Séminaire de Patrice Loraux  : 

« Exercices d'incertitude »

Séance du 04 janvier 2016

 

Préambule

Patrice Loraux est philosophe : agrégé, il a été maître de conférences à l’Université Paris 1 et directeur de programme au Collège International de Philosophie de 1989 à 1995. Il a écrit Les Sous-main de Marx (Hachette, 1986) et Le Tempo de la pensée, Seuil, 1993, et de nombreux articles.

Mais Patrice Loraux préfère dispenser un enseignement oral, penser-parler : et il suffit de l’écouter une fois pour comprendre. Il donne un séminaire à l’EHESS depuis 1995 (105, bd Raspail, s. 2). Nous sommes heureux et fiers que Transitions l’accueille cette année. (lire la suite)

H. M.-K.

 

 

 

 

Patrice Loraux : Exercices d'incertitude

Séance n° 1, 04 janvier 2016

 

 
 

 

 

 

 

           

0 : 00 Avant de commencer: 1) Je formule des vœux personnels aisés, faciles : je souhaite tout ce qu’on peut désirer. 2) Je désire rappeler Marc Richir, grand philosophe disparu il y a un peu plus qu’un mois. Philosophe intransigeant, très incommode, quelqu’un qui a su maintenir la philosophie à sa hauteur : j’espère qu’il aura ses lecteurs, c’est une grande perte pour moi. Je suis navré que le Monde qui avait reçu une nécrologie ait jugé préférable la faire passer en ligne et non pas en papier. 3) J’ai failli arrêter le séminaire pour des questions de santé, je suis très fatigué, après 27 ans ici.

07 : 00 Souvenir de la peine que me fait la disparition de cet ami, Marc Richir, qui a beaucoup compté dans l’amitié et dans ma façon d’être philosophe. Il avait l’habitude de me dire : « Voilà en philosophie comment je traite les choses, toi en grec comment tu dis ? ». Moi je répondais comment et on s’arrangeait. Dans l’humour, on a eu le privilège de ne jamais s’engueuler et c’était très rare pour lui (et il y a des témoins ici !)

8 : 38 Le titre du séminaire : Exercices d’incertitude. Exercices, presque un mot technique. Vous savez que Valéry prônait beaucoup l’exercice au détriment de tout ce qui était doctrinal.

10 : 10 L’incertitude du philosophe : je crains que la philosophie pour un philosophe ne soit jamais ce que la géographie est pour un géographe : autrement dit, il est dans l’incertitude de son propre domaine, de son propre terrain, sol, limite. Ça, c’est tout ce que j’ai toujours qualifié sous le nom de conjecture. Ce mot est assez connu par les mathématiciens, peu utilisé en dehors.

11 : 02 Une conjecture c’est tout de même un peu d’avance sur le savoir qu’on n’a pas. En lançant une conjecture, on prend un peu d’avance sur le savoir qu’on n’a pas. C’est sans garantie, ça tiendrait presque de la dette de savoir. Il est évident qu’il y a un risque dans cette affaire-là, à savoir que s’il y a une incertitude pour le philosophant de ce que c’est que philosopher, ça peut dériver à l’infini et ça peut devenir des préliminaires interminables. Ce danger n’est jamais exclu et c’est la grande menace de l’extraordinaire amplitude des préliminaires et de la pré-philosophie. Ce qui veut dire : jusqu’où c’est de la philosophie, à partir de quand ça l’est, à partir de quand ça ne l’est plus, voilà le genre des questions. Ceci est déjà un style de philosophie. Un style, c’est-à-dire une menace, une façon de faire en philosophie qui menace de jamais y arriver. C’est pas bon évidemment de ne pas y arriver, mais c’est pas bon non plus d’y être tout de suite et c’est trop facile d’être sûrs d’y arriver.

14 : 45 Ces dernières années, j’ai un peu maltraité la philosophie en la soumettant à des questions un peu bizarres. Si j’ai pratiqué ça, c’était pour la réveiller de ce qui la menace toujours, c'est-à-dire la vulgate populaire ou la doctrine des savants. Dès que les choses cessent d’être en mouvement, les significations se figent, et alors elles deviennent dures comme la pierre, on finit par les prendre comme des choses, et on finit par se demander si elles existent, ce qui est la plus mauvaise question qu’on puisse poser en philosophie. Ce n’est pas la question de l’existence ou de l’inexistence d’une signification, mais il y a une allergie entre la signification et ce que signifie le verbe exister.

17 : 19 Cette question que je viens d’amorcer est introduite par le mot « incompatibilité ». Chez Hegel, il n’y a pas d’incompatible : incompatible ça veut dire qu’on ne peut pas coexister. C’est une opposition des contraires, qui, comme disait Aristote, appartiennent au même genre. Bien autre chose que se demander ce que sont des incompatibles. On le dit pour un assemblage de couleurs : ça ne va pas ensemble. Je le dis d’avance : faire de la philosophie, ce sera avoir les meilleurs rapports possibles avec l’incompatible, mieux : des rapports de joie avec l’incompatible. L’affaire difficile, c’est que pour tout ce que je vais faire il y a une difficulté initiale qui est que le langage est mal réglé sur le mouvement, ou vice-versa, ce qui fait qu’il y aura toujours des difficultés, des conflits : pour les Eléates, qui sont les véritables harpies qui ont dominé l’histoire de la philosophie, les mouvements et les significations sont des incompatibles, quand vous les mettez ensemble ou bien le mouvement s’arrête ou la signification se dissout. Songez au paradoxe d’Achille et la tortue.

20 : 12 C’est là que le mot « exercice » va entrer en scène et bientôt en acte pour essayer de réduire l’incompatibilité du mouvement et des significations. Le problème est très simple : soit un officier qui dit : « En avant ! » et personne ne bouge. Il y a un hiatus fatal entre la signification et le refus de bouger. Vous avez sûrement en chacun de vous l’expérience que les significations qui vous habitent et les mouvements qui vous habitent (et qui s’appellent les passions) ne sont pas en repos en vous et qu’il y a de rudes batailles entre les significations entre elles et entre les significations et les passions. L’exercice a cette fonction-là : il faut tout le temps ranimer l’exercice, c'est-à-dire le pratiquer. J’ai l’idée que nous avons tous une idée juste de la philosophie, et que la difficulté est dans l’enclenchement de cette idée juste sur les premières propositions que vous allez faire. Mais nous avons surtout en tête, malgré tout, sous le nom de philosophie, l’idée d’une opération transcendante, d’une autre nature que celle que nous exerçons, c’est-à-dire une opération qui s’exerce alors qu’elle ne dispose pas des moyens dont elle devrait disposer. Exemple : imaginons un peintre ; soustrayez le paysage ou le motif, soustrayez le support, le pigment, etc., qu’est-ce qu’il reste à ce peintre ? Il lui reste une idée de peinture, qui n’est pas une peinture ! Rappelez-vous Spinoza : l’idée de chat n’est pas un chat. Par conséquent l’opération transcendante est, si on n’est pas habitué à l’exercice dont je parlais, condamnée à rester muette, et peut-être simplement à rester pierre de touche pour tous les hâbleurs qui racontent n’importe quoi sous le nom de philosophie. Ces hâbleurs ne manquent pas ! Et voilà la difficulté pédagogique en philosophie : donner des mots à cette idée muette et juste que vous avez en vous.

28 : 40 Une question que je ne peux pas ne pas poser : pourquoi les temps sont-ils si durs pour la philosophie ? Ils sont faciles pour la philosophie médiatique, très féconds pour l’histoire de la philosophie (il y a de très beaux travaux où j’apprends beaucoup de choses). Il y a peu d’hommes qui se risquent dans la philosophie. Aujourd’hui sans doute parce que la philosophie est identifiée par la facilité, on a perdu l’idée qu’il faut s’attendre à quelque chose de surprenant : si une philosophie n’est pas surprenante, c’est zéro. Il y a un espoir déçu, qui est lié au fait qu’on ne sait pas très bien ce que c’est que l’identité de la philosophie. Espoir déçu : en fonction même de son manque d’identité, on finit par se demander s’il y a des objets philosophiques par soi ; par exemple, on finit par se demander si le concept est par soi philosophique. En allant en arrière, je me demande s’il y a du « par soi », s’il y en a un, c'est-à-dire s’il y a ce qui exclut la question. Aristote interdisait de poser la question s’il existe la nature. C’est qu’il jugeait qu’il n’y a pas à questionner un certain nombre de choses qui sont par soi, et que Socrate dit bien : « jamais ni le rocher ni le chêne ne m’ont rien appris, il n’y a que dans la cité que j’ai appris par la parole des autres ». Alors le « par soi » est une affaire qui m’a beaucoup intéressé : je ne sais pas si aujourd’hui on est très soucieux du « par soi ». On a le per se notum, le connu par soi ; c’est un usage de ce que redoutait Aristote, la régression à l’infini qui fait effriter le réel à force de lui poser des questions (qu’est-ce qu’une feuille ? etc.). Là on a une famille qui triomphe toujours, ce sont tous ceux qui sont les tenants de la toute-puissance du langage sur, disons, le réel ; moi je suis le tenant du bon et difficile équilibre entre le langage et le réel. Les Grecs nous ont filé ça, c’est un virus qui revient régulièrement. Ça ne veut pas dire non plus qu’il n’y a pas de réel et qu’il y a du langage. C’est le défaut en philosophie du forçage : puisqu’on a abandonné un bord qui allait trop loin, on a la tendance spontanée à aller dans l’autre bord aussi loin. Le forçage est très dangereux. Derrida en était très menacé : un jour je lui ai entendu poser la question : « qu’est-ce que c’est qu’est-ce que ? ».

40 : 20 Il n’y a peut-être pas d’objet philosophique par soi et je ne suis plus tout à fait aussi persuadé de ce que disait Merleau-Ponty, à savoir qu’il y a de la philosophie partout. Il y a des incertitudes d’identité, de limites, d’objets et de savoir. Je vais proposer tout à l’heure que la philosophie s’occupe de la configuration incertaine des jointures entre les disciplines.

46 : 10 Je vais présenter un premier réseau des notions qui ne sont pas équivalentes au par soi, mais qui circonscrivent la philosophie. Il y a à peu près onze paramètres qui nous disent qu’on est en présence de la philosophie : 1 – Nous, qui est beaucoup plus important que le je. 2 – La question si difficile de l’entendement réacteur, spontané ou passif. C'est-à-dire que l’entendement, c’est en nous la puissance de rencontrer de l’adversité, de la résistance, de la traverser : l’entendement traverse les résistances. Expérience, dans les différentes expressions grecques, signifie : « traverser jusqu’au bout ». L’entendement traverse tout, et il revient traversant lui-même : par là, on obtient la transparence absolue, qui s’appelle dans une langue bien connue le « savoir absolu ». L’expérience c’est un mot majeur, le mot le plus simple pour nommer ce qui vient faire front à la philosophie sans rien dire : la pénétrer et la diviser nous fait voir que l’expérience n’a pas d’intériorité. Les choses n’ont pas d’intérieur, il n’y a pas de dedans. En revanche, dans le mouvement de la réflexion, quand l’entendement se pénètre, il est une intériorité : c'est-à-dire qu’il ne sait pas d’avance la figure qu’il peut devenir. 3 – La philosophie comme miroir actif de la pensée. Que veut dire la pensée ? C’est assurer par soi l’ajustage des incompatibles. En principe ça ne tient pas, les incompatibles ne peuvent pas être liés ensemble : c’est pour ça que penser est une opération formidable.

54 : 00 Il n’y a pas de philosophie s’il n’y a pas une excitation vers l’excès. Autrement dit : on n’a pas encore été assez loin, on pourrait encore pousser un peu plus. Ceci donne comme un vertige, le vertige qui est le schibboleth, le mot de passe, de la pensée philosophante, à savoir : qui n’est pas saisi de vertige quand il lui faut tout retourner et se retourner lui-même et convertir son entendement en un autre qui devient plus puissant que lui-même (comme on l’a raconté l’année dernière), car l’entendement qui a pénétré l’extériorité s’est enrichi, mais il est enrichi encore plus après avoir découvert sa propre profondeur. On ne peut pas faire l’économie du saut. Il faut sauter de la théorie à la pratique. La compréhension de Hegel et de Spinoza est pratique, ça veut dire qu’elle est faite à travers l’exercice. L’entendement actif n’est jamais devant quelque chose qui le regarde, en philosophie il faut faire un saut à la conjecture.

57 : 20 Il n’est pas possible de procéder, en philosophie, à une opération ou impraticable ou totalement stupéfiante. Il y a des philosophies qui demandent, initialement, pour être introduit, de traverser cette épreuve d’insensé (exemple Platon : il faut philosopher comme si nous étions morts !, bien que nous soyons vivants), il y a des philosophies qui demandent un geste totalement hors de notre mesure et d’autres pas.

1 : 00 : 00 La philosophie n’est pas une discipline, mais elle est le corrélat d’un certain faire qui n’a pas peur d’hypothèses inadmissibles. L’opération inadmissible doit être faite au prix de sacrifier son œuvre, sa santé, sa raison, sa vie, son salut.

1 : 01 : 30 Quand on fait une conjecture en philosophie ça veut dire : c’est jamais ça. Il n’y a pas de déictique, le ça ; au bout du doigt, il n’y a pas la chose, il n’y a pas la philosophie. Il y a des attitudes exotérico-religieuses qui montrent du doigt quelque chose et après on baisse la tête. Non. La philosophie ne supporte pas l’identification ainsi faite, elle ne fait jamais ça. Il y a toujours un peu d’incertitude.

1 : 03 : 30 La conjecture consiste à être actif. Dans la conjecture l’indication suffit tout en suspendant pour soi l’alternative vrai-faux, et surtout l’alternative vrai-insuffisant.

1 : 04 : 36 Il y a un point que je ne peux pas négliger comme très constituant de l’incertitude philosophique : à quelle distance doit-on se tenir du réel, de l’actuel et de l’effectif pour être philosophe ? De trop loin, on survole (et on fait des considérations d’astrophysique !). De trop près, on fait du journalisme. Où est la bonne distance ? C’est celle où l’on aperçoit la configuration (le dessin) que forment les incompatibles. Exemple : les objets assemblés par les surréalistes. Comment faut-il les considérer ? A quelle distance les considérer ? L’incompatible est un mixte très délicat à réaliser entre de l’identité, de la différence, d’un rapprochement possible, pas trop près, pas trop loin, et j’en suis arrivé à l’idée que la philosophie était le dessin des articulations du réel, qui sont les articulations de l’incompatible.

1 : 10 : 00 Le forçage est l’idée que, plus on évacue dans une idée ou une pensée ce qui relève des matérialités, plus on force. Le problème, en vrai, c’est : se laisser séduire et savoir se détacher de la séduction, comme l’a fait Wittgenstein.

1 : 14 : 30 La dernière incertitude : vous avez remarqué que nous tous vivons selon une certaine topique des lieux. Si je vous dis que ça [en écrivant au tableau] c’est la terre, ça c’est quoi ? Le ciel. Et ça vous l’appelez comment ? Nous vivons sur cette topique : c'est-à-dire que toutes les grandes choses qui n’existent pas sont à l’horizon. Ça s’appelle les idées, elles sont à l’horizon.

1 : 18 : 00 Nous vivons sur une topique du non-être.

1 : 19 : 15 Il faut se corriger après avoir donné beaucoup dans un défaut. Ils ne sont pas beaucoup ceux qui se corrigent après avoir donné beaucoup dans un défaut. Je vois Aristote, je vois le cercle de Vienne, Mallarmé.

1 : 21 : 00 La philosophie a pris au cours de son histoire beaucoup de mauvais plis. Quand on s’y approche il faut pas déplier mais déplisser. Déplisser c’est l’exercice qui me permet de réduire l’attraction des grands attracteurs de pensée. Exemple : quand Aristote propose la pensée de la pensée, qui est un attracteur fantastique. Evidemment tous ces mots attracteurs ont derrière eux la grande figure de l’hyperbole, le forçage maximal.

1 : 23 : 30 Exercice : ex + arceo (verbe qui veut dire à la fois écarter et mettre à l’abri) et derrière arceo il y a arcai (cerceuil), mais surtout il y a arx, la citadelle, donc, l’exercice est sortir de la citadelle. Nous sommes tous pour nous-mêmes une citadelle et tout fait citadelle : la famille, la langue, la folie, l’œuvre, le pouvoir, etc. A la fois ça vous alimente, ça vous retient, sans que vous le voyiez : quand vous êtes accrochés comme Cézanne à la peinture, en mourant, vous vous faites porter encore au pied de la Sainte-Victoire pour réussir à peindre : il faut avouer qu’il faut être bien capturé, que la peinture c’est une sacrée citadelle ! Il est pour moi très important que l’exercice soit la procédure qui permette de sortir d’une citadelle qu’on ne soupçonne pas nécessairement, qui vous alimente, suce, dévore. C’est ça le point initial.

1 : 27 : 10 Imaginons une fable. La citadelle s’entrouvre et deux familles d’éléments s’échappent : les significations et les mouvements. Souvenons-nous que la citadelle c’est un lieu d’énergie, donc tendanciellement explosif. On referme la citadelle. Ceux qui restent prisonniers sont les articulations. Donc, hors citadelle, se baladent des phrases et des mouvements. Que doit faire la philosophie à ce point ?

1 : 32 : 44 La psychanalyse est une arx. Elle est faite de significations qui volent et de mouvements qui sont un peu contenus, retenus.

1 : 34 : 15 Valéry a toujours valorisé l’exercice, mais ne l’a jamais analysé. Qu’est-ce qu’il y a dans les exercices, si ce n’est la tentation d’accrocher des instructions à des mouvements corporels ?

1 : 36 : 35 Les exercices d’incertitude sont des exercices pour essayer de réduire la non-compatibilité de l’action et de la parole. Toute réduction d’incompatibilité est une augmentation d’affinité.

1 : 38 : 00 L’affinité. Pour moi c’est très important. Spinoza et Heidegger, par exemple, ils habitent la même citadelle, mais trouvez-moi une affinité entre eux !

1 : 41 : 00 J’ai été la victime d’une sotte inquiétude : je me suis trop occupé à satisfaire l’inquiétude de savoir si ce que je faisais, c’était ou pas de la philosophie. Il y a un certain nombre de métiers qui ont la même inquiétude. Le domaine de l’art, par exemple (c’est de la peinture ça ou pas ?). Le domaine de la foi (la foi ne se sait pas, ce n’est pas comme l’entendement, son intériorité étant Dieu). Le domaine de la psychanalyse (où on n’a pas moyen de savoir si on a fait ou on n’a pas fait, si c’est l’analyse qui a produit des résultats).

1 : 46 : 25 Il faut bien que la philosophie se signale en vous par quelque chose, sinon ce serait une discipline comme une autre. Par quoi s’indique la philosophie en nous ? Elle s’indique par un point de tourment, qui est un point d’articulation : c’est le point de jointure de deux incompatibles, le corps et l’âme.

1 : 48 : 15 La philosophie se signale à ceci, qu’elle fait mal à notre constitution. Il faudra arriver à trouver des exercices pour joindre le corps et l’âme en nous, qui se sont disjoints en sortant de la citadelle.

1 : 49 : 55 Dernier point : endurer et supporter avec joie le quasi-contact du soi avec ce qui est de moins en moins compatible – nous pouvons dire avec Wittgenstein : « être au plus près du chaos et se sentir bien ». L’exercice assouplit l’incompatibilité signification-mouvement.

1 : 51 : 15 Ceci m’a mené à distinguer quatre grands styles philosophiques, qui bizarrement sont incompatibles. D’habitude, on dit que tout mathématicien peut traduire dans la mathématique qu’il pratique la mathématique qu’il ne pratique pas. Tandis que je crois que les styles philosophiques sont irréductibles et irréductiblement multiples.

1 : 52 : 59 Style aporétique : c’est quand les significations et les mouvements se mettent vraiment de travers et barrent le passage. Exemple : les Eléates.

1 : 53 : 25 Style euristique : c’est faire taire l’autre.

1 : 53 : 48 Style théorétique : si je suis le seul qui parle, je suis le théorétique, j’ai séparé à tort tout ce qui est du registre du mouvement et des significations, j’enchaîne les significations en laissant tomber l’ordre de l’action. Le style théorétique ne s’occupe pas de la mécanique.

1 : 54 : 30 Style euphorique : euphorie signifie « être bien porté », c'est-à-dire : être dans le courant des choses, ne pas faire obstacle : le contraire de l’aporie. C’est bien la béatitude spinoziste ou celle des Présocratiques.

1 : 56 : 40 Pourquoi ne pas vouloir que la philosophie soit tout simplement ce qui a lieu ? Je prendrai deux exemples : un jour on demanda à Derrida : mais qu’est-ce que c’est la déconstruction ? « Dans le fond, répondit Derrida, c’est ce qui simplement arrive, si on ne l’empêche pas d’arriver ». L’autre exemple, les Stoïciens : il n’y a rien de plus important dans la philosophie que l’expérience complètement libérée de ce qu’on plaque sur elle.

1 : 58 : 24 Penser c’est faire tenir par soi ce qui ne semble pas présenter d’affinité. Je me demande si, aussi loin que vous alliez dans l’incompatibilité, il y aura toujours moyen de trouver une affinité plus subtile encore.

Auteurs cités : Jacques Derrida, Jean-Claude Milner, Jean-Jacques Rousseau, Edmund Husserl, Aristote, Paul Valéry, Socrate, Platon, Spinoza, Martin Heidegger, Ludwig Wittgenstein, Protagoras, Gilles Deleuze, Jean-Luc Nancy.

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