Séminaire « Critique sentimentale »
Séance du 29 mai 2015

 
Un homme en trop

 

Pierre Pachet

06/06/2015

                                                          

1976 : Claude Lefort publie simultanément Un homme en trop, ses « Réflexions sur L’archipel du Goulag [1]» dont le dernier tome vient de paraître, et Le nom d’Un, sa lecture du Discours de la servitude volontaire (SV, Paris, 2002). Une même question soutient ces deux essais consacrés à deux investigations littéraires, à deux œuvres de pensée [2] soulevées par la même passion d’interroger le ressort ou « l’énigme » [3] politique du « monstre de vice » (SV, p.132) qu’est la servitude [4], sans se laisser étrangler par l’horreur [5], la pitié [6] ou l’indignation (SV, p.129), en voulant « penser ce qui prive de penser » (p.22).

« Essai d’investigation littéraire » : sans doute s’agit-il d’une histoire (p.25-26) [7] d’une sociologie (p.26-27) et d’une ethnologie (p.27 ; cf. I, p.397, II, p.376-99) du Goulag, « triple enquête » qui, comme telle, dépasse la vie d’un homme [8] et qui aurait dû, juge Soljénitsyne, être écrite à plusieurs (III, p.452-53 ; cf. I, p.5). Mais il y a plus encore et la dimension politique [9] de l’ouvrage n’est pas séparable, aux yeux de Lefort, d’une prise de parole par « quelqu’un » (p.24) qui assume un questionnement « sans limite » (p.24, 28, 133), qui, au creuset d’ « une revendication inconditionnelle de savoir » (p.132), s’enquiert continûment de « la logique du totalitarisme » [10] et des failles du régime « fantastique », des fissures auxquelles est exposé son granit [11]. Ce monde de l’anonymat le plus consommé, qui bannit et prétend dissoudre toute individualité [12] et toute pensée [13] pour traiter l’élément humain « comme matière » (p.103-104), ne saurait être dévoilé que « par un homme disant : je » [14] et du « point de vue du trimeur » (p.36, 44, cf. II, p.367), ou encore par un « contradicteur public » (p.34, cf. II, p.476). Encore faut-il ajouter que cette parole singulière, que ce « quelqu’un » ne cesse de donner la parole à quelques-uns (p.19, II, p.357), de croquer dans un immense tombeau les destinées enfouies de ses compagnons.

Aussi chacun des chapitres du livre s’arrête-t-il sur quelque « extraordinaire formule » (p.50) qui avec « le sens des mots » (p.67) propre à l’écrivain, cristallise incidemment un moment de la réflexion. Soit à sonder un de ces traits d’intelligence que jette Soljénitsyne sur le système constrictif qu’il explore. Inopinément, en relatant la tragi-comédie du ramassage des récidivistes, il poursuit : « Alors l’Egocrate réalisa que cela n’allait pas assez loin : arrêter les survivants de 1937 ! Les enfants de ses ennemis maudits, il fallait eux aussi les arrêter ! » (I, p.73). « Frappante formule » (p.66), « nom bizarre » (p.67), relève Lefort, bien propre à faire entendre la singularité inédite que revêt la puissance de Staline : non pas autocrate, à l’image du tsar de la Sainte Russie, non plus que tyran antique ou despote asiatique (cf. p.58 et I, p.430-31 ; cf. I, p.294), soit, sous des formes diverses, un monarque détaché des autres en se recommandant de quelque transcendance (p.67-68), mais « Ego absolu », « comme s’il avait absorbé la substance de la société » (p.68). Si, en effet, le système totalitaire vise à produire une société sans couture, d’une seule pièce, tel « un seul bloc compact » (II, p.259 ; cf. p.74) sous le régime de « la non-conflictualité interne » (I, p.270), par la « fantastique dénégation » (p.54) de toute division, par une entreprise continue de « dé-différenciation » (p.69 ; cf. II, p.193 et p.37-38) tant des hommes que des registres d’activité, alors d’abord ce dessein d’éclipser toute opposition ne peut manquer d’avoir à éliminer tous les nuisibles (I, p.27, 38 ; cf. p.52) et les nuiseurs, non pas à titre d’opposants [15], mais comme « ennemis du peuple » (article 58) arbitrairement désignés ou inventés pour figurer des « symboles de l’altérité » (p.52), « une altérité imaginaire » (p.54 ; cf. p.66) ; au reste cet « ennemi », il ne s’agit pas de l’éliminer une fois pour toutes, mais plutôt de produire continûment la preuve « qu’il est éliminable» (p.51-52), de « produire » indéfiniment des « hommes “en trop” » comme seuls obstacles au « peuple Un » (p.55) ; à ce compte si l’autocrate, le tyran ou le despote a affaire « au cercle étroit des ennemis du prince » (p.52 ; cf. SV, p.175), l’emprise et la méfiance de Staline touchent et frappent potentiellement le moindre citoyen (p.61 ; cf. p.54). Mais, en second lieu, ce même dessein ne saurait aller sans « incarner » [16] (p.68-69) ce « peuple Un » et tous ses divers registres en « quelqu’un » (p.64) ou, mieux, en « quelqu’Un » (p.76). Autrement dit, pour composer ce tissu sans couture ou cette société d’une seule pièce, le parti-État qui en est le démiurge doit procéder à cette double opération : dénier la division en retranchant « l’ Autre », « les hommes “en trop” » (p.51), et affirmer l’Un en ajoutant « un autre, le grand Autre » (p.76-77), non sans multiplier, sous son égide, les micro-Egocrates (p.70, 77 ; cf. SV p.172-74). Moyennant quoi, d’un seul trait, « le peuple est devenu son propre ennemi, tout en y ayant acquis, en revanche, son meilleur ami : la police secrète » (II, p.221 ; cf. p.50) et au premier chef, « cet Ego singulier et absolu grâce à qui chacun apprend tour à tour qu’il participe au tout et qu’il n’est rien » (p.78), et qui, conjoint à la société toute entière, « est occupé fantastiquement à l’engendrer et à la dévorer » (p.69 ; cf. SV, p.183).

Si maintenant « l’industrie pénitentiaire est proprement « au cœur des événements » (p.90 ; II, p.111), c’est qu’en accomplissant, en un sens et pour peu qu’on en croie Marx (p.38 ; II, p.193), la visée de l’industrie moderne, la réduction du travailleur à du travail abstrait (p.104 ; cf. p.186, n.1), elle ne laisse pas de la détruire (p.115-16), qu’en procédant à l’« anéantissement symbolique » (p.117, 118) des êtres humains, en pourchassant systématiquement toute trace de « sociabilité » (id. ; cf. p.123), au point que les zeks sont enclins à accuser le sort (p.117), elle englobe bourreaux et victimes au sein d’un Nous (I, p.112, 258, 265, 299, cf. p.137, 142) qui dérobe à celles-ci « toute position bien à soi » (I, p.290, 296, 300, 339, cf. p.141) en même temps que tout rapport à une loi tierce (p.138).

Mais avec le tome III la vision se complète et s’infléchit notablement en relatant les révoltes et combien les zeks ne se sont pas laissé faire (III, p.86), pour autant qu’au sein des camps qui visent à l’étouffer et même à l’éradiquer (III, p.191 ; cf. p.54), la dimension politique se fait jour (III, p.35, cf. p.212 ; III, p.86, cf. p.212 ; III, p. 191, cf. p.205 ; III, p.205, cf. p.215), le tissage, dans un « champ différent » (II, p.467, cf. p.218), de liens entre les hommes, jusqu’à la solidarité, la plus improbable qui soit, entre les truands et les articles 58 (p.222, cf. II, p.332 ; p.234-35, cf. III, p.238-40). À cet égard, autant Soljénitsyne vomit résolument « la Révolution telle que la nomment les bolcheviks » - le grand soir et l’avenir radieux - (p.220-21), autant, ayant ainsi fait place nette, il recueille avec ferveur toutes les traces qui attestent « la vertu de l’action révolutionnaire » (p.221), soit la manière, au reste mystérieuse (p.231, cf. III, p.209 ; p.247, cf. III, p.439), qu’a une communauté de devenir « sensible à elle-même » (p.230), sans se clore dans quelque unanimisme (p.236, cf. III, p.247-49, 256-57) ni s’assujettir à « une idéologie de granit ». Reste que Soljénitsyne n’use guère de l’adjectif « révolutionnaire » (p.253-54) [17], III, p.261, 264, 435 ; cf. cependant III, p.440), que Lefort lui fait endosser pour faire valoir comme l’auteur de L’archipel échappe au discrédit que lui vaudrait sa réputation de « réactionnaire » (cf. III, p.85), mais qu’il lui arrive de se référer à « la révolution de Février » (III, p.243, cf. p.220 et n.1).


[1] Trois tomes, Paris, 1973-76.

[2] « Ce dernier [L’archipel] n’est pas une nouvelle, c’est une œuvre de pensée dans laquelle le désir de savoir se donne libre carrière… » (Un homme en trop, Paris, 1986, p.36).

[3] « …s’il consent à affronter l’énigme qu’elle s’est obstinément appliquée à produire et qui est au-delà de toutes les données de fait… » (p.29).

[4] « Ce monde de la servitude, devons-nous comprendre, engendre la pensée de la servitude, - non pas la pensée serve, mais celle qui naît dans les horizons de la servitude, se découvre inaliénable… » (p.219).

[5] « …l’horreur ne doit pas faire écran. Si le bagnard Soljénitsyne avait été fasciné par l’horreur, il n’aurait pas écrit ce livre-là. […]D’une façon générale, le mélange de répugnance et d’attrait que mobilise une scène d’horreur met hors d’état de penser » (p.22).

[6] « …la pitié récusée comme sentiment qui, sous couvert d’unir, divise, retranche l’un de l’autre, la pitié comme ennemie de la connaissance… » (p.44).

[7] Mais une histoire qui ne peut, sans mensonge se dire, en 1976, au passé (III, p.397-98, 412).

[8] III, p.453 : « Si j’ai mis fin à mon travail, ce n’est pas que j’aie considéré le livre comme terminé : c’est parce que je n’avais plus assez de vie devant moi ».

[9] « Cette triple enquête se combine aussi avec une réflexion sur le politique, non pas sur les aspects politiques du régime politique ou de celui des camps, au sens devenu conventionnel, sur les relations de pouvoir, mais sur la logique du totalitarisme » (p.27) ; cf. p.5 : « …renouant ainsi avec une interrogation du politique qui excède les frontières de ce qu’on appelle communément la politique, parce qu’elle atteint les principes générateurs de la vie sociale et du même coup ne se dissocie pas d’une interrogation philosophique ».

[10] « …la critique du totalitarisme sous-jacente à la description des faits » (p.7 ; cf. p.27 cité supra n.7 et III, p.26).

[11] Encore cette « revendication inconditionnelle » se tient-elle au plus loin d’un savoir total (p.216). Aussi bien « que veut donc dire savoir ? » en 1976, en 1986 ou en 2015 (p.22, 6 ; cf. Eléments d’une critique de la bureaucratie, Paris, 1979, p.358 : « En vain se fierait-on au mouvement qui nous détache de nos anciennes croyances. Il y a, certes, des illusions que nous sommes sûrs d’avoir détruites, et le bénéfice parfois n’est pas mince. Mais le sol sur lequel elles poussaient nourrit d’autres germes. Quand nous goûtons l’ivresse, amère, de renverser nos premières thèses, c’est peut-être alors que nous restons le plus captif de leurs principes. En tout cas tant de désirs s’investissent au registre de la politique que le progrès de la connaissance déplace avec lui ses propres bornes, plutôt qu’il ne les supprime ; et chaque fois que devant nous de nouvelles portes s’ouvrent, il nous faut supposer qu’ailleurs d’autres verrous se poussent » ; cf. p.193). 

[12] « …et il broie en nombre indéfini des “ennemis”, des hommes quelconques qui, en tant qu’individus, rendent manifeste l’élément particulier, étranger, intolérable à la représentation de l’Un… » (p.69)

[13] « …les mieux aptes à mettre les récalcitrants hors d’état de nuire, c’est-à-dire de penser » (p.59).

[14] « A un monde déserté par la parole vivante, voué à la monotonie de l’affirmation, seul pouvait répondre, de ce monde seul pouvait prendre la mesure un homme disant : je » (p.24 ; cf. p.23).

[15] « …ce qui laisserait supposer qu’ils puissent détenir une autre vue sur la société de l’intérieur d’elle-même, incarner en elle un autre possible » (p.52 ; cf. p.53).

[16] « Mais c’est leur commune vocation [celle des égocrates dans le monde moderne] de dominer une société disloquée sous l’effet de la violence étatique, d’incarner la totalité du pouvoir et du savoir, de figurer le principe de la Loi – voire, n’omettons pas ce trait burlesque, de détenir le trésor de la poésie, de posséder la vertu de l’immortelle jeunesse ou de la force physique » (p.68-69).

[17] Il parle plus volontiers d’ « insurrection » (III, p.261), de « sédition kenguirienne » (III, p.264) ou de « cri de l’âme » (III, p.435) ; cf. toutefois III, p.440, mais c’est qu’il affecte de parler le langage du pouvoir pour nier qu’il y eût « un mouvement révolutionnaire » à Novotcherkassk.