Inédit

Philip Lewis, La question du global/mondial

 

 

Préambule            

Intervention préparée pour un colloque consacré à la « Coopération universitaire et scientifique transatlantique » (4 Avril 2011, Montpellier), ce texte de Philip Lewis, vice-président de la Fondation Andrew Mellon et professeur émérite de l’Université de Cornell, nous explique les raisons pour lesquelles la Fondation Mellon cherche à soutenir la coopération universitaire dans les domaines des arts et des lettres, disciplines indispensables, d’une part, à la formation humaniste du citoyen, d’autre part, à la « traduction des progrès scientifiques en récits » nécessaires pour la vie collective de l’humanité. Les arts et les lettres se trouvent donc au coeur de l’éducation, en tout cas tant qu’elle est considérée comme un bien public, un droit accessible à tous, et non pas comme un atout personnel dans la compétition sociale.

On sait que l’un des mots d’ordre actuel est celui de la professionnalisation, partout opposée à la conception « libérale » des études supérieures. Contrairement à ce que l’on entend dire souvent, le souci des débouchés professionnels ne date pas du néo-libéralisme. Mais ce que nous montre le texte de Philip Lewis, c’est qu’il y a un abîme entre ce que l’on entendait naguère par la « profession », exercée au sein d’une structure sociale solidaire ou devant le devenir davantage, et une professionnalisation étroitement conçue dans le contexte d’une compétition économique nationale et internationale, ce qui se traduit, aux Etats-Unis, par le développement spectaculaire de cours de finances, comptabilité, gestion, marketing, etc... dès les premières années des cursus universitaires.

Or, nous apprend Philip Lewis, la globalisation du marché de l’emploi est en contradiction avec le contrat universitaire de type néo-libéral, car les « gagnants seront ceux qui coûtent le moins cher aux employeurs », où qu’ils aient été formés : « l’’implication de cette découverte, c’est que l’éducation extraordinairement coûteuse qui a connu une si belle floraison dans les grandes universités privées aux Etats-Unis est en train de perdre sa justification économique classique, qui consiste à faire remarquer à l’étudiant que ses études payantes sont un bon investissement dans la mesure où elles garantissent un salaire futur relativement élevé. »

Conclusion : le néo-libéralisme est dévoré par ses contradictions. Pour « réinventer un projet collectif à long terme », c’est de l’imagination née au voisinage des arts et des lettres que nous aurons aussi beaucoup besoin.

A notre très modeste échelle, c’est bien ce à quoi nous voudrions contribuer, ici, à Transitions...

H. M.-K.

Philip E. Lewis est professeur émérite de littérature à l'Université de Cornell (état de New-York) à et vice-président de la Fondation Andrew W. Mellon. Parmi ses publications : La Rochefoucauld : The Art of Abstraction (Ithaca ; London ; Cornell university press, 1977) et Seeing through the Mother Goose Tales : visual turns in the writings of Charles Perrault (Stanford, Calif., Stanford university press, 1996). Il a été rédacteur en chef de la revue Diacritics de 1976 à 1987.

 

 


La question du global/mondial:

 The implications of current trends in higher education for transnational cooperation

Philip Lewis

14/09/2011 

 

Pascal Delisle[1] m’a proposé d’intervenir sur la question « what role for humanities in global academia ? ». Vous verrez tout à l’heure, lorsque j’évoquerai la visée programmatique de la fondation Mellon, jusqu’à quel point sa proposition était pertinente. Si j’ai opté pour compliquer la donne avec mon titre bilingue, c’était en réagissant à deux mots-clefs de la tournure humanities in global academia, soit « humanities » et « global ». Ces mots font problème dans la mesure où ils sont d’inflexion anglo-américaine : le champ flou des « humanities » est plus ou moins celui des arts et des lettres, mais en comprenant les sciences historiques, l’étude des langues et des questions propres à l’anthropologie et à la psychologie, il s’étend à travers les frontières des sciences humaines — si bien que le terme humanities est fuyant et finit dans l’indéfinition. Je reviendrai pourtant sur la conception des « humanités », si je puis dire, dans un moment.

Quant à l’adjectif global en anglais, mes contacts avec des collègues français au cours des quinze dernières années m’ont fait hésiter à m’en servir malgré la tendance de plus en plus dominante à prendre les termes de globalisation et de mondialisation pour synonymes. C’est que global et globalization évoquent pour certains l’expansion d’un empire américain qui imposerait partout le modèle américain de la démocratie, le néo-capitalisme actionné par la loi du marché, l’emploi de la langue anglaise et l’érosion des différences culturelles ; il s’agirait, bref, d’un monde uni, d’une civilisation universelle puisque américanisée. L’inconvénient sémantique du « global », c’est sa référence systématique à la totalité : il n’y a qu’un seul globe, et comme le village global de Marshall McLuhan le suggère, il comprend tout, il englobe la planète entière, il insinue la priorité d’un mouvement d’uniformisation qui devient comme le cadre implicite du discours, donc de la pensée.

L’avantage sémantique du « mondial », par contre, c’est qu’il peut y avoir une pluralité de mondes, qu’à côté de l’idée du monde entier, celles d’un monde occidental et d’un monde oriental, d’un monde européen et d’un monde africain, sont parfaitement pensables, que la mise en monde peut recouvrir aussi bien des mondes particuliers que le monde en général, et que le processus de mondialisation peut donc comporter comme une dialectique entre l’intégration et la séparation, entre le même et l’autre. Le mot de « monde » fonctionne alors comme une métonymie qui ramène le tout à ses parties et les parties au tout ; conceptuellement, il héberge le réversible ou l’indécidable. Pour la France et la communauté européenne, il a été possible, par moments, de préférer la mondialisation à la globalisation puisque celle-là, dans sa souplesse, admet le projet de préserver des différences culturelles et régionales tout en pratiquant une ouverture, d’ailleurs inévitable, à ce monde international que bien des forces économiques et technologiques sont en train de réunir, de mouler en un vaste réseau télécommunicationnel, de globaliser.

Mon titre cherche donc à mettre en valeur une optique française qui résisterait intellectuellement et culturellement à une vision du monde académique — une vision de « global academia » —accordant trop de crédit aux modèles américains ; il pointe la question de ceux qui se demandent si les adhérents à ce concept d’académie globale ne se laissent pas enchanter trop lestement par l’occasion de réformer les institutions d’enseignement et de recherche pour les faire participer à un nouveau régime de concurrence et de gestion informatisée, celui qui relève de l’économie du savoir ou de ce qu’on appelle parfois le capitalisme cognitif. Je reviendrai sur ce motif tout à l’heure en parlant des tendances actuelles.

Si je suis présent ici aujourd’hui et demain pour écouter et observer, c’est que la fondation Mellon, où je travaille, souhaite encourager la coopération entre universités françaises et américaines telle qu’elle est conçue dans le cadre de FACE (« French American Cultural Exchange ») et de PUF (« Partner University Fund »), c’est-à-dire sous la forme de partenariats entre institutions, de rapports entre équipes de chercheurs susceptibles de durer et d’enrichir les programmes de formation. Ce que nous avons constaté, cependant, c’est que les premières tentatives sous l’égide de PUF ont rallié surtout des représentants des sciences naturelles et des adeptes de sciences sociales ; la participation des disciplines qui se situent du côté des arts et des lettres a été plutôt faible. Nous nous sommes donc accordés avec Pascal Delisle et ses collègues pour renforcer les subventions qui seraient offertes à des partenariats qui lieraient des universités prêtes à collaborer du côté des disciplines dites humanistes. C’est ainsi que, dans le contexte de notre réunion et des initiatives des services culturels français, la question que Pascal m’a demandé d’aborder a vu le jour : elle porte sur les engagements de la fondation que je représente. Pourquoi tenons-nous à ce que les collaborations subventionnées ne négligent pas les disciplines non scientifiques ou technologiques ?

A partir des activités programmées par la fondation, je dirais qu’il y a bien deux façons de répondre à la question. La première, que je n’évoquerai que brièvement et sans y insister, fournit plutôt un arrière-plan au débat qu’une réponse tranchante à la question. Il s’agit d’un point de vue traditionnel qui vous est parfaitement familier, et qui est bien, qu’on l’accueille ou le déplore, le point de vue fondamental chez Mellon. Il consiste à souligner deux impératifs, dont chacun est d’une certaine façon institutionnel. Le premier consiste à défendre une perspective américaine sur l’enseignement supérieur, à savoir que le but de l’Université est censé être, avant la formation de spécialistes qui se préparent pour la vie professionnelle, la poursuite et l’approfondissement d’une expérience d’éducation dite libérale, ce qui veut dire que les études universitaires ne forment pas simplement des experts, mais aussi des intellectuels, des citoyens, des personnes d’esprit large et ouvert qui sauront, en tant qu’étudiants, faire preuve de maturité et qui, au-delà de leurs études, soutiendront des valeurs personnelles et sociales relevant au moins de leur humanité, sinon d’une axiologie humanitaire. Or, la responsabilité principale de cette formation libérale réside du côté des arts et des lettres ; elle est notamment la part de disciplines telles que la philosophie et l’histoire qui, depuis des siècles, s’occupent à intégrer le savoir de toutes les disciplines et à formuler pour la société le sens général des connaissances qui s’accumulent.

Le second de ces impératifs consiste à reconnaître la fonction professionnelle des organismes académiques en tant qu’institutions collectives qui recueillent, organisent et préservent les composantes du savoir humain dans des bibliothèques, des archives, des banques de données, des travaux d’ordre encyclopédique, des centres de recherche. Ces institutions, qui sont comme le pivot de ce que nous appelons l’académie, s’efforcent de structurer un énorme ensemble de recherche et d’enseignement dont la vie humaine dépend et de développer continûment un discours cohérent sur lui. Ici encore, il faut reconnaître que le rôle des érudits humanistes dans ces institutions du savoir a été essentiel et qu’il le reste, ne serait-ce que parce que la traduction des progrès scientifiques en récits qui sont à la portée de l’humanité et nécessaires pour sa vie collective est avant tout l’apport des artistes et des historiens. Chez Mellon, donc, nous nous demandons quel genre de soutien sera nécessaire pour que la tranche de l’académie occupée par les arts, les lettres, l’histoire et les langues puisse se maintenir et contribuer au fonctionnement du système général de remaniement progressif de l’imaginaire qui en est le support et le souffle. Devant les initiatives de PUF, notre hypothèse pratique, c’est que cette zone « humaniste » du savoir a besoin, pour jouer bien le rôle qui lui revient, d’avoir sa part dans l’édifice universitaire international et dans les échanges pluridisciplinaires entre des pays comme la France et les Etats-Unis. Puisque c’est une zone souvent désavantagée sur le plan des budgets universitaires, nous intervenons, en sachant très bien que nos dons n’ont probablement qu’une valeur symbolique, pour encourager les chercheurs à lancer des collaborations pour lesquelles les institutions seules auraient du mal à trouver des fonds.

En voilà assez, sans doute, pour la perspective classique dans laquelle la fondation a l’habitude de se réfugier. Passons donc à l’autre réponse que la question de Pascal sur le rôle des « humanités » me pousse à formuler. Elle s’articule dans une perspective contemporaine et quelque peu polémique, tout en relevant d’une perspective sous-jacente à celle que je viens de rappeler. J’ai essayé d’évoquer cette réponse dans mon sous-titre en anglais, the implications of current trends in higher education for transnational cooperation. Il fait allusion à des phénomènes que je ne propose pas d’analyser, quoique leur analyse constitue une bonne partie de mon travail personnel aux Etats-Unis. Je vous inviterai simplement à considérer des tendances très visibles dont les manifestations en Europe et en Amérique du nord sont, pour la plupart, semblables, et puis à compliquer le tableau avec une préoccupation relativement récente qui sera bientôt, je crois, un thème majeur des discussions transatlantiques entre universitaires.

Commençons par répéter ce qu’on a souvent constaté à propos des liens avec des institutions américaines que le ministère de l’éducation nationale en France paraît vouloir favoriser. Grosso modo, il s’agit de l’intérêt pour la recherche scientifique et le développement technologique que le système américain tend à concentrer dans les universités de recherche (research universities R-1). De cet intérêt parfaitement raisonnable découle un projet d’imitation institutionnelle qui tend à valoriser en France le genre de recherche que les jeunes scientifiques rencontrent lorsqu’ils passent du temps dans des laboratoires aux Etats-Unis. L’importation de pratiques comme celles des Etats-Unis ferait des établissements de l’enseignement supérieur un engin productif de connaissances applicables. Suffisamment répandues, ces pratiques féconderaient l’inventivité et la compétitivité de manière à soutenir la croissance économique du pays. La supposition essentielle qui informe le projet, c’est que la marche en avant de la technologie servira à générer suffisamment d’emplois intéressants et bien rémunérés pour maintenir une économie robuste et stable, ce qui justifie un investissement majeur dans l’enseignement et la recherche. Dans la mesure où cet investissement attirerait des étudiants étrangers, l’université ferait partie intégrante d’une industrie cognitive générative d’emplois, de produits, et de capital culturel.

Quels sont les signes de l’imitation orientée par la recherche que je viens de remarquer, ou tout au moins, s’il ne s’agit pas strictement d’imitation, d’un parallélisme dans les tendances significatives ? Pour simplifier et pour aller vite, je propose d’utiliser deux termes abstraits et approximatifs pour dessiner à grands traits une évolution qu’il conviendrait d’examiner dans le détail.

Le premier de ces termes, c’est la professionnalisation, une tendance immédiatement visible dans les célèbres accords de Bologne qui installent en Europe une structure d’études post-secondaires comparable à la division undergraduate/masters/doctorate aux Etats-Unis (c’est le LMD en France) et un système de crédits transférables, modelé sur la contrepartie américaine, qui encourage la mobilité des étudiants et la coopération entre des programmes géographiquement éloignés les uns des autres. La mise en place de programmes de master, définis le plus souvent en fonction de compétences acquises, illustre un aspect fondamental de la professionnalisation, qui est l’orientation des études vers tel ou tel métier ou emploi dans la vie réelle. Le rapport entre enseignant et étudiant tourne de plus en plus autour de la question des débouchés sur le marché du travail. Aux Etats-Unis, cette évolution valorisant l’emploi futur est spectaculairement visible dans la montée des programmes consacrés aux affaires au niveau undergraduate (licence) ; plus de la moitié des cours suivis par les étudiants américains se situent maintenant dans le domaine des affaires (sciences économiques, finances, comptabilité, gestion, marketing, etc.). L’autre aspect de la professionnalisation qu’il faudrait souligner est celui qui a caractérisé le développement des disciplines académiques où la formation avancée, au niveau doctoral, comporte une spécialisation de plus en plus poussée. Si cela renforce la notion du professorat comme vocation professionnelle, effet qu’on critique souvent, c’est que les professeurs qui se préoccupent de leurs recherches délaissent la responsabilité des cours de base et de l’éducation libérale. Cette responsabilité est assumée par des enseignants plutôt temporaires dont le statut professionnel est marginal. Ce qui se passe alors est une transformation de la force de travail dans l’enseignement qui va de pair avec l’acheminement de l’université vers le monde du commerce, où la gestion de l’institution cherche à réaliser des économies dans un secteur afin d’investir plus de ressources dans des activités qui seraient plus profitables ou plus compétitives.

Le deuxième terme, c’est la privatisation, qu’il conviendrait, je crois, de représenter à partir du cas extrême : à savoir, ce qui se passe aux Etats-Unis dans le secteur public de l’enseignement supérieur. Les universités d’état, qui ont connu une énorme croissance après la deuxième guerre mondiale et auxquelles plus de 80% des étudiants postsecondaires s’inscrivent, passent par une période budgétaire excessivement difficile. Les problèmes les plus lourds sont attribuables, certes, à la Grande Récession qui dure depuis 3 ans et qui a occasionné énormément de dégâts dans tous les budgets d’état. Cependant, la transformation des grandes universités publiques comme Michigan, Wisconsin, Berkeley, UCLA, Virginia, et North Carolina remonte aux années 90. Ces institutions-phares sont capables d’attirer des étudiants qui résident dans d’autres états et qui s’accordent pour avaler des frais d’inscription relativement élevés. A l’instar de leur concurrents privés dans le Ivy League et ailleurs, elles ont commencé à chercher des fonds auprès de leurs anciens élèves et à développer des rapports de coopération avec des investisseurs qui s’intéressent à des projets de recherche prometteurs. L’importance des revenus en provenance du privé, qu’il s’agisse de frais d’inscription, de dons, ou d’investissements soutenant la recherche, ne cesse de s’accroître.

Sur le plan social, ce qui se passe a deux dimensions notables. D’une part, le prix de l’éducation monte rapidement à mesure que le soutien public baisse, ce qui renforce l’avantage des familles riches et réduit les chances des moins privilégiés d’améliorer leur sort en poursuivant des études. En dehors des institutions d’élite, les engagements pour la discrimination positive (affirmative action) reculent. D’autre part, la notion d’éducation comme bien public cède le terrain qu’elle avait occupé à celle de l’éducation comme investissement, ce qui veut dire que les gouvernements d’état se déchargent de leur responsabilité financière dans le domaine des universités et l’imposent aux étudiants et à leurs familles. L’éducation postsecondaire en devient moins un droit et plus un privilège.

De ce côté de l’Atlantique, la tentation d’un pareil mouvement de privatisation est visible partout, l’implantation des écoles d’affaires payantes constitue un modèle pour les gouvernements. On peut concevoir l’autonomisation des universités françaises comme la préparation d’une pratique de gestion qui se prêtera à l’introduction de frais d’inscription beaucoup plus élevés. C’est pourtant en Angleterre, où le néo-libéralisme thatchérien est toujours vivant, que le glissement vers la privatisation s’installe avec une rapidité étonnante. On constate, en plus, qu’elle s’accompagne, chez les Britanniques, d’une mise en place d’un système de comptabilité et d’évaluation qui correspond aux procédés américains. Au niveau des programmes, des mesures de productivité quantitatives exercent une influence croissante sur la distribution des ressources, tandis qu’au niveau des étudiants on est censé rendre compte des compétences acquises et puis faire de cet exercice la base d’une analyse de l’efficacité des enseignants. Le paradoxe, c’est que l’Etat diminue son soutien financier au moment où il renforce l’application de ses critères évaluatifs.

Avant d’évoquer les deux tendances générales que sont la professionnalisation et la privatisation, j’ai rappelé la supposition de base selon laquelle le développement des connaissances au niveau le plus élevé des systèmes éducatifs est productif de nouvelles technologies et donc de nouveaux emplois. Le rôle central et indispensable de l’université de recherche est comme condensé par cette supposition de principe. Or, mon dernier point cet après-midi consiste à remarquer que récemment cette supposition a été très fortement mise en cause. Selon la thèse contraire, la technologie et la globalisation se combinent pour automatiser le travail bien rémunéré et pour exporter les emplois qui exigent une formation technique poussée à des sites éloignés. L’articulation détaillée de cette thèse à partir de recherches qui sont de portée globale est réalisée dans un beau livre récent, The Global Auction: The Broken Promises of Education, Jobs, and Incomes (London : Oxford UP, 2010), dont les auteurs sont trois économistes anglais, Phillip Brown, Hugh Lauder et David Ashton. Ils décrivent la formation d’un nouveau marché de travail global où des travailleurs technologiquement sophistiqués, formés dans les écoles de divers pays, se livrent à une concurrence internationale en sachant que les gagnants seront ceux qui coûtent le moins cher aux employeurs. La vente aux enchères globale ne respecte plus la logique du gagnant qui écrase les perdants en payant cher : parmi les offres qui promettent un travail compétent, elle valorise la moins coûteuse, quelle qu’en soit la provenance. L’implication de cette découverte, c’est que l’éducation extraordinairement coûteuse qui a connu une si belle floraison dans les grandes universités privées aux Etats-Unis est en train de perdre sa justification économique classique, qui consiste à faire remarquer à l’étudiant que ses études payantes sont un bon investissement dans la mesure où elles garantissent un salaire futur relativement élevé. Tout le déplacement des frais d’éducation depuis le public vers le privé est menacé si ce renversement de la logique qui justifie les grosses dépenses se perpétue.

Tenant compte de ces tendances que j’ai signalées, la professionnalisation et la privatisation, et devant la possibilité de la dévalorisation globale du capital éducatif que je viens de signaler, quelle leçon tirer en ce qui concerne le rôle des arts et des lettres ? Je ne peux pas développer ici une spéculation tant soit peu sérieuse sur l’avenir qui risque de s’ouvrir. Ce que je peux noter avec une certaine confiance, c’est que la conception même du travail, de sa valeur et des moyens de le distribuer sera à revoir dans un contexte qui ne saurait être celui du néo-libéralisme qui domine actuellement. Il est clair que cette révision ne saura s’effectuer que sur un horizon académique qui mobilisera une pluralité de points de vue et de méthodes. Sans aller jusqu’à prétendre que les arts, les lettres et les sciences humaines doivent occuper une position directrice dans le projet collectif à long terme qu’il convient d’imaginer, je peux affirmer avec une certaine confiance qu’il ne pourra pas se poursuivre sans approprier leurs perspectives à l’expérience individuelle et aux rapports sociaux. Il s’agit de reconnaître qu’à la limite ce qui est nécessaire c’est l’invention d’un discours, d’un récit, d’un réseau d’images capables de communiquer les formes d’adaptation que le nouveau monde — globalisé mais retenant ses particularités — sera obligé de développer. Pour le moment, cela implique la grande importance des contacts entre les diverses disciplines académiques, entre arts, lettres, sciences humaines, sciences naturelles, technologies qui sont le propre du programme auquel nous participons ici.



[1] Président de l’Institut de recherche et débat sur la gouvernance, Pascal Delisle dirige le service de coopération universitaire et coordonne les services culturels de l’Ambassade de France à Washington.