Séminaire « Critique sentimentale »
Séance du 23 janvier 2015

 
L'échappée du penser

 

Patrick Hochart

23.01.2015

                                                          

Difficile et, de surcroît, sans doute malvenu de tracer une route dans le chantier (p.44) de Michaux qui nous avertit que ce faisant, nous pourrions bien nous fourvoyer[1] et rater « l’infini turbulent », à force de « secrets et sages alignements » (p.15). Partons néanmoins d’un « poteau » qui semble suspendre le jeu des conseils et des déconseils (P, p.1095, 1728) pour souligner une inconséquence et procéder au « dénudement » : Tu laisses quelqu’un nager[2] en toi, aménager en toi, faire du plâtre en toi, et tu veux encore être toi-même ! (p.11). Inconséquence (cf. p.28) sans doute, mais qui n’est pas sans logique, car « être toi-même » et « être quelqu’un »[3] peuvent bien aller de pair, comme Michaux s’en avise : sitôt que tu t’es mis à être (p.51 ; cf. P, p.1099), péché originel, s’il en est un (p.50), alors Tu es contagieux à toi-même, souviens-t’en. Ne laisse pas « toi » te gagner (p.24). Quelqu’« un » n’est jamais que le trop facile contraire du multiple (p.27), n’est jamais qu’un personnage (p.51 ; cf. P, p.1739), sinon même un remblai (p.53), qui prétend laborieusement, fallacieusement, séparer des « autres » (p.23) et combler non pas tant le continent de l’insatiable (p.27) que la fosse qu’il ne laisse pas de creuser (p.50-51).

Si donc il importe de te retirer en ton dedans (p.42 ; cf. P, p.1099), de garder ton terrain (p.68, 46), de faire fond sur ce que tu ressens quand même tu serais le seul à le ressentir (p.20), d’écarter ce qui est moins commun qu’étranger (p.47 ; cf. p.19, 37), de rejeter toute greffe normative en activant ses anticorps (p.13, 42 ; cf. P, p.1089-90), de faire de la place (p.29) et d’habiter en solitaire […] ton « tien » limité à toi, pourtant presque illimité, espace à préserver (p.30), ce n’est pas pour enrichir ni faire valoir cet « espace du dedans » en promouvant son originalité[4], mais plutôt pour s’appauvrir (p.11, 17), pour désapprendre (p.9), pour garder défauts (p.9), mauvaise mémoire (p.10), faiblesse (id.)[5] et en réserve de l’inadaptation (p.16), soit pour s’amenuiser jusqu’à l’infime (p.49 ; cf. P, p.1739), faire l’épreuve d’une tenace et approfondissante absence (p.42 ; cf. P, p.1099) et se bâtir sur une colonne absente[6].

A ce compte, ce que Michaux s’efforce de surprendre, et non pas de comprendre (p.10, 23-24) - soit de ternir (p.11) - ni de saisir (p.22)[7], ce n’est pas une pensée arrêtée[8] ou plutôt arrêtante, mais « l’échappée du penser »[9] (p.12, 22 ; cf. P, p.1092), son élan [10]ou son trajet (p.22) ; aussi, quoi qu’il t’arrive, ne te laisse jamais aller - faute suprême - à te croire maître (p.15) et à prendre des mesures calculées (p.72, 41), quand c’est dans le moins de force que m’apparaissent toujours les idées les plus vastes, les plus importantes[11], telles tes pensées à la volée (p.38), même si les restrictions sont de rigueur (P, p.1096) et viendront assez tôt (p.20).

A défaut de ce combat sans corps [12][…] qui, au contraire des autres, s’apprend par rêverie (p.9) et qui apprend aussi à connaître tes blocages (p.87), à en sortir (p.59 ; cf. p.33)[13], il n’est qu’une vie d’emprunt (id.), qu’une justice d’emprunt (p.46) et tu n’auras été qu’un appartement loué (p.12).

Pourquoi donc écrire,à rebours du pur, fort, originel désir, celui, fondamental, de ne pas laisser de trace (p.57 ; cf. p.35 et 18), à l’encontre du ressort adulte de se retenir (p.65, 82) ? Pourquoi s’ingénier à crever entre les mots[14] ? Non certes pour te montrer, pour devenir un  «  montreur » - encore qu’au fond ce soit sans conséquence[15] -, mais pour toujours à toi, avant tous […] montrer l’inapparent (p.29), soit tout ensemble la pelote inextricable de l’intime qui n’a pas de forme (p.58), l’Univers (id.) ou l’infini (p.27-28), le virtuel Infini (p.49)[16], et encore l’ignorance de base (p.45)[17], le trouble de l’homme normal à lui-même inconnu (P, p.1091)[18].

Mais ce qui porte cette montrée[19] de l’inapparent, c’est le goût pour les fruits inconnus plus que défendus (P, p.1091), c’est jusqu’au bout (p.12, 59), jusqu’à la dernière heure (P, p.1092), la passion de la découverte (p.12, 15, 22, 29) et de la pensée expérimentale[20]. Ainsi, à titre d’exemple (p.40-41), il n’éprouve les difficultés afférentes à un âge avancé qu’en s’intimant de ne pas laisser passer l’occasion de les connaître, et de se livrer, sans se démonter ni se trahir, aux observations convenables, intéressantes au plus haut point, comme si le principal, ce n’était pas la désorientation - après tout, le rêveur-né ne fait du réel extérieur qu’une prise négligente, infidèle (p.44) -, mais le kairos et la latitude qu’elle ménage d’interroger la reconnaissance, pour peu qu’on ne cède pas à l’incurie et à l’incuriosité (p.36). Ainsi s’emploie-t-il à varier ses cas de conscience pour sonder « (sa) » morale (P, p.1089 ; cf. id., p.1087) ou s’inquiète-t-il de ce que ce serait que d’être fourmis (p.34), tigre (p.13-14, 58-59) ou vache (p.14), ou encore nouveau-né (P, p.1088, 1095), multipliant les angles ou les biais susceptibles peut-être de noyer le mal / le mal et les angles des choses[21] ; autant de biais pour éprouver le chiasme ou le pont (p.80) entre la vastitude du monde (p.28) et l’infime (p.49) achoppant de l’intime (p.53 et P, p.1087 ; cf. p.65 et 80).

Livre non de maximes[22], mais d’injonctions teintées d’ironie d’un qui ne laisse pas de chercher (p.15, 21, 36), qui sait se reposer, le cou sur une ficelle tendue (p.18, 41) et recevoir sans contrepartie (p.57-58).

    



[1] Poteaux d’angle, Paris, 2004, p.13 : « Si tu traces une route, attention, tu auras du mal à revenir à l’étendue » ; cf. Passages, Paris, 1963, p.51 : « ...(l’adulte a vendu l’étendue pour le repérage) …» ; id., p.133, à propos de la musique : « …quand justement on n’aime pas les morceaux, mais les répétitions, les longueurs, le petit bonhomme de chemin, et pas de chemin… ».

[2] Cf., dans Mes Propriétés, « La Paresse », in La nuit remue, Paris, 1987, p.110-111 : « L’âme adore nager » (cf. P. Pachet, L’âme bridée, Paris, 2014, p.22).

[3] Cf. Postface à Plume, Paris, 1985, p.217 : « On veut trop être quelqu’un ».

[4] Cf. Entretien avec Robert Bréchon, P, p.1460 : « Il n’est pas trop de toute une vie pour s’apercevoir qu’on n’est pas original, qu’on ne l’a jamais été, qu’on ne pourrait pas l’être, que personne ne l’est, fait d’un bric-à-brac de meubles appartenant à d’autres, à tant d’autres ».

[5] Cf. « L’éther » in La nuit remue, p.64 : « L’homme a un besoin méconnu. Il a besoin de faiblesse ».

[6] « Je suis né troué », in Ecuador, Paris, 1990, p.95.

[7] Postface à Plume, p.220 : »…(on ne saisit qu’en coupant)… ».

[8] Passages, p.234 : « Après quelque temps, toujours le “penser” s’arrête. Ecrit, c’est ce qu’on appelle une pensée » (cf. C. Lefort, Sur une colonne absente, Paris, 1978, p.170-71).  

[9] Id., p.171.

[10] Passages, p.185.

[11] Id., p.31 ; cf. Lefort, loc.cit. 

[12] Passages, p.74 : « …un vouloir. Ce têtu sans corps pousse confusément » (cf. Pachet, « Michaux ou la minceur de l’individu », in Un à UN, Paris, 1993, p.32).

[13] Epreuves, exorcismes, Paris, 1949, p.8 : « Pas seulement les rêves mais une infinité de pensées sont “pour en sortir” ».

[14] Passages, p.131-132 ; cf. Lefort, p.161.

[15] « Même si tu as eu la sottise de te montrer, sois tranquille, ils ne te voient pas » (p.36).

[16] Cf. « Le dépouillement par l’espace », in Les grandes épreuves de l’esprit et les innombrables petites, P, p.374-81 ; cf. Lefort, p.175-76.

[17] Cf. P, p.1087 et Passages, p.142 et 127.

[18] Cf. id., p.148 : « Un écrivain est un homme qui sait garder le contact, qui reste joint à son trouble, à sa région vicieuse jamais apaisée. Elle le porte » ; cf. Lefort, p.159-60.

[19] Cf. Passages, p.146 : « Sincère ? J’écris afin que ce qui était vrai ne soit plus vrai. Prison montrée n’est plus une prison ».

[20] Id., p.151.

[21] Id., p.122 ; cf. Lefort, p.173-74

[22] Cf. p.67-68 : « Pourquoi n’en serait-il pas de même pour soi, pour toi ? ».