Conversation critique n°8.2

 


[Jérôme David vient d’évoquer et d’essayer d’analyser le contenu d’une « cabane à bouquins » dont l’inscription sur la porte indique l’usage : « donnez, empruntez, partagez les livres que vous aimez »]

Ces formes de la mondialité littéraire échappent pourtant à une ressaisie d’ensemble : c’est là-haut une collection éditoriale prosélytique du « monde libre » d’il y a un demi-siècle, dont un volume parmi d’autres garde l’empreinte ; à côté, la vieille édition d’un texte français mineur du XIXe siècle qui ne fut guère traduit ; à mi-hauteur, le polar récent d’un auteur local où les recettes scandinaves du genre sont adaptées au décor d’une station de ski suisse ; et, par-ci par-là, les indices russes ou turcs d’une mondialité effective et tout sauf monolingue. La littérature mondiale ne s’y présente donc pas sur le mode de l’informe, mais sur le mode de l’informel.

3. J’emprunte cette conceptualisation de l’informalité à Stefano Harney et Fred Moten, et notamment à leur ouvrage The Undercommons

Leur perspective découle à mes yeux d’un triple héritage.

Dans le sillage de la sociologie américaine du travail et de l’opéraïsme italien des années 1960, très proches sur ce point précis, l’informalité consiste d’abord à étendre le champ de la pensée bien au-delà des seuls lieux et des seules autorités généralement associées à la connaissance et au savoir : une ouvrière sur sa machine, ou devant son tapis d’usine où défilent des pièces à vive allure, n’agit pas comme un automate — tout en rêvant à une autre vie sur le mode de la fantasmagorie ; elle réfléchit au monde qui lui passe littéralement entre les mains, elle ajuste sa place de travail à ses contraintes et à ses préférences, elle intervient dans ses relations avec ses pairs ou ses chefs en fonction de codes multiples qu’aucun règlement ne formalise. De même, un employé de bureau interprète sans cesse les consignes qu’on lui donne pour accomplir ses tâches d’une façon pour lui optimale, tout en tenant compte des attentes des collègues avec lesquels il coopère ou prend ses pauses.

Le monde social est ainsi traversé de part en part d’intellectualité. Ou, pour le dire avec Harney : « Quand je pense à l’étude ou au bureau [à ce que désigne pour lui le mot anglais « study »], je pense aussi bien aux infirmières durant leur pause clope qu’à ce qui se passe à l’université. »

Hériter de cette idée d’une intellectualité diffuse dans l’ensemble des groupes sociaux, cela équivaut, plus près de nous, à souscrire à ce que Jacques Rancière appelle « l’égalité des intelligences ». J’en conclus que quiconque dispose d’une bibliothèque où cohabitent des cultures littéraires de langues différentes — une bibliothèque qui contiendrait ne serait-ce qu’un seul texte en langue étrangère ou un seul texte traduit — pense la littérature mondiale à son échelle et à sa manière, qui peut évidemment être distraite, involontaire ou indifférente. Il faut compter avec cette intellectualité ordinaire de la littérature mondiale.

Si ma conférence était diffusée sur une plateforme me permettant de vous voir, vous qui m’écoutez, et si vous aviez fait le choix de prendre pour arrière-plan de vos visioconférences un pan de votre bibliothèque, comme cela arrive souvent, vous m’auriez sans doute donné à penser une forme supplémentaire de la littérature mondiale. Votre bibliothèque — visible, pour le coup — aurait nourri ma réflexion, à tout le moins de manière inconsciente.

La seconde généalogie de l’informalité dérive de l’ancrage de Fred Moten dans les « performance studies ». J’y vois pour ma part affleurer la radicalité des premiers « happenings » des années 1960 et, pour ce que j’en admire sur le sol européen, les interventions de Joseph Beuys ou de Robert Filliou.

Beuys a organisé plusieurs de ses expositions autour d’un dialogue avec le public, dont ne subsistent aujourd’hui que les tableaux noirs recouverts des schémas à la craie qui furent tracés durant ces séances. Ces performances impliquaient tout l’auditoire dans la production de formes communes, aussi bien symboliques que matérielles (dans telle école d’art, telle galerie, telle salle de musée) ; elles ouvraient à une pratique active et immédiate de la « sculpture sociale » collective de la société si chère à Beuys.

Quant à Filliou, le « Territoire de la République géniale » qu’il a proclamé au Stedelijk Museum d’Amsterdam en 1974 participait de la même esthétique dialogique : pendant un mois, l’artiste a hissé au rang d’art ses discussions avec les visiteurs ; sans leurs réflexions et leurs rêveries sur la république géniale, plus rien — ni l’art, ni l’artiste, ni le musée — n’aurait plus eu de sens.

De telles œuvres naquirent d’une informalité revendiquée comme condition de l’art — non pas un informe sans devenir, que les visiteurs seraient venus troquer contre un savoir de l’œuvre sûr de son droit muséal, mais un informel accueilli au musée, diffus au dehors, aux contours imprévisibles, et qu’une pratique artistique assemblerait, aviverait et accompagnerait vers des formes, aussi éphémères et pauvres fussent-elles. Le « Territoire de la littérature mondiale » pourrait n’être à son tour rien d’autre que la somme des occasions données à n’importe qui, depuis deux siècles environ, de réfléchir avec d’autres à la mondialité de la littérature.

Le dernier héritage sensible dans les propositions théoriques de Harney et Moten est issu de la « black music » — des manières qu’ont eues certains groupes d’artistes afro-américains de faire du jazz improvisé, de la « soul music » ou du rap. De John Coltrane à Ol’ Dirty Bastard du groupe Wu-Tang Clan, Moten a détaillé les chemins par lesquels certaines sociabilités en vigueur parmi les Afro-américains (ce qu’il qualifie de « black sociality ») en sont venues à imprégner des genres musicaux jusqu’à en devenir des éléments constitutifs.

Les formes musicales ont alors accueilli une informalité diffuse et fugitive, un en-deçà des normes sociales échappant à tout inventaire, et se sont présentées comme autant d’émergences provisoires de ce fonds commun, mouvant et critique. La « black music » a même parfois mis en abyme cette dette à l’endroit de la « black sociality », comme dans ce morceau de Marvin Gaye commenté par Moten, dont j’aimerais vous faire écouter le début pour mieux comprendre ce qu’il en dit dans son analyse.

Marvin Gaye, donc, dans « What’s going on ? », un titre de son onzième album produit par la Motown en 1971 [écoute].

Ecoutons maintenant Fred Moten parler de ce morceau de Marvin Gaye dans un entretien où il le mobilise pour donner à comprendre la notion d’« informalité » (je me suis permis de traduire le passage en français) :

« L’exemple classique de ce dont parle Stefano [Harney, à propos de la « study»], c’est “What’s going on ? ” de Marvin Gaye — et bien sûr le titre te le fait déjà savoir : waow, un truc is going on ! Cette chanson émerge de ce que quelque chose a déjà lieu. Ainsi, depuis une certaine perspective pourtant limitée, on reconnaît, il y a ces gens qui circulent alentour et parlent et se saluent — et soudain quelque chose que l’on reconnaît être de la musique émerge de ça. Mais là, si tu réfléchis un quart de seconde, tu te dis, “mais la musique était déjà là”. On faisait déjà de la musique. Donc, ce qui émerge n’est pas la musique en général, par opposition au non-musical. Ce qui émerge est une forme, à partir de ce que nous appelons [avec Stefano Harney] l’informalité. L’informel n’est pas l’absence de forme. C’est ce qui donne forme. L’informel n’est pas informe. Et ce que ces gens sont occupés à faire au début de “What’s going on ? ”, c’est de la study. Et quand Marvin Gaye se met à chanter, c’est aussi de la study. Ce n’est pas de la study, de l’étude, qui surgirait d’une absence d’étude, d’une absence de study. C’est une extension de la study. […]

Si ça venait de nulle part, si ça partait de rien, ce genre de trucs cherche juste à te faire savoir que tu as besoin d’une nouvelle théorie du rien et d’une nouvelle théorie du nulle part. »

Il en va de même de la littérature mondiale : si ça venait de nulle part, la « cabane à bouquins » chercherait précisément à nous faire savoir que nous avons besoin d’une nouvelle théorie du nulle part ; si ça part de rien, alors il nous faut une nouvelle théorie du rien.

Jérôme David, « Construire et déconstruire une bibliothèque de la littérature mondiale » (Collège de France, 16 mars 2021 : https://www.college-de-france.fr/site/william-marx/seminar-2021-03-16-15h30.htm) ,

Hélène Merlin-Kajman

20/04/2021

 

Un informel ni informe ni formalisé : la proposition suscite mon adhésion et mon enthousiasme.

*

Telle que je la comprends, l’informalité n’est pas un moyen terme qui accrocherait la forme à l’informe en réconciliant les deux antonymes ; mais un terme qui jette avec allégresse une ombre sur chacun d’eux, dérange leurs contours et leurs frontières et peut-être même jusqu’à la pertinence de leur opposition.

A la vérité, ce n’est pas la première fois, et l’on pourrait par exemple convoquer le sublime, ou toutes les figures de l’inachèvement ; ou, directement greffé sur le marxisme, le concept de production substitué à celui de création : et de co-production du sens entre le lecteur et l’auteur. L’intérêt que je trouve tout de suite dans l’informalité, c’est que son concept circonscrit une antécédence dynamique et sociale (démocratique) qui ne s’efface pas de façon dialectique dans l’assomption de la forme, mais continue d’agir de façon sensible.

Immédiatement je pense à la transitionnalité : elle aussi dérange des oppositions : celle du monde interne (ou intrapsychique) et celle du monde externe (ou « réel »), bien sûr ; mais également celle de de la forme et de l’informe (car un phénomène transitionnel n’arrête pas de se déformer et de se reformer en fonction des nécessités du moment). L’informalité serait-elle un nom possible de la transitionnalité, mais dégagée à partir d’autres repères théoriques que ceux de la psychanalyse ? Son concept permettrait-il d’éclairer les phénomènes transitionnels tout particulièrement quand ceux-ci sont partagés de façon invisible dans des pratiques sociales ordinaires ?

Je ne sais pas encore, mais l’hypothèse provoque ma curiosité. De toute façon, le concept d’informalité a une force d’entraînement : c’est même cette force qu’il nomme, et dont il communique l’élan, le désir.

Cependant, Jérôme David se penche sur la littérature mondiale. Même si sa réflexion m’invite dans la question (il y a dans ma bibliothèque bien des livres de « littérature mondiale » accueillis là d’une façon « distraite, involontaire ou indifférente », à côté d’autres manières plus consciemment investies), je n’ai pas d’idée sur le sujet. Mais la question de la forme hante toute réflexion sur la littérature, et peut-être tout particulièrement quand on a travaillé sur le XVIIe siècle.

*

Dans ses Mémoires, Saint-Simon vitupère contre Versailles, qui est pour lui le signe d’une effroyable tyrannie exercée sur la nature, écho de celle du roi sur son royaume. J’aime ses flots de colère pris dans une forme verbale vertigineuse sans cesse au bord du chaos. Mais j’aime aussi Versailles, les jardins à la française, les escaliers droits, la symétrie des vases en pierre, les perspectives. Les attaques dont le « classicisme », assimilé à une normativité mortifère, a fait l’objet de la part des « modernes » rendent aveugle à ce qui est en jeu dans la passion de la forme. Si j’ai qualifié de « classico-baroque » un ensemble de formes sociales, culturelles, littéraires, produites au XVIIe siècle, c’est en les rapportant à des mouvements collectifs de subjectivation : informalité ?. Oui, « quelque chose a déjà lieu » quand Vaugelas écrit ses Remarques (qui ne sont pas une grammaire) ou quand La Rochefoucauld publie ses maximes, forme éminente s’il en est. Et l’enjeu n’est pas celui d’une élite mondaine ou de jeux de salon : j’ai une idée plus exposée (plus engagée) de ce quelque chose qui a lieu en commun. La forme rapproche chacun en commun de ce qui le menace, sans l’expulser dans l’autre : il faut non pas maîtriser la parole mais s’entre-parler (mais on a toujours déjà commencé) ; non pas abattre l’amour-propre, mais s’entre-regarder (mais on ne sait jamais où un regard s’origine : dans mon visage ? dans le tien?).

L’informalité évoquée par Jérôme David considère la forme à ce moment d’émergence qui ne la sépare pas des contacts dynamiques dont elle naît et dont elle va porter l’empreinte. Pas de forme détachée – pas encore. Ou jamais ?

C’est une question. Des exemples qu’il donne, je conclus que la prise en considération de l’informalité (que ce soit du côté du créateur ou que ce soit du côté du critique) modifie la forme elle-même : son dessin comme son dessein. Une forme qui « revendique » l’informalité « comme condition de l’art » ne se détachera pas complètement de ce qui l’entoure : elle le traîne avec elle comme une sorte de queue de  comète. Elle se destine à entrer en interaction plus évidemment aléatoire et dynamique avec ses usages, en amont comme en aval. Elle rend impossible la célébration du génie : plus personnne n’aura l’idée de couronner Pétrarque au Capitole. Même la souveraineté de Bataille est écartée : car ce n’est pas le gros orteil informe qui défie le cheval académique. L’informalité n’est pas une profanation.

*

Soit. Mais j’ai des réticences dont je sais mal mesurer d’où elles me viennent (peut-être d’une source mauvaise comme l’amour-propre ?).

Je me demande si l’on se débarrasse si facilement de la souveraineté. Et autant je souscris pleinement à l’idée d’une intellectualité diffuse dans les activités sociales les plus ordinaires, autant je me méfie d’un égalitarisme radical qui refuserait de faire justice à la passion créatrice de forme, passion à laquelle tout le monde ne se consacre pas ; et qui, parallèlement, empêcherait d’entrevoir les détresses abyssales (et les apories pédagogiques, politiques) induites par des pratiques fondées trop religieusement sur la conviction théorique d’une « égalité des intelligences ».

Les exemples de Beuys et de Filliou donnés par Jérôme David élargissent le domaine de la forme en partageant sa cause finale et en lui ajoutant les caractéristiques de l’éphémère et du hasard. Mais la figure de la souveraineté n’en est pas nécessairement troublée : le premier « a organisé plusieurs de ses expositions autour d’un dialogue avec le public » ; le second « a hissé au rang d’art ses discussions avec les visiteurs... »

Pour toutes sortes de raisons, l’exemple de Marvin Gaye me parle bien davantage. Je relie son informalité à un moment de passage à la forme auquel tout le monde participe volontairement quoique sans projet conscient - sans totale absence de projet non plus. Le chemin, ils le connaissent, serait-ce à leur insu. Les présents ne se sont pas donné le mot, mais il y a un devenir de leur présence qui ne se confond pas avec le hasard, ni avec la décision expérimentale d’un artiste qui les aurait rassemblés là pour qu’ils se prennent à leur tour pour des artistes ou qu’ils deviennent sa matière (je sais, je force le trait). L’informalité me paraît opérer alors sur fond d'une dynamique toujours latente : « un truc is going on », comme dans le flamenco – et ça arrive parce que c’est déjà arrivé plus d’une fois, on ne sais pas quand a eu lieu la première. Et quoi qu’en dise Florence Dupont dans L’Invention de la littérature, ça reste sensible même dans un enregistrement, lequel efface la performance, son événementialité, un enregistrement qui permet de réécouter le chant autant qu’on le veut, loin de son informalité tout en en étant atteint, touché. La performance n’est pas le pur événement qu’on veut bien dire, elle ne naît pas « de rien » ni « de nulle part ». Quelque chose a lieu, oui, parce que ça a déjà eu lieu auparavant quelque part. Il y a quelque chose comme une convention tacite - ou plutôt, l’acceptation d’une déprise commune, d’un abandon à un « truc » - d’un concernement, mais contrôlé, guidé, comme dans la transe.

Je ne suis pas certaine qu’on puisse rattacher directement cette dimension à celle de l’intellectualité ordinaire, sauf à souligner qu’aucune intelligence ne se passe de l’imagination – entendue comme auto-hypnose jamais solipsiste.

*

Alors, j’ai envie de faire un crochet (peut-être hors-sujet) du côté des pathosformeln d’Aby Warburg – les « formules de pathos ». Aby Warburg pense là un oxymore qui n’est pas davantage un moyen terme entre la forme et l’informe. Je comprends qu’il nomme ainsi ce que l’humanité se transmet d’une imprégnation traumatique inscrite dans des gestes, des ébauches de formes où sont emprisonnées (mais toujours prêtes à se libérer) des particules traumatiques en suspension dans toute expérience d’être humain. Il ne s’agit pas de représentation : mais de gestuelle (fuite, effroi, torsion, effondrement...) dont la forme garde l’empreinte. Il y a là un savoir qui ne se sait pas, une attention incorporée, de la vigilance toujours prise en défaut mais toujours en attente de reconnaître que « quelque chose arrive ». Une propagation pathique hyper-ordinaire, surexposée, un secours, formé au cas où (et le « cas où » arrive toujours, toujours bon à reprendre une fois la violence de l’impact derrière soi) : quelqu’un commence un geste, lance une parole, la suite s’improvise, le canevas est là, la menace de la destruction palpable, la forme contiguë, le frémissement soulève une sociabilité peu à peu portée à la forme…

Est-ce de l’informalité ?

 

Powered by : www.eponim.com - Graphisme : Thierry Mouraux   - Mentions légales                                                                                         Administration