauté.

Quand ils rentrèrent, Mme Arnoux ôta son chapeau. La lampe, posée sur une console, éclaira ses cheveux blancs. Ce fut comme un heurt en pleine poitrine. Pour lui cacher sa déception, il […] se mit à lui dire des tendresses. [28]

« Tant l’essentiel reste bien, pour le beau, de se tenir indemne de tout ce qui l’impliquerait dans de l’autre : de l’ordre des attirances, des influences, des usages, des fonctions et même, Kant y insiste, de l’émotion » [29] ; j’y ajouterai, du temps (de l’altération donc) et des réponses.

Neiges encore : parle avec elles

L’alternative au « rêve de pierre » et à son « cœur de neige » (Baudelaire, « La Beauté ») ne tiendrait pas alors dans la seule « beauté convulsive », « plus étourdie qu’un flocon dans la neige », beauté certes non plus contemplée mais vécue par le cœur « sismographe », redisant malgré tout peut-être la « royauté du silence » et, dans la figure tragique de l’avion disparu, ce qui l’/s’abîme [30].

Il ne s’agit pas de rêver du retour – improbable – à une tradition rhétorique, à un régime esthétique qui n’a de surcroît aucune raison d’être privilégié parmi d’autres. Il ne s’agit pas davantage de s’en remettre à la relativité du beau, qui laisse intact le socle du concept. L’enjeu serait plutôt d’explorer la fécondité de cet art et de ce souci de la réponse, quant à notre expérience aujourd’hui de la beauté, et d’y croiser, entre autres pistes, ce que nous savons mieux peut-être de la différence des sexes, de la construction des genres et de leur rôle dans l’élaboration de nos cadres de perception et de pensée [31].

Il est ainsi significatif qu’on ait de façon si insistante et si ambiguë nommé « précieuses » celles qui vers le milieu du XVIIe siècle furent, pour la première fois en nombre, les premières femmes de lettres. Comme s’il avait fallu, malgré elles et certainement pas pour elles, préserver la rareté et le prix d’une essence féminine comme support de la scène du beau inaltérable, tout en activant par le même vocable la corrosion du rire à l’égard de celles qui osaient écrire, et à qui l’on prête alors un jargon ridicule… cela au moment même où l’on commençait de se détourner plus ouvertement d’héroïnes cornéliennes éloquentes comme des Catons [32]. Tout au plus les femmes pourront-elles œuvrer, au sein de la conversation, dans le « gracieux » (au sens affaibli), « l’agréable » et le « joli ».

Quand néanmoins, quittant la pose des odalisques, Vénus ou Olympia silencieuses et nues, les femmes entrent dans la création non plus par exception curieuse, mais comme aujourd’hui avec l’évidence massive de l’ordinaire, la beauté pourrait bien se (re)mettre à danser sur une scène élargie, moins tragiquement séparée, et pourquoi pas rendue, du temple de son exil souverain, au forum mixte et à la civilité quotidienne [33]. Copia, rappelle Francis Goyet après Terence Cave, vient de co-ops [34] : la réponse pourrait la garantir du soliloque avare et bavard, et ce de part et d’autre.

Jouons donc plus gaiement peut-être de l’accord, mais aussi de l’espacement, de la différence – et de la différance – des réponses aux questions. Ne laissons pas au moins notre scénographie de la beauté médusante informer à notre insu notre active recherche des beautés, nos rencontres inattendues avec elles. Rompant l’alternative entre coupure et fusion, entre extase et rire, entre pétrification et saccade [35], attendons de la littérature, sachons lui demander, au moins autant que d’éblouissants oracles, ce long jeu des réponses circonstanciées, circonstancielles/durables, auxquelles nous ferons réponse(s). À distance des linceuls et des orages, jouons-nous longuement, dans la neige éternelle/éphémère.

Il faut s’imaginer la noce de Gervaise attardée devant les toiles, dans un partage modeste et joyeux.



[1] Émile Zola, L’Assommoir, chapitre III. Envoyer le cortège de noce de Gervaise au Louvre, quelle trouvaille !

[2] D’Aubignac, Première dissertation concernant le poème dramatique Sophonisbe, éd. D. Descotes, Saint-Étienne, P.U. Saint-Étienne, 2008, p. 211. Même reproche concernant Œdipe, où les personnages « s’interrompent à tout propos, se ferment la bouche l’un à l’autre en plusieurs occasions qui mériteraient bien que l’on sût tous leurs sentiments ; ils commencent à dire plusieurs choses qu’ils n’achèvent pas, tant celui qui les écoute précipite sa réponse […]. » Troisième dissertation, concernant le poème dramatique, en forme de remarques, sur la tragédie de M. Corneille intitulée l’Œdipe, éd. D. Reynaud et L. Thirouin, Saint-Étienne, P.U. Saint-Étienne, 2004, p. 119. Voir l’analyse de ce dernier passage par Emma Gilby, Sublime words. Early Modern French Literature, Londres, Legenda, 2006, p. 51.

[3] Respectivement dans Médée, Horace et Polyeucte, ces répliques devenues des exemples canoniques du sublime ont été littéralement arrachées par la critique à leur contexte dialogique. La différence est pourtant de taille avec le « Fiat lux » de la Genèse.

[4] D’Aubignac, Première dissertation, ouvr. cité, p. 211-216.

[5] Le Globe, 17 janvier 1825.

[6] Sévigné, lettre du 16 mars 1672, Correspondance, éd. R. Duchêne, Paris, Gallimard, « La Pléiade », t. I, p. 459. Mes italiques.

[7] Anne Ubersfeld, Le Dialogue de théâtre. Lire le théâtre III, Paris, Belin, 1996, p. 49.

[8] H. Paul Grice, « Logique et conversation », La Conversation, Communications n° 30, 1979, p. 57-72.

[9] Marc Fumaroli, « La conversation » [1992], Trois institutions littéraires, Paris, Gallimard, « Folio Histoire », 1994.

[10] Cervantès, Don Quichotte, trad. de J.-R. Fanlo, Paris, Le Livre de Poche, 2010, t. I, p. 445.

[11] Ibid., p. 452.

[12] Madeleine de Scudéry, Artamène ou Le Grand Cyrus, Paris, A. Courbé, 1649-1653, 10 vol. http://artamene.org.

[13] Voir la contribution ici même de François Cornilliat.

[14] Madeleine de Scudéry, Le Grand Cyrus, ouvr. cité, III, p. 247. Voir l’ouvrage désormais classique de Delphine Denis, La muse galante. Poétique de la conversation dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry, Paris, Champion, 1997, ainsi que sa contribution ici.

[15] Alain Michel, La Parole et la beauté [1982], Paris, Albin Michel, « Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité », 1994, p. 282.

[16] Ibid., p. 410.

[17] Sur la temporalité interne du dialogue, Suzanne Guellouz, Le Dialogue, Paris, PUF, 1992, p. 113-114.

[18] Victor Cherbuliez, L'Idéal romanesque en France de 1610 à 1816, Paris, Hachette, 1911 (mais l’ouvrage fut composé en 1860), p. 51. Chez Saint-John Perse, la neige métaphorise l’exil, l’absence, le silence, et « cet éclat sévère où toute langue perd ses armes » (Neiges, O. C., Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1986, p. 162).

[19] Jean Cocteau, « Le camarade ».

[20] François Jullien, Cette étrange idée du beau, Paris, Le Livre de Poche, 2011 [1ère édition Grasset, 2010], p. 111-118. La figure 22 du Yi-king qui dit non le beau, mais l’embellissement, est celle « d’un délicat équilibrage par “imprégnation” et “estompement”, le tout évitant l’éclat. Rien de saillant, qui se détache et frappe l’attention : qui capte le regard et le séduise, ou le ravisse comme on dit que “c’est beau”. Et cet équilibrage est temporaire […]. » (ibid., p. 28-29).

[21] Cet idéal esthético-éthique n’est pas étranger, il me semble, à l’anti-cartésianisme discrètement militant de Madeleine de Scudéry. Voir ainsi, par exemple, dans Clélie, les pages admirables consacrées à la rêverie (Genève, Slatkine Reprints, 1973, II, 2, p. 890-893), et que connaissait bien Rousseau.

[22] Parenté bien connue des images d’orage, pour l’amour et la beauté : « Et l’éclair que l’on voit dans la nuit, qui fait qu’il est beau ? » (Plotin, Énnéades, « Du Beau », 1).

[23] « Encore que je sois demeuré d’accord avec vous de l’amour d’inclination qui fait ses terribles effets et si violents, je n’ay pas abandonné l’amour de choix et d’élection ou de cognoissance », écrit Charles d’Escoubleau, marquis de Sourdis à Madame de Sablé (Nicola Ivanoff, La marquise de Sablé et son salon, Paris, Les Presses modernes, 1927, p. 138-139). Francis Goyet note que c’est Port-Royal qui porte l’estocade à la copia (Le Sublime du lieu commun, Paris, Champion, 1996, p. 16).

[24] Platon, Le Banquet, 29. Diotime initie Socrate à une conception d’abord négative de la « beauté éternelle, qui ne connaît ni la naissance ni la mort, qui ne souffre ni accroissement ni diminution, […] qui ne se présentera à ses yeux ni comme un visage, ni comme des mains, ni comme une forme corporelle, ni comme un raisonnement, ni comme une science, ni comme une chose qui existe en autrui […] ».

[25] Thomas Laqueur, La Fabrique du sexe : essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 1992.

[26] Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, Paris, Le Livre de Poche, 1983, chap. I, p. 7-11.

[27] Charles Baudelaire, « La beauté », Les Fleurs du mal, XVII.

[28] L’Éducation sentimentale, ouvr. cité, p. 494.

[29] François Jullien, ouvr. cité, p. 74.

[30] André Breton, « Nadja », O.C., Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1987, p. 753. La pensée chinoise du beau quant à elle « fait barrage à la grande antinomie de la présence et de l’absence (d’où naît le tragique). » (François Jullien, ouvr. cité, p. 114). Une clef peut-être encore pour la beauté cornélienne, grave mais résolument non-tragique ?

[31] Véronique Nahoum-Grappe, « Beauté et laideur. Histoire et anthropologie de la forme humaine », Chimères n° 5/6, 1988, http://www.revue-chimeres.fr., et bien sûr Françoise Héritier, Masculin / Féminin. La pensée de la différence[1996] et Masculin / Féminin II. Dissoudre la hiérarchie, Paris, Éditions Odile Jacob, 2002.

[32] Cette date est aussi celle du terminus ad quem que donne Francis Goyet à son enquête sur le « lieu commun », ouvr. cité, p. 9.

[33] Sans oublier l’analyse nécessaire de cette scénographie substitutive…

[34] Co-ops : forces et/ou richesses alliées, mises en commun. Terence Cave, Cornucopia. Figures de l’abondance au XVIe siècle [1979], Macula, 1997, p. 31-61 et passim. Francis Goyet (ouvr. cité, p. 164, et 331-337) propose de traduire copia par « surabondance conviviale » (retrouvant le banquet), mais aussi par « souffle », « répandu sur tout le discours » et qui « l’infuse de toute part » de sa « pulsation profonde » (p. 332) : le rapprochement devient possible, toutes différences gardées, avec la « coloration spirituelle », ou le feng-shen « vent-esprit » glosés par François Jullien (ouvr. cité, p.  62, 115).

[35] Du nouveau à penser sur l’érotique de la beauté, vue du côté du désir et du plaisir féminins ?