Conversation critique n°13

 

 

Moment important que celui où une société a prêté des mots, des tournures et des phrases, des rituels de langage à la masse anonyme des gens pour qu’ils puissent parler d’eux-mêmes – en parler publiquement et sous la triple condition que ce discours soit adressé et mis en circulation dans un dispositif de pouvoir bien défini, qu’il fasse apparaître le fond jusque-là à peine perceptible des existences et qu’à partir de cette guerre infime des passions et des intérêts il donne au pouvoir la possibilité d’une intervention souveraine. L’oreille de Denys était une petite machine bien élémentaire si on la compare à celle-ci. Comme le pouvoir serait léger et facile, sans doute, à démanteler, s’il ne faisait que surveiller, épier, surprendre, interdire et punir ; mais il incite, suscite, produit ; il n’est pas simplement œil et oreille ; il fait agir et parler.

Cette machinerie a sans doute été importante pour la constitution de nouveaux savoirs. Elle n’est pas étrangère non plus à tout un nouveau régime de la littérature. Je ne veux pas dire que la lettre de cachet est au point d’origine de formes littéraires inédites, mais qu’au tournant du XVIIe et du XVIIIe siècle les rapports du discours, du pouvoir, de la vie quotidienne et de la vérité se sont noués sur un mode nouveau où la littérature se trouvait elle aussi engagée.

La fable, selon le sens du mot, c’est ce qui mérite d’être dit. Longtemps, dans la société occidentale, la vie de tous les jours n’a pu accéder au discours que traversée et transfigurée par le fabuleux ; il fallait qu’elle soit tirée hors d’elle-même par l’héroïsme, l’exploit, les aventures, la Providence et la grâce, éventuellement le forfait ; il fallait qu’elle soit marquée d’une touche d’impossible. C’est alors seulement qu’elle devenait dicible. Ce qui la mettait hors d’accès lui permettait de fonctionner comme leçon et exemple. Plus le récit sortait de l’ordinaire, plus il avait de force pour envoûter ou persuader. Dans ce jeu du « fabuleux exemplaire », l’indifférence au vrai et au faux était donc fondamentale. Et s’il arrivait qu’on entreprenne de dire pour elle-même la médiocrité du réel, ce n’était guère que pour provoquer un effet de drôlerie : le seul fait d’en parler faisait rire.

Depuis le XVIIe siècle, l’Occident a vu naître toute une « fable » de la vie obscure d’où le fabuleux s’est trouvé proscrit. L’impossible ou le dérisoire ont cessé d’être la condition sous laquelle on pourrait raconter l’ordinaire. Naît un art du langage dont la tâche n’est plus de chanter l’improbable, mais de faire apparaître ce qui n’apparaît pas – ne peut pas ou ne doit pas apparaître : dire les derniers degrés, et les plus ténus, du réel. Au moment où on met en place un dispositif pour forcer à dire l’« infime », ce qui ne se dit pas, ce qui ne mérite aucune gloire, l’« infâme » donc, un nouvel impératif se forme qui va constituer ce qu’on pourrait appeler l’éthique immanente au discours littéraire de l’Occident : ses fonctions cérémonielles vont s’effacer peu à peu ; il n’aura plus pour tâche de manifester de façon sensible l’éclat trop visible de la force, de la grâce, de l’héroïsme, de la puissance ; mais d’aller chercher ce qui est le plus difficile à apercevoir, le plus caché, le plus malaisé à dire et à montrer, finalement le plus interdit et le plus scandaleux. Une sorte d’injonction à débusquer la part la plus nocturne et la plus quotidienne de l’existence (quitte à y découvrir parfois les figures solennelles du destin) va dessiner ce qui est la ligne de pente de la littérature depuis le XVIIe siècle, depuis qu’elle a commencé à être littérature au sens moderne du mot. Plus qu’une forme spécifique, plus qu’un rapport essentiel à la forme, c’est cette contrainte, j’allais dire cette morale, qui la caractérise et en a porté jusqu’à nous l’immense mouvement : devoir de dire les plus communs des secrets. La littérature ne résume pas à elle seule cette grande politique, cette grande éthique discursive ; elle ne s’y ramène pas non plus.entièrement ; mais elle y a son lieu et ses conditions d’existence.

De là son double rapport à la vérité et au pouvoir. Alors que le fabuleux ne peut fonctionner que dans une indécision entre vrai et faux, la littérature, elle, s’instaure dans une décision de non-vérité : elle se donne explicitement comme artifice, mais en s’engageant à produire des effets de vérité qui sont reconnaissables comme tels ; l’importance qu’on a accordée, à l’époque classique, au naturel et à l’imitation est sans doute l’une des premières façons de formuler ce fonctionnement « en vérité » de la littérature. La fiction a dès lors remplacé le fabuleux, le roman s’affranchit du romanesque et ne se développera que de s’en libérer toujours plus complètement. La littérature fait donc partie de ce grand système de contrainte par lequel l’Occident a obligé le quotidien à se mettre en discours ; mais elle y occupe une place particulière : acharnée à chercher le quotidien au-dessous de lui-même, à franchir les limites, à lever brutalement ou insidieusement les secrets, à déplacer les règles et les codes, à faire dire l’inavouable, elle tendra donc à se mettre hors la loi ou du moins à prendre sur elle la charge du scandale, de la transgression ou de la révolte. Plus que toute autre forme de langage, elle demeure le discours de l’« infamie » : à elle de dire le plus indicible – le pire, le plus secret, le plus intolérable, l’éhonté. La fascination qu’exercent l’une sur l’autre, depuis des années, psychanalyse et littérature est sur ce point significative. Mais il ne faut pas oublier que cette position singulière de la littérature n’est que l’effet d’un certain dispositif de pouvoir qui traverse en Occident l’économie des discours et les stratégies du vrai.

Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes», dans Dits et écrits , Tome III, Gallimard, 1994, p.251-253.

 

 

 06/11/2021

 

 

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