Conversation critique n°15.1

 

La sociologie, qui n’est pas un genre littéraire consacré, subit sans doute moins fortement que l’histoire l’attraction de la littérature ; on ne parle pas, ou du moins pas encore, de « roman sociologique » comme on parle de roman historique. Mais on peut se demander si certaines des branches de la sociologie, en particulier la sociologie des goûts ou des « styles de vie », ne sont pas en train de prendre la place laissée vacante par le roman de mœurs, après que les romanciers (ou du moins leur avant-garde) en ont abandonné la formule. Par son exactitude, par la minutie de la documentation et le sérieux de « l’enquête », le roman réaliste à la Flaubert nous met au défi de distinguer entre la vérité littéraire et la vérité dans les sciences sociales. Si l’on fait une coupe synchronique dans Madame Bovary ou dans L’Éducation sentimentale, on obtient un schéma qui ressemble beaucoup à ceux des analyses factorielles de correspondances dont la sociologie des goûts fait volontiers parade. Ainsi tout, de son hôtel particulier à sa bibliothèque « de jeune fille », à son coupé, ou aux restaurants chics qu’il fréquente (le Café anglais, Véfour), dit la distance sociale qui sépare Frédéric Moreau (vingt-sept mille livres de rentes) de son ami Deslauriers, « le clerc », « le cuistre », « l’avocat » (sans cause), avec « son mauvais paletot de lasting », « sa pauvre redingote », « ses restaurants à trente-deux sous », ses « voyages en omnibus » et l’ouvrière qui lui tient lieu de maîtresse ; un autre système de différences oppose le luxe tapageur de la « constellation Arnoux » (à l’intersection de la bohême et de la spéculation) à l’ambiance feutrée, austère et raffinée de la « constellation Dambreuse », que sa « multipositionnalité » dans la haute finance et dans la haute politique, et sa double appartenance à l’aristocratie et à la grande bourgeoisie placent au sommet de la pyramide sociale. Par un effet de dominocentrisme bien visible dans les cartes que dessinent les explorations légitimistes de l’espace social, la description s’appauvrit à mesure qu’on va des classes supérieures aux classes moyennes, et des classes moyennes vers les classes populaires[*] : l’anatomie flaubertienne des goûts s’organise elle aussi autour de l’opposition entre la foule anonyme et indifférenciée et l’individu, entre le peuple, présent à l’arrière-plan sur la toile de fond historique mais qui ne participe pas à l’action romanesque proprement dite, et les protagonistes, qui appartiennent tous, par leur position, leur origine ou au moins leur trajectoire sociale, aux classes supérieures ou aux classes moyennes*.

Ce qui paraît littérairement vraisemblable peut pourtant être statistiquement et sociologiquement improbable ; ainsi Emma Bovary, « femme, jeune, mariée, mère d’un enfant, rurale et catholique, cumule les traits dont Durkheim a montré qu’ils constituaient les facteurs les plus efficaces de préservation du suicide [1] ». Le destin de Frédéric Moreau, dans L’Éducation sentimentale, n’est pas moins paradoxal : c’est au moment où il réunit toutes les chances et tous les facteurs de la réussite (fortune, relations, beau mariage en vue), que son ratage définitif se noue et se précipite. Ainsi, tout se passe comme si l’art du romancier se réfugiait dans l’écart entre le destin social correspondant aux propriétés sociologiques dont il dote ses personnages et le destin improbable qu’il leur ménage. Plus les personnages sont importants, plus la description de ces propriétés est fouillée et minutieuse, et plus cet écart est grand ; c’est précisément son amplitude qui individualise le personnage de roman, qui le propulse au premier rang et qui le transforme en héros en en faisant un être d’exception, échappant à la règle commune et par là-même « intéressant ». Comme son héroïne, Flaubert « se tue » au « travail du style » en voulant à tout prix faire sortir le merveilleux de l’ordinaire. Les singularités et les extravagances qu’il prête à Emma lui permettent de composer avec le pensum imposé par Bouilhet et Du Camp ; en imaginant son destin romantique et son improbable agonie, il se revanche du labeur et de la mortification imposés par la scène prosaïque des Comices. Ainsi le réalisme quasi sociologique de Flaubert sert à la fois d’alibi, de repoussoir et de tremplin à la fantaisie et au romanesque : à partir d’un fait divers qui a déjà pour lui les apparences de la banalité, et sous couvert d’étudier un cas concret, il forge un type idéal, qui s’oppose trait pour trait au type moyen, mais qu’il parvient, à force de minutie, à rendre vraisemblable et à faire passer pour un cas typique [2].

La brocante littéraire et l’obsession de l’authenticité

L’ambiguïté des relations que les sciences sociales entretiennent avec l’écriture littéraire se voit encore mieux lorsque les romanciers se risquent à choisir leurs héros dans les classes populaires. Ce n’est pas, comme on pourrait le croire en prenant au pied de la lettre leurs déclarations de principe [3], parce que les naturalistes se sont voulus les liquidateurs du roman romanesque et les fondateurs du roman « scientifique » et « expérimental » qu’ils sont les précurseurs des sociologues, mais parce qu’ils ont été confrontés à des problèmes analogues, du moins dans leur principe, à ceux que rencontre la sociologie lorsqu’elle entreprend d’étendre l’analyse des goûts aux classes populaires. Problèmes de valorisation et de réhabilitation du sujet, problèmes de documentation et d’enquête dans un milieu social distant et étranger[4]et, plus fondamentalement, problèmes de représentation et de « traduction » : comment donner une forme intelligible au témoignage vécu, au document brut, sans en altérer la saveur ? Comment faire passer le parler populaire, langue orale par excellence, dans cette langue doublement écrite qu’est la langue littéraire* ?

Handicapés et pénalisés par la position socialement défavorisée de leur objet, les lettrés qui s’intéressent aux classes populaires sont en revanche bien placés pour recueillir, s’ils savent s’y prendre, leur part de la plus-value symbolique produite par l’importation dans la sphère de la culture savante des matières premières arrachées aux cultures dominées (au sens anthropologique du terme de culture) : les matériaux « indigènes » décontextualisés, et notamment les fragments de « parler peuple » que les naturalistes incorporent à leurs romans sont l’équivalent, sous le rapport des sensations qu’ils procurent, des documents bruts – extraits d’entretiens, photographies, poésies, chansons populaires – que le sociologue ou l’ethnologue fait figurer dans un article ou qu’il produit dans un séminaire ; romanciers et sociologues refont, chacun à leur manière, et sans même le vouloir, le coup du montreur de Huron. Les uns et les autres sont tiraillés entre l’ambition de peindre ce « monde sous un monde » pour lui-même, dans sa couleur locale, et l’obligation de le représenter par référence au monde supérieur dans lequel vit leur public. Étroitement liée à l’image dominante du Peuple comme Nature, l’obsession de « l’authenticité » reflète la contradiction dans laquelle se débattent le romancier et son lecteur : c’est le changement de contexte qui, comme dans la brocante, confère une valeur symbolique à des biens qui n’auraient autrement qu’une valeur d’usage résiduelle ; mais, dans le même temps, cette décontextualisation risque de leur faire perdre leur valeur en leur faisant perdre leur altérité. L’amateur de pittoresque social demande au roman réaliste de lui faire vivre la « vraie » vie du Peuple, sans pour autant perdre sa conscience et son identité bourgeoises ; l’exigence d’authenticité est la variante populiste du fantasme romantique qui consiste à vouloir se fondre dans l’Autre tout en restant soi. « Je voudrais être ce Monsieur qui passe » – sans doute, mais à la condition de continuer à être Musset. Le détail authentique est celui qui atteste que l’ingénuité des personnages, des situations, des dialogues, etc., est restée intacte ; l’illusion que l’art du présentateur procure et entretient consiste à faire comme si le sens que l’on trouve à ce matériel, bribes de parler, lambeaux de vie populaire, était bien leur sens d’origine, et non celui que leur confère leur introduction sur le marché de la culture savante. [...]

Dire, comme le veut l’humeur bohême du moment, que la sociologie est un art, revendiquer pour le sociologue le droit à l’essayisme et les tourments délicieux de « l’écriture », est encore une manière de dire que la sociologie est tout, ou plutôt n’importe quoi, sauf une science [5].

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[*] Certaines notes ont été coupées : leur emplacement est noté par un astérisque.

[1] C. Baudelot, R. Establet, Durkheim et le suicide, Paris, PUF, 1984, p. 82.

[2] Le type idéal des sociologues, tel que le définit Max Weber, s’écarte également du type moyen, et il est, lui aussi, une « fiction cohérente », une « utopie » ; mais il ne prétend en aucune manière exprimer ou représenter la « réalité authentique ». Simple « guide pour l’élaboration des hypothèses », il n’a d’autre signification que celle d’un « concept-limite auquel on mesure la réalité pour clarifier le contenu empirique de certains de ses éléments importants et avec lequel on la compare ». M. Weber, Essai sur la théorie de la science, Paris, Plomb, 1965.

[3] « Ma pensée, en dépit de la vente plus grande que jamais du roman est que le roman est un genre usé, éculé, qui a dit tout ce qu’il avait à dire, un genre dont j’ai tout fait pour tuer le romanesque, pour en faire des sortes d’autobiographies, de mémoires de gens qui n’ont pas d’histoire » (E. de Goncourt, Réponse à l’enquête de J. Huret sur l’évolution littéraire [1891], cité par P. Cogny, Le Naturalisme, Paris, PUF, 1976, p. 52).

[4] « La composition, l’affabulation, l’écriture d’un roman : belle affaire ! Le dur, le pénible, c’est le métier d’agent de police et de mouchard qu’il faut faire pour ramasser – et cela la plupart du temps dans des milieux répugnants – pour ramasser la vérité vraie, avec laquelle se compose le roman contemporain » (Edmond de Goncourt, Journal, décembre 1871). « Pourquoi perdre son temps à peindre les sentiments d’une classe sans portée et sans éducation qui est plongée dans la matière jusqu’au cou et qui est répugnante à considérer ? » (Champfleury, Les Aventures de Mlle Mariette, 1853).

[5] Le lecteur aura compris que notre critique de textes, qui est avant tout un exercice de vigilance épistémologique à l’égard de l’importation incontrôlée de certains procédés de l’écriture littéraire dans l’écriture sociologique, n’appartient pas au courant « déconstructionniste ». Nous déconstruisons, sans doute, mais notre déconstruction porte sur les préconstructions qui empêchent la sociologie des classes dominées de construire son objet. Les sociologues et les anthropologues « post-modernes » ne dénonceraient sans doute pas avec autant de zèle le caractère construit des représentations proposées par les sciences humaines et ne confondraient pas dans la même ardeur la déconstruction des textes et la déconstruction (préventive) des objets, s’ils avaient réellement renoncé à attendre de ces sciences qu’elles donnent enfin une représentation « authentique » du Sauvage ou du Peuple. On trouvera une critique pénétrante des thèses de l’anthropologie post-moderne chez P. S. Sangren, « Rhetoric and the Social Reproduction of Texts », Current Anthropology, vol. 29, n°3, juin 1988.

 

Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le Populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature [1989], éd. Seuil, Points Essais, 2015, p. 286-293.

 

Hélène Merlin-Kajman

 05/02/2022

 

De la dernière partie de ce texte n'a été gardée qu'une phrase, pour sa note de bas de page. Elle nous rappelle, s’il en était besoin, que le mot « déconstruction » a plus d’un sens. Il a pu désigner le « déconstructionnisme » (lequel a ici sans doute un sens trop flou et très conjoncturel) ; et il peut évidemment désigner toutes les opérations de doute critique, de mise à distance et de démontage qui constituent le b-a-ba de l’aventure intellectuelle.

Aussi évidente que soit cette remarque, il n’est pas inutile, désormais, d’y revenir dès que possible : les désaccords viennent après, pas avant. Avant, ce ne seraient que propos de café du commerce ou de secte.

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« L’amateur de pittoresque social demande au roman réaliste de lui faire vivre la “vraie” vie du Peuple, sans pour autant perdre sa conscience et son identité bourgeoises ; l’exigence d’authenticité est la variante populiste du fantasme romantique qui consiste à vouloir se fondre dans l’Autre tout en restant soi. “Je voudrais être ce Monsieur qui passe” – sans doute, mais à la condition de continuer à être Musset. »

Or la phrase de Musset me convient. J’entends la douleur qu’elle formule : non pas le fantasme romantique de vouloir sortir de sa condition sociale, comme l’entend Claude Grignon, mais la douleur de l’individuation, de sa prison, démultipliée par l’expérience de la foule, de la ville, de l’anonymat : dans la rue, nulle rencontre n’est possible entre les êtres que l’on côtoie. C’est ainsi qu’a contrario, le texte de Fléchier, dont j’ai écrit aujourd’hui la saynète et qui raconte l’échec de la brève idylle amoureuse nouée entre un homme condamné aux galères et une fille déshonorée, me donne la sensation poignante d’approcher fugitivement un moment de deux vies radicalement autres : deux vies improbables s’y élancent brièvement l’une vers l’autre en pariant l’une sur l’autre. Outre leur passé lointain, ces deux vies appartiennent à des classes invisibles, sans pont habituel d’elles à moi : et cet éloignement qui confine au vertige ajoute à l’émotion que me cause le récit. Le point de contact est d’une fragilité abyssale : peut-être qu’il doit tout à mon imagination. Tout, à un « détail » près, que Barthes relevait à propos de la photographie : ça a été. Mais il faut un punctum dans l’art de la représentation pour le faire ressentir. Grignon le reconnaît dans Madame Bovary ou dans L’Education sentimentale : il le verse au compte d’un tour de passe-passe réussi, Flaubert glissant, dans une construction sociologique minutieusement exacte, des personnages fictifs inouïs, devenus de la sorte vraisemblables. L’inouï, pour le sociologue, n’est jamais vrai.

*

Évidemment, Fléchier aussi se pose des questions de vraisemblance – mais dans des termes totalement décalés par rapport aux questions léguées par le XIXe siècle et ici relayées par un sociologue. Fléchier ne cherche pas du tout à nous rapprocher du peuple. Je fais l’hypothèse quasi anthropologique inverse : malgré son indifférence voire son mépris social, il a été saisi par ce que Jean-Luc Nancy appelle « l’en-commun » (et Auerbach, la créaturalité). Le prisonnier veut conserver sa vie non par peur de la mort, mais par amour de la vie – l’incarnation, que Fléchier appelle « liberté ». Et le récit communique la force de cette pulsion de vie.

Bien sûr, je me demande si ma lecture, mon plaisir, ne sont pas suspects, socialement parlant ; et ce soupçon est nécessaire. Mais il ne doit pas tourner au procédé. Il ne doit pas balayer tout consentiment. Voici le paradoxe : plus quelqu’un me paraît autre, plus me saisit le vertige de l’individuation. Jamais je ne sortirai de la prison de mon corps-et-âme. « “Je voudrais être ce Monsieur qui passe” » non pas « à la condition de continuer à être Musset », mais parce que je ne sais que trop que je ne peux pas être quelqu’un d’autre que Musset ; que je ne pourrai jamais vérifier in situ cette évidence déchirante que moi et ce Monsieur qui passe, nous sommes semblables sur ce plan-là au moins : individués, c’est-à-dire distincts ; c’est-à-dire enfermés dans une prison similaire au sein de la même espèce ; nous avons en commun la limite de notre peau, où pivotent intérieur et extérieur, où se décident les enjeux de l’apparence et des signes. Tous deux nous nous savons séparés.

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Ce Monsieur qui passe me concerne donc inévitablement. Et ce que je demande à la littérature, c’est peut-être d’investir pour moi cette énigme (oui : à peine un concept), cet espace où se condensent le désir de se rapprocher jusqu'à se confondre et la conscience intacte de l’impossibilité d’atteindre.

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Ce texte d’un sociologue a le mérite de nous placer face au problème que nous esquivons depuis que nous avons commencé nos conversations critiques orientées par la question de la voix des opprimés : le problème du réalisme en littérature. J’ignore s’il est né en même temps que la sociologie : mais même s’il a des racines lointaines et nombreuses, il a pris corps au XIXe siècle et s’est prolongé dans les débats marxistes au XXe siècle, puis maintenant sociologiques. Or il laisse de côté des pans entiers de la littérature.

Pour le dire autrement, la sociologie me permettra-t-elle jamais de comprendre pourquoi deux vers d’Apollinaire m’ont aidée dans le passé : « Un jour, un jour, je m’attendais moi-même / Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes »... ?

A l’inverse, cette question, comment pourrait-elle résoudre les problèmes littéraires de la sociologie soulevés par Claude Grignon ?

En revanche, je pourrais m’aventurer à expliquer comment la compagnie intime de ces vers croise ma compréhension intime de la phrase de Musset – et cela, sans avoir recours à la béquille des genres...

Mais c’est une autre affaire. Justement.

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