Séminaire « Critique sentimentale »
Séance du 3 avril 2015

 
La phrase de Merleau-Ponty à l'été 1960

 

Pierre Pachet

03.04.2015

                                                          

 

Dans le dernier écrit qu'il ait pu achever, à l'été 1960, Merleau-Ponty pense, et écrit, un peu autrement. Sa prose a toujours été ample, calme, pédagogique là même où, dans la lignée de la phénoménologie de Husserl, elle se mesurait à des expériences difficiles à saisir, à conceptualiser.

Mais cette fois-ci, écrivant pour le premier numéro d'une revue d'art, laissant sa pensée bénéficier de l'œuvre des peintres, et singulièrement des peintres modernes (Cézanne, Delaunay, Klee, Giacometti), on voit sa phrase s'ouvrir, comme malgré elle, à des expressions inattendues, à la fois énigmatiques et étonnamment frappantes.

Ce que je nomme ici "phrase" n'est pas seulement une structure grammaticale, un enchaînement et un ordre des mots répertoriés par une discipline; ni non plus une unité typographique (ce qui est clos par un point final).

La phrase serait en l'occurrence l'organe vivant, le mouvement de pensée, le vouloir-dire qui se fraye un chemin à travers les mots et par les mots, les façons de dire reconnues, y compris dans les livres (Platon, Balzac, Stendhal) et celles qui s'inventent.

Décrire une phrase est aussi difficile que de décrire une ligne mobile (à la façon dont une ligne tracée donne le sentiment de la vraie mobilité). Dans ce contexte, on peut s'inspirer de ce que Merleau-Ponty puise dans la description par Michaux de ses impressions lors d'une exposition Klee ("Aventures de lignes", 1954, repris dans Passages). Parlant des lignes de Klee, il écrit : "Celles qui se promènent. - Les premières qu'on vît ainsi, en Occident, se promener... Une ligne pour le plaisir d'être ligne, d'aller ligne. Points. Poudre de points. Une ligne rêve. On n'avait jamais jusque-là laisser rêver une ligne."

Merleau-Ponty n'est ni Klee ni Michaux, mais pour la première fois peut-être, et pour la dernière, il lui arrive, sans cesser de la gouverner et de la former, de laisser aller sa phrase.

Pour mieux percevoir le mouvement de la phrase de Merleau-Ponty, opposons-la un instant à la phrase de Sartre, telle qu'elle se réalise le plus évidemment dans Les Mots (1964) : heurtée, avide d'effets, de renversements, de surprises, de trouvailles mises en lumière par l'absence de subordination, à coup de deux points, qui étonnent plutôt que d'expliquer. Au contraire, la phrase de Merleau-Ponty, dans la familiarité avec les autres pensées (celles de la tradition, celles des contemporains), se ressource, découvre de nouvelles dimensions, s'ouvre à l'inattendu qu'elle ne tient pas précieusement en réserve, mais découvre sous nos yeux. L'écrivain laisse certes revenir sous sa plume des expressions auxquelles il a déjà maintes fois eu recours (le "chiasme", "l'opaque", "la chair", "l'Être"), mais l'allant de sa pensée en mouvement cherche plutôt à approfondir qu'à renverser. Pour cela, il se fonde sur une stabilité classique, qui permet à la pensée de revenir sur elle-même, sur ses formulations, pour les rectifier, les préciser, les approfondir. Ainsi quand il parle justement de la profondeur que révèle la peinture (éd. Folio, p. 65). Il la nomme dimension, mais « de la profondeur ainsi comprise, on ne peut plus dire qu'elle est 'troisième dimension' ». « La profondeur ainsi comprise, écrit-il après une autre rectification, est plutôt [je souligne] l'expérience de la réversibilité des dimensions... d'une voluminosité qu'on exprime d'un mot en disant qu'une chose est là »; et ces termes de "réversibilité", de "voluminosité", plus bas de "déflagration", ne sont pas équivalents : le mouvement de la phrase conduit de l'un à l'autre, effectue une ouverture, de la même façon que la référence aux sciences, à la philosophie, ou à l'histoire de l'art, est assez solide et sérieuse pour ouvrir fermement ces disciplines à ce que révèle la magie ou la folie de la peinture.

Vers la fin du texte, avant la clausule qui n'est pas clôture puisqu'elle récuse le rêve même d'une accumulation (il n'y a pas lieu de "penser un progrès en soi", "les créations... ont presque toute leur vie devant elles"), la longue phrase des p. 91-92 procède selon une structure argumentative ("Et si l'on répond que...", "que...", "que...", "que même...", "et qu'enfin...", "que...") pour se briser significativement vers sa fin sous le signe de la désinvolture ou de la spontanéité sans argumentation que Stendhal a toujours recherchée, et qu'il a réalisée dans des personnages comme celui de Lamiel, inlassablement curieuse (en l'occurrence, curieuse de l'amour). "...que c'est toute l'histoire humaine qui en un certain sens est stationnaire, quoi, dit l'entendement, comme Lamiel, n'est-ce que cela?" C'est ce que dit Lamiel après qu'un jeune paysan, qu'elle a payé pour cela, l'a emmenée au bois : "Sans doute, je veux être ta maîtresse. - Ah! c'est différent, dit Jean d'un air affairé; et alors sans transport, sans amour, le jeune Normand fit de Lamiel sa maîtresse. - Il n'y a rien d'autre? dit Lamiel... Puis elle éclata de rire en se répétant : 'Comment, ce fameux amour ce n'est que ça!'" Ce n'est pas que Lamiel croie avoir identifié ce qu'est l'amour, en avoir fini avec ce que l'amour ou la recherche de l'amour éveille; mais, écrit Merleau-Ponty, plutôt que "nommer pompeusement interrogation un état de stupeur continuée", la vive curiosité qui anime Lamiel comme la philosophie conduit l'écrivain, lors de son dernier été, à s'ouvrir au mouvement, de la pensée ou du langage, disons de la phrase, qui mène à ne pas conclure, à donner toute sa place au possible. Se reprenant, la phrase se renverse doucement ou discrètement : "chaque création change, altère, éclaire, approfondit, confirme, exalte, recrée ou crée d'avance ([je souligne] toutes les autres."