Inédit

« Au Roi des Romanciers »

Séance du 20 novembre 2015

 

Préambule

Nous avions lu la lettre de Balzac à Stendhal de 1839. Cette fois-ci, nous regardons la longue réaction de Balzac à la lecture de La chartreuse (on trouve son étude de La revue parisienne de 1840 en annexe dans certaines éditions du roman, ou sur Internet par exemple ici), et les réactions de Stendhal à cette lecture généreuse, et à certains égards aveugle : on a les brouillons de sa réponse (p.ex. dans Stendhal, coll. "Mémoire de la critique", Presses de Paris-Sorbonne, qui donne aussi des lectures de Mérimée, Gobineau, Barbey d'Aurevilly, Henry James).

Balzac lit en praticien du roman, et comme quelqu'un qui pense connaître les lois du genre. Et cependant il se sent surpassé, malgré sa prééminence indiscutée. Pour Stendhal, c'est une chance: la première fois que quelqu'un parle de "chef d'œuvre", et comprend son insistance sur les détails, les petits faits, et son art de la composition "instinctive" (selon le terme de Henry James).

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« Au Roi des Romanciers » : Balzac et Stendhal


 

Patrick Hochart


28/11/2015

 

C’est « au Roi des Romanciers du présent siècle » - au « meilleur juge de la matière »[1] - que Stendhal veut faire parvenir La Chartreuse et il en attend les « critiques » - ou les « avis »[2] - pour y réfléchir « avec respect »[3]. Balzac lui répond immédiatement en faisant état, avec une naïveté appuyée, de sa jalousie et du « péché d’envie » qu’il a commis à la lecture d’« un article tiré de La Chartreuse »[4], à savoir « la magnifique esquisse de la bataille de Waterloo » [5]. Mais quelques jours plus tard, après avoir lu l’ensemble, son admiration s’exprime « sans flatterie, sans envie » et il fait part du plaisir sans mélange qu’il a ressenti comme de celui qu’il prend à lui tresser un éloge « absolu, sincère », d’autant plus franc qu’il a décelé l’originalité du livre et combien il n’est pas de son métier : éloge du fresquiste au sculpteur [6]. Sans doute y a-t-il plusieurs demeures dans la maison du père et les Etudes sur M. Beyle feront preuve du même « désintéressement » et de la même « conviction » (p.194) en commençant par discerner les « trois faces » de la littérature pour assigner Stendhal comme « l’un des maîtres les plus distingués de la Littérature des Idées » (p.198), tandis que Balzac se range « sous la bannière de l’Eclectisme littéraire », plus approprié à « la peinture de la société moderne » (p.201)[7].

Mais, en tout cas, c’est bien le romancier, de quelque école qu’il soit, qui est à l’œuvre dans ces Etudes, lesquelles d’ailleurs tiennent, dans la Revue Parisienne, la place ordinairement dévolue à une « Nouvelle inédite »[8] (p.205) ; c’est le romancier qui, pour l’essentiel, s’emploie[9], sous couleur ou plutôt en guise d’analyse (p.205, 237, 242, 262), à raconter La Chartreuse, soit à la réécrire tant dans les détails[10] que dans les grandes masses ; à cet égard, ce que retient Balzac, c’est « la grande comédie de la Cour »[11] (p.264) et quelque sensible qu’il soit au « chef d’œuvre » (p.202, 222, 242), quelque effort qu’il fasse pour « conquérir une sorte d’impartialité » (p.202)[12], il eût souhaité, au regard de « l’Unité dans la composition » (p.264), que Stendhal choisît entre «le Prince moderne » (p.203 ; cf. p.229 et 213) et « FABRICE ou l’Italien au dix-neuvième siècle » (p.265) [13] - livre esquissé ou étranglé[14] (p.261, 266) dans les marges du précédent[15]. Autrement dit, tout en sachant « M. Beyle préoccupé de ce grand principe : malheur en amour, comme dans les arts, à qui dit tout ! » (p.266), Balzac reste « tout à fait étonné » (p.262) de la profusion avec laquelle Stendhal écrit mille livres dans un seul[16] ou mieux écrit « Livre sur livre ! » [17].

C’est encore l’homme de l’art, « pris par le faire » (p.263), « avec le tact d’un homme qui a agi »[18], qui s’émerveille de l’inventivité romanesque, du génie pour brouiller et débrouiller ses intrigues, dont fait preuve l’auteur de La Chartreuse (p.211-12), comme de la virtuosité avec laquelle « il mène de front cent personnages sans être plus embarrassé qu’un habile cocher ne l’est des rênes d’un attelage de dix chevaux » (p.243). Il ne sait s’il faut davantage admirer la « vaste fresque » (p.268) déployée, « le grandiose d’une toile de cinquante pieds de long sur trente de hauteur » (p.220) ou la « finesse hollandaise » de l’exécution (id.), « la charpente de cet immense édifice » ou « les sculptures fines et délicates qui enrichissent cette solide construction » (p.262), tant « tout y est parfait » (p.238 ; cf. p.229) et « les moindres détails » marqués « au coin du génie » (p.234). Ainsi passe-t-on d’« une des plus belles scènes du roman moderne » (p.235) [quand la duchesse va faire ses adieux à Ranuce Ernest IV] à une autre « sans pareille dans l’art littéraire » (p.259) [quand elle obtient du jeune prince de brûler les papiers compromettants], au fil d’un drame où tout est « logiquement préparé de façon charmante » (p.230)[19] et dans lequel, par calcul ou instinct, « l’auteur obéit fidèlement aux lois poétiques du roman » (p.260, 263) : chef d’œuvre de rapidité (p.240-41) et de concision (p.266) qui répugne aux « tartines ».

Sans doute « le courage de la critique » (p.270) s’exerce-t-il en relevant le « manque de méthode » (p.263 ; cf. p.273) dans la composition (p.263-66), la sécheresse des portraits et des paysages, dont l’esprit, au reste, est « bien senti » (p.266), et surtout la négligence du « style, en tant qu’arrangements de mots » (p.267-68 ; cf. p.227 et Ch, p.179), quelque vif et dégagé qu’il soit (p.215-16) et encore que la pensée soit « bien rendue » (p.268), mais ces réserves sont de peu de poids au regard du « courage de l’éloge » (p.270) qui n’hésite pas à mettre La Chartreuse en balance avec « la Phèdre de Racine » (p.222)[20], avec« les maximes de La Rochefoucauld » (p.228), avec Molière (p.248), Corneille (p.249) et W. Scott (p.211, 212, 235 ; cf. id., p.211 n.1 et Ch, p.727, 728, 734).

Comment répondre à « cet article étonnant, tel que jamais écrivain ne le reçut d’un autre » (Ch, p.734), à cette « chose sans exemple dans ce siècle » (p.729), à ce procédé « unique » (p.728) puisque « personne ne fut traité ainsi dans une revue, et par le meilleur juge de la matière » (p.730), à un article, au demeurant, peu résumable[21] ? « Une lettre polie, comme nous en savons faire, vous et moi » (p.727-28), en forme de renvoi d’ascenseur (p.727, 728, 731, 732, 733)[22], ne serait pas de mise. Mais « une lettre sincère » en échange « de toute la surprise et de tout le plaisir que (lui) a fait la Revue »[23], s’avère ne pas l’être davantage et verser dans un « égotisme effroyable » [24] [25]. A vrai dire, Stendhal se dispose à répondre « dignement à cette bonté » en s’attelant sur le champ à la correction de son livre[26] d’après les conseils de « M. de Balzac »[27], mais il ne laisse pas de renâcler [28] (p.681-82 ; cf. p.733) et se refuse à « brillanter le style » (p.674), à « l’élégantiser » (p.681), à traduire La Chartreuse en français de M. Villemain (p.731) ou de Mme Sand (p.732), à faire « trop Machiavel » (p.691-92) ou à fatiguer le lecteur « comme une traduction française de Tacite » (p.670 ; cf. p.623), « tant la périphrase racinienne et noble (lui) est antipathique » (p.685) et lui semble gâter le vif-argent de sa plume. Comment donc répondre sans de surcroît passer pour « un monstre d’orgueil » (p.724 et n.1, 725, 729, 732) ? En écrivant une lettre qui fasse état d’un éclat de rire (p.734) et d’une « absurdité » (p.726, 728, 731 ; cf. Etudes, p.221) [29].



[1] Troisième brouillon de la réponse de Stendhal à l’article de Balzac, en annexe à La Chartreuse de Parme (Ch), Paris, 2000, p.730.

[2] Id., p.723 : « Je vous remercie des avis plus que des louanges ».

[3] Balzac, Correspondance (C), t. III, Paris, 1964, p.582-83. C’est sans doute à la même formule - « Roi des Romanciers » - ou à une formule analogue que Balzac songe à la fin de sa deuxième lettre : « Vous voyuez que je ne vous en veux pas du mensonge que vous avez écrit sur mon exemplaire, et qui m’a fait passer quelques nuages sur le front… » (id., p.586-87).

[4] Id., p.583 : « J’ai déjà lu dans le Constitutionnel un article tiré de la Chartreuse qui m’a fait commettre le péché d’envie. Oui, j’ai été saisi d’un accès de jalousie à cette superbe et vraie description de bataille que je rêvais pour les Scènes de la vie militaire, la plus difficile portion de mon œuvre, et ce morceau m’a ravi, chagriné, enchanté, désespéré. Je vous le dis naïvement ».

[5] « Etudes sur M. Beyle (Frederic Stendalh) », in Balzac Ecrits sur le roman, Paris, 2000, p.263 (nous nous rapportons à cet ouvrage par la seule mention de la page).

[6] « Il ne faut jamais retarder de faire plaisir à ceux qui nous ont donné du plaisir. La Chartreuse est un grand et beau livre. Je vous le dis sans flatterie, sans envie, car je serais incapable de le faire et l’on peut louer franchement ce qui n’est pas de notre métier. Je fais une fresque et vous avez fait des statues italiennes. […] Je n’ai pas dans ma vie adressé beaucoup de lettres d’éloges, aussi vous pouvez croire à ce que j’ai le plaisir de vous dire » (C, p.585-86).

[7] S’ils entrent encore en concurrence dans la peinture « du républicain sévère et consciencieux aimant une duchesse » et si son Michel Chrestien « ne saurait avoir le relief de Palla Ferrante », c’est que « la passion italienne est bien supérieure à la passion française » (p.245).

[8] « D’abord, je le crois fermement, l’analyse de cette œuvre si curieuse et si intéressante fera plus de plaisir aux personnes les plus difficile que ne leur en procurerait la Nouvelle inédite dont elle tiendra la place » (p.205).

[9] « A l’aide de M. Beyle » (p.205-206 : « Enfin, soyez persuadé qu’à l’aide de M. Beyle, je vais tâcher de me rendre assez instructif pour me faire lire avec plaisir jusqu’au bout »), dans une sorte d’étude à quatre mains (p.215-216 : « Laissez-moi, dans cette analyse, glisser quelques citations qui vous donneront des exemples du style vif, dégagé, quelquefois fautif de M. Beyle, et qui me permettront de me faire lire avec plaisir »).

[10] Soit d’abord l’instruction de Fabrice avant son départ pour Naples : « Songez, lui dit Mosca, qu’une proclamation, un caprice de cœur précipite l’homme enthousiaste dans le parti contraire à ses sympathies futures. Quelle phrase ! » (p.226). Mais cette phrase n’est pas de Stendhal : outre que l’instruction est donnée par la duchesse, selon les avis de Mosca, Stendhal écrit : « …précipite l’homme enthousiaste dans le parti contraire à celui qu’il a servi toute sa vie ! » (Ch, p.178). Mais le piquant c’est que Stendhal, tout en rectifiant l’énonciation, est preneur de la modification (Ch, p.689 : « M. de Balzac, p.298, me prête le mot suivant, le prendre : Songez dit Mosca à Fabrice, ou plutôt Gina dit à Fabrice : Le comte t’engage à réfléchir à ceci : une proclamation, un caprice de cœur précipite l’homme enthousiaste dans le parti contraire à ses sympathies futures ») et s’arrête à une troisième formulation : « …à celui qu’il sera plus tard de sa convenance de servir toute sa vie » (p.226, n.4). De même Balzac invente « la bonne grâce italienne avec laquelle la duchesse lui [Ferrante] laisse prendre le plaisir de baiser les mains blanches d’une femme qui a du sang bleu (mot italien pour dire le sang noble) » (p.246, cf. Ch, p.475, 478). Ou encore Balzac oblitère le fait scabreux que la duchesse ait dû honorer le contrat passé avec le jeune prince, raison pour laquelle elle ne remettra pas les pieds à Parme (p.261 ; cf. Ch, p.611-12). Cf. enfin p.241 et Ch, p.381 où la réécriture balzacienne gomme le petit fait vrai (Ch, p.732) - ou le « trait » (Mérimée, p.333) - qui est la marque de Stendhal (p.238).

[11] « Donc, en dépit du titre, l’ouvrage est terminé quand le comte et la comtesse rentrent à Parme et que Fabrice est archevêque. La grande comédie de la Cour est finie. Elle est si bien finie, et l’auteur l’a si bien senti, que c’est en cet endroit qu’il place sa MORALITÉ » (p.264) ; à vrai dire Fabrice alors n’est pas encore archevêque et va se constituer prisonnier à la citadelle (Ch., p.565).

[12] Ce qui requiert du temps et plusieurs lectures (C, p.584 ; cf. p.202, 204, 263).

[13] Cf. Ch, p.729 : « On m’a dit qu’il faut faire connaître les personnages, et que la Chart[reuse] ressemble à des Mémoires ; les personnages paraissent à mesure qu’on en a besoin. Le défaut dans lequel je suis tombé me semble fort excusable ; n’est-ce pas la vie de Fabrice qu’on écrit ? ».

[14] « Je vous explique cette fin en deux mots, car, malgré de beaux détails, elle est plutôt esquissée que finie » (p.261) ; « Peut-être les longueurs du commencement, peut-être cette fin qui recommence un livre et où le sujet est étranglé… » (p.266).

[15] A ce compte le titre (cf. p.264), puisé dans la marge de la marge, témoignerait de cette indécision.

[16] « …s’il voulait expliquer convenablement cet ouvrage, qui souvent contient tout un livre dans une page… » (p.205).

[17] « Aussi est-ce tout un drame que l’amour du coadjuteur pour Clélia. Livre sur livre ! » (p.261).

[18] C'est-à-dire qui a écrit des romans : « vous avez bien senti, Monsieur, avec le tact d’un homme qui a agi, que la Chart[reuse] ne pouvait pas s’attaquer à un grand Etat comme la France, l’Espagne… » (Ch, p.733).

[19] « …une suite de pensées qui se déduisent d’après les lois de la logique » (p.268).

[20] « Votre illusion va bien loin, par exemple Phèdre. Je vous avouerai que j’ai été scandalisé, moi qui suis assez bien disposé pour l’auteur [i.e. : lui-même] » (Ch, p.730).

[21] Cf. le Sommaire de la Revue Parisienne, Genève, 1968, p.396.

[22] Non sans estropier le nom de l’héroïne du Lys dans la vallée : Mme de Mortdauf (p.727, 728, 731).

[23] « Comment vous amuser un peu en échange de toute la surprise et de tout le plaisir que m’a fait la Revue ? En vous envoyant une lettre sincère… » (p.727) ; « …mais comme votre procédé est unique, je veux vous imiter et vous répondre par une lettre sincère » (p.727-28).

[24] « Egotisme effroyable, ne jamais envoyer la vérité aussi nue, elle est ridicule. Ne jamais se presser d’envoyer, se défier de la vérité » (p.727, n.2).

[25] Cf. Balzac à Delphine de Girardin, en remerciement d’un sonnet qu’elle lui avait envoyé pour Un grand homme de province à Paris : « Voilà, Madame, je ne sais combien de lettres de remerciement que je déchire depuis quelques jours parce qu’elles sont ou trop spirituelles ou trop bêtes » (C, p.608).

[26] « J’ai dignement répondu à cette bonté, j’ai lu la revue hier soir, et ce matin j’ai réduit à 4 ou 5 pages les cinquante-quatre premières pages de l’ouvrage que vous poussez dans le monde » (p.730).

[27] « Après avoir lu l’article de M. de Balzac, je prends mon courage à deux mains pour corriger le style » (29 oct. 40 ; p.669) ; « Refonte conseillée par M. de Balzac » (4 nov. 40 ; p.670) ; « Réveillé par l’avis de M. de Balzac, enfin je trouve le 7 nov. 1840, le caractère de la conversation de Gina avec Fabrice » (p.672) ; « Exécution du conseil de M. de Balzac : la priorité par le cœur donné à Fabrice » (p.684 ; cf. Etudes, p.265 : « En faisant de ce jeune homme la principale figure du drame, l’auteur eût été obligé de le douer d’un sentiment qui le rendît supérieur aux gens de génie qui l’entouraient et qui lui manque. En effet, le Sentiment est égal au Talent… »).

[28] « A Paris on appellerait ce paragraphe inélégant. Je l’appelle clair et ne veux pas l’élégantiser, par exemple ôter les 2 avoir avait, et les remplacer par une tournure déclamatoire ou une périphrase » (p.681-82 ; cf. ch, p.142-43 : « Mosca pouvait avoir quarante ou quarante-cinq ans ; il avait de grands traits… ». Aussi bien est-il censé en avertir Balzac : « Je vais corriger le style de la Chart[reuse] puisqu’il vous blesse, mais je serai bien en peine.

[29] Cf. « les négligences du Corrège » dans la Vie de Rossini : « Ce qui distingue le grand maître, c’est la hardiesse du trait, la négligence des détails, le grandiose de la touche…J’aime mieux une ébauche du Corrège qu’un grand tableau fort soigné de Charles Lebrun ».

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