Air du temps n°1

De la « race » à l’« identité »

 

 

 

Préambule

 

« [I]l n’y a de commun qu’en fonction d’une diversité de peuples et d’individus », note François Jacquet-Francillon dans son livre La Morale de l’humanité (p. 290) qui retrace la façon dont les modèles éducatifs modernes se sont appuyés, à partir du XIXe siècle, sur un humanisme moral égalitaire, inconcevable tant que la société reposait sur le principe de l’inégalité hiérarchique des êtres humains : non pas égaux, mais inégaux en dignité.

La réflexion qui suit se situe dans la continuité de ces analyses. François Jacquet-Francillon y suggère, de façon bien dérangeante, que si l’idée d’un racisme biologique a nettement régressé depuis la Seconde Guerre mondiale, les idéaux identitaires, pourtant souvent « anti-racistes », trouvent eux aussi leurs fondements dans la conviction de l’existence d’une hiérarchie distinguant les êtres humains en les appariant dans des groupes hostiles qui, chacun, revendique pour lui-même une dignité spéciale, différente de celle des autres groupes.

Ses analyses rejoignent ainsi celles qu’Hélène Merlin-Kajman avaient ébauchées dans son article sur le trigger warning.

Transitions

Francois Jacquet-Francillon est professeur honoraire à l'université Lille 3. Il a publié récemment La morale de l'humanité. Enquête sur les univers éducatifs. XVIII-XXe siècle, Paris, Hermann, 2020).

 

 

 

 

 

De la « race » à l’« identité »

 

 

François Jacquet-Francillon 

08/05/2021

 

 

Habituellement, ce qu’on lit ou entend dans les médias, dans la sphère journalistique et politique, sur l’« identité » (nationale, malheureuse, blessée, menacée, etc.) ne tient aucun compte des mises en garde prononcées par nombre de philosophes, d’anthropologues ou de sociologues quant à l’usage, toujours délicat et souvent discutable, d’une telle notion. Pour ne prendre qu’un exemple d’approche critique, je renvoie à un opuscule de Marcel Détienne, L’identité nationale, une énigme (Paris, Gallimard, 2010).

Pour accréditer et, peut-être, approfondir ces doutes, je propose d’identifier d’abord, en deçà de la notion d’identité, le discours dans lequel cette notion est elle-même élaborée : c’est un discours de hiérarchisation des groupes humains (peuples, nations, catégories sociales). Or l’histoire longue de cette problématique comporte deux temps.

Sous l’Ancien régime, on a postulé que la hiérarchie qui sépare, par exemple, les catégories privilégiées et les paysans, ou bien les peuples civilisés et les peuples sauvages, repose sur une loi transcendante donc sacrée, de même que la monarchie apparaît fondée dans un « droit divin ». C’est ainsi que, d’après le Dictionnaire de Furetière (1680), le noble s’élève au-dessus du roturier «  par sa naissance, par ses charges, ou par la faveur du Prince », si bien que « Les paysans sont toujours ennemis des Nobles... ».

Dans un second temps, celui des sociétés modernes, la hiérarchie sociale a semblé fondée sur des références immanentes donc séculières. Mais il y a eu jusqu’à aujourd’hui deux définitions distinctes de ces références immanentes. La première caractérise le XVIIIe siècle, surtout le XIXe et une grande partie le XXe, et c’est la référence à la race comme réalité biologique. Lorsque la notion de race, en effet, entre dans les sciences naturelles, elle s’applique non plus à des castes privilégiées mais à des populations ou plutôt des peuples, que la nature distinguerait les uns des autres et surtout qu’elle situerait à différents niveaux ou différentes étapes sur le chemin du progrès : les uns sont plus haut ou en avance, les autres stagnent en-dessous et sont en retard, et peut-être sont-ils voués à y rester de par leur constitution. Je n’entre pas dans la question des différences entre les conceptions « monogénistes » du XVIIIe siècle et les convictions « polygénistes » du XIXe ; j’indique malgré tout qu’au XIXe siècle, la notion de race est fondée sur le rejet (souvent mais pas toujours...) de l’idée d’humanité unique et universelle qui avait caractérisé le monogénisme de la pensée des Lumières.

Ce qui m’intéresse ici, c’est le fait général qu’au XIXe siècle, une « raciologie » à prétention scientifique a imposé son régime d’évidence, s’est donné un statut de vérité en se prévalant d’une loi de la nature qui permettait de séparer les soi-disant « races inférieures » et les « races supérieures » (comme dans un fameux discours de Jules Ferry en juillet 1885). Chacun sait le parti que les nazis ont tiré de ces manières de voir, Hitler ayant puisé dans quelques ouvrages pseudo-scientifiques inspirés par une extrapolation raciste de la théorie darwinienne de la sélection naturelle (ce qu’on a appelé le « darwinisme social »).

Mais de nos jours, en particulier après les catastrophes de la Seconde Guerre mondiale, si la tendance à hiérarchiser les groupes humains est toujours insistante dans notre culture, un autre principe immanent de hiérarchisation a désormais la faveur du public. Ce principe s’appuie non plus sur une loi de nature mais sur une loi ou prétendue loi de l’histoire (c’est une autre version, qui reste à expliquer, du thème du progrès). Tel est en tout cas le socle épistémologique de ce qu’on nomme, précisément, l’identité, concept qui renvoie bien davantage à l’histoire (des civilisations) qu’à la biologie et à des types naturels et fixes…

Je suggère par conséquent que le concept d’identité s’est substitué au concept de race pour promouvoir un principe de division anthropologique et de hiérarchisation des peuples. Ceci signifie que nous ne nous rapportons jamais à notre identité autrement que comme à un esprit collectif supérieur aux autres (une religion, des arts, des attitudes devant la vie, des conceptions politiques pratiques et théoriques, etc.), d’autant que cet esprit a été constitué au fil des siècles, donc a été transmis par de valeureux prédécesseurs aux successeurs que nous sommes.

N’en déduisons pas pour autant, que le concept de race et le concept d’identité sont équivalents. J’invite juste à méditer sur ce phénomène de disparition d’une notion et d’apparition d’une autre qui lui fait suite, certes sans la répéter mais en accomplissant des fonctions comparables… Ce phénomène est d’ailleurs assez courant. Si je devais en fournir un autre exemple, je citerais, sur le terrain de l’histoire de l’enseignement secondaire au XIXe siècle, le discrédit qui frappe peu à peu le mot « rhétorique » au profit du mot « littérature », à mesure que le lycée renouvelle les fins et les moyens pédagogiques de l’ancien collège. Sur un tout autre terrain, celui des problèmes que nous pose le terrorisme islamique, on pourrait également questionner le fait que nous parlons de « radicalité » et non plus de « fanatisme » (notions qui, pourtant, depuis le XVIIIe siècle, s’appliquait à certains débordements religieux).

Je précise enfin que les discours successifs de hiérarchisation coexistent avec des rapports de domination déterminés (ceci se comprend si l’on rappelle cette proposition de Foucault : « Les discours sont des éléments ou des blocs tactiques dans le champ de rapports de force » (La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 134))… Disons qu’au XIXe siècle, époque d’efflorescence du racisme pseudo-scientifique, ces rapports de domination appartiennent au contexte de la colonisation (de terres étrangères et d’étrangers sur leurs terres) ; alors qu’aujourd’hui, où tout nous appelle au repli sur nos certitudes identitaires pourtant vacillantes, ces rapports sont élaborés dans le contexte de l’immigration (d’étrangers qui arrivent sur le sol national). D’où une série de problèmes pratiques et politiques assez difficiles à concevoir et à résoudre. Je ne me risque pas à défendre une position plutôt qu’une autre...

Le discours de la race, même s’il a des résurgences et est encore inscrit dans le désir collectif, même s’il revient en force, semble-t-il, est globalement refusé depuis la fin de la Seconde Guerre. Il est facile, en effet, de constater que ce discours, dans le contexte nouveau de l’immigration (par différence avec la colonisation, je le répète), est contré par un très fort courant de morale publique qui célèbre la tolérance et la solidarité interhumaine – d’où le succès des groupements militants à vocation « anti-raciste ».

La substitution d’un discours de l’identité au vieux discours de la race, et l’impossibilité de tenir un discours raciste explicite se vérifient d’ailleurs au fait que certains groupes extrémistes de droite sont contraints de se présenter comme des « identitaires », alors que leurs propos et leurs actes ne sont pas sans évoquer la vieille hiérarchisation raciologique des peuples… et aboutissent d’ailleurs à interpréter les processus de l’immigration comme un processus de colonisation inversé - d’où la thèse paranoïaque du « grand remplacement » dont nous ferions désormais l’objet.