Conversation critique n°6

 


Art et nature. — Les Grecs (ou du moins les Athéniens) aimaient entendre bien parler : ils avaient même pour cela un penchant avide qui, plus que toute autre chose, les distingue des non-Grecs. Et ils exigeaient donc même de la passion représentée sur scène qu’elle parle bien, et s’abandonnaient avec ravissement à la non-naturalité [Unnatürlichkeit] du vers dramatique : — dans la nature, la passion est si avare de paroles ! si muette et si embarrassée ! Ou bien, lorsqu’elle trouve les mots, si perdue et si irrationnelle, si honteuse d’elle-même ! Et nous sommes tous habitués, grâce aux Grecs, à cette non-naturalité de la scène, tout comme nous supportons, et supportons en y prenant plaisir, grâce aux Italiens, cette autre non-naturalité qu’est la passion chantante. — C’est devenu pour nous un besoin que nous ne pouvons satisfaire dans la réalité que d’entendre des hommes placés dans les situations les plus difficiles parler élégamment et abondamment : nous éprouvons désormais du ravissement lorsque le héros tragique trouve encore des paroles, des raisons, des gestes éloquents et en fin de compte une intellectualité lumineuse [ helle Geistigkeit] là où la vie s’approche des abîmes, et où l’homme réel perd le plus souvent la tête et le beau langage. Cette espèce de déviation par rapport à la nature est peut-être l’aliment le plus agréable pour la fierté de l’homme ; c’est grâce à elle qu’il aime l’art, en tant qu’expression d’une non-naturalité et d’une convention élevées, héroïques. C’est à juste titre que l’on adresse des reproches au poète dramatique quand il ne métamorphose pas tout en raison et en parole, et qu’il conserve toujours par-devers lui un reste de silence : — de même qu’on est mécontent d’un musicien d’opéra qui ne sait pas trouver une mélodie pour rendre l’affect le plus élevé, mais seulement un bredouillement et un cri pathétiques et « naturels ». C’est justement ici qu’on a le devoir de contredire la nature ! C’est justement là que le charme commun doit s’effacer devant un charme supérieur ! Les Grecs vont loin dans cette voie, loin — terriblement loin ! De même qu’ils donnent à la scène la forme la plus étroite possible et s’interdisent tous les effets que permettent des arrière-plans profonds, de même qu’ils font en sorte d’interdire à l’acteur le jeu de mimique et l’aisance du mouvement, et le transforment en un mannequin solennel, raide, pareil à un masque, de même ils ont privé la passion aussi d’arrière-plan profond et lui ont dicté la loi du beau langage, ils ont même tout fait de manière générale pour s’opposer à l’effet élémentaire des images suscitant la terreur et la pitié : ils ne voulaient justement pas de la terreur et de la pitié, — avec tout mon respect pour Aristote, mon plus profond respect ! mais il n’a certes pas atteint la cible, encore moins mis dans le mille, lorsqu’il a parlé du but ultime de la tragédie grecque ! Que l’on considère donc ce qui a le plus excité l’ardeur au travail, l’inventivité, l’émulation des poètes tragiques grecs, — ce n’était certainement pas de subjuguer les spectateurs par des affects ! — L’Athénien allait au théâtre pour entendre bien parler ! Et c’est de beaux discours que s’occupait Sophocle — qu’on me pardonne cette hérésie ! — Il en va bien autrement de l’opera seria : tous ses maîtres s’efforcent d’empêcher que l’on comprenne leurs personnages. Une parole saisie au vol peut bien à l’occasion venir en aide au spectateur inattentif : dans l’ensemble il faut que la situation s’explique d’elle-même, — les discours n’ont aucune importance ! — voilà leur avis et ils ont tous joué un bon tour aux mots. Peut-être leur a-t-il seulement manqué du courage pour exprimer pleinement leur souverain mépris pour les mots : un peu plus d’impudence chez Rossini et il aurait fait chanter la-la-la-la du début à la fin — ce en quoi il y aurait eu de la rationalité ! Il ne faut justement pas croire « sur parole » les personnages d’opéra, mais sur le ton ! Voilà la différence, voilà la belle non-naturalité pour laquelle on va à l’opéra ! Même le recitativo secco ne doit pas être écouté au fond en tant que parole et texte : cette sorte de demi-musique a bien plus pour fonction première d’apporter un peu de repos à l’oreille musicale (le repos de la lodie, en tant qu’elle est la jouissance la plus sublime, et par conséquent aussi la plus épuisante de cet art), — mais très vite quelque chose d’autre : à savoir une impatience croissante, une résistance croissante, un nouveau désir de musique complè te, de mélodie. — Qu’en est-il, de ce point de vue, de l’art de Richard Wagner ? Peut-être en va-t-il autrement ? J’ai souvent eu l’impression qu’il aurait fallu apprendre par cœur avant le spectacle les paroles et la musique de ses créations : faute de quoi — me semblait-il — on n’entendait ni les paroles, ni la musique.

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir (1882), trad. Patrick Wotling, GF Flammarion, 2007, II, 80, p. 127-129. 

 

 

 

 

 

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