Republication

Gilbert Cabasso,  Passion ou le cinéma transitoire

 

 

 

Préambule

Consultée aujourd’hui, la page de Wikipedia consacrée à Passion de Jean-Luc Godard résume le film d’une phrase : « Durant le tournage d'un film, un réalisateur se détourne de son entreprise en découvrant la lutte d'une jeune ouvrière licenciée par un patron qui n'appréciait guère ses activités syndicales ».

Mais chacun sait qu’un film de Godard n’est pas fait pour être résumé. Gilbert Cabasso lui donnait, en 1982, une résonance esthétique et politique singulière qui nous atteint aujourd’hui tout particulièrement : « chez Godard [...], la voiture est tout à la fois l’objet produit [...], consommé, détruit, aimé, échangé, objet de transitions, de transactions, de heurts, de catastrophes, pour tout dire l’objet tragique de notre temps ».

H. M.-K.

Gilbert Cabasso est professeur agrégé de philosophie. Il a enseigné durant 22 ans au lycée Victor Duruy à Paris. Retraité depuis 2011, il continue d'animer le ciné-club qu'il y a créé.

 

 

 

 

Passion ou le cinéma transitoire

 

Gilbert Cabasso

05/10/2013


 

On a dit de Passion que c’était un film « sériel » [1]. Cette définition est essentielle, à condition de se demander ce qu’elle parvient à qualifier, à condition de préciser comment elle rend compte, à la fois, de la procédure de création et du fonctionnement de l’œuvre. De quelle nature sont donc les « séries » et quel est leur traitement ?

Godard exprime, plusieurs mois après la sortie du film, une espèce de dépit devant les réserves trop souvent formulées par la critique et le public : « [on] parle de désordre, de volonté de brouiller. J’en suis surpris. Moi, je trouve que c’est un film d’une logique et d’un ordre absolu, presque trop rigide, impeccable. Dès la première bobine, en dix minutes tout est exposé, décrit, présenté ; toutes les séries, les histoires, les personnages et ce qu’ils vont faire. C’est un modèle d’exposition, aucune symphonie classique ne présente aussi bien tous ses thèmes » [2].

Une série, en art, désigne deux réalités : « soit un ensemble ordonnée d’œuvres régies par un thème, support d’un problème esthétique à résoudre, soit une multiplicité de figures plus ou moins équivalentes, résultant d’un jeu combinatoire, ou encore d’un traitement répétitif systématique » [3] soit, par exemple, les représentations multiples de la « Montagne Sainte Victoire » chez Cézanne ou la série des « Menines » chez Picasso, soit les rectangles de couleur de Mondrian, ou les lignes mélodiques d’une construction fuguée, chez Bach.

À moins de considérer l’ensemble des films de Godard comme une série, ce qui n’est pas sans légitimité, nous entendrons ici la série « comme une suite indéfinie de possibilités offertes par tel ou tel vocabulaire plastique » [4], une œuvre étant décomposable en un certain nombre d’éléments et de relations, qui fonctionnent comme une axiomatique, une multitude de combinaisons pouvant s’obtenir à partir du simple « jeu des permutations entre ces éléments » [5].

Depuis belle lurette, la lecture dite thématique, déconnectant les éléments du film de leur trame narrative, nous a appris à les faire jouer autrement que selon l’ordre du récit, autrement que selon la logique de leur apparition, d’un film à l’autre, voire au cœur d’un même film. Si bien que l’on ne dirait rien de bien original à mettre en évidence ces réseaux d’éléments en relation, sinon à montrer la forte détermination qui les lie.

Ici, la série est matrice d’œuvre, génératrice de formes, et ça change tout. La mise en place des éléments, d’abord, n’est nullement prisonnière des contraintes du récit. Son exclusive contrainte est celle d’un commencement. Et comme le commencement d’un récit suppose, au préalable, le commencement du film, c’est-à-dire les éléments originaires qui le rendent possible, le film les prend comme matière première, les uns après les autres, démocratiquement, égalitairement présentés : lumière, son, acteurs, dialogues, etc.

Et d’abord, la lumière. Celle du ciel, d’un espace sur lequel le nuage à la fois se dessine, se colore, bouge, disparaît, un espace sur lequel s’écrit, dans une direction aléatoire, impossible à anticiper, la trace d’un mouvement. Métaphore du film.

Ensuite, la musique, totalement « dénaturalisée » chez Godard. Ce ne sont plus les pans sonores beethoveniens des premiers films, ni le hors champ problématique de Sauve qui peut (la vie) (« Mais d’où vient cette musique ? »). Godard semble n’avoir souci que de nous faire entendre une musique commençante, et rarement on a mieux rendu la musique d’un commencement que dans ce « concert en ré » de Ravel.

Les mots balbutiés, empêchés, les cris, disent l’à-venir du film, essentiellement : « Laisse-moi te parler ».

Étrangement, le commencement est donc, ici, un élément sur lequel le film ne cesse pas un instant de jouer. D’abord parce que le film ne raconte rien qu’un film se faisant, mais aussi parce que le cinéma tout entier est questionné quant à son geste inaugural, confronté à d’autres types de représentations, particulièrement celles de la peinture occidentale. « La Ronde de Nuit » vaut autant, dès le départ, pour l’épreuve d’une démonstration portant sur la lumière et ses incidences sur la structure du tableau que pour le choix d’une lumière matinale. (Plus généralement, le film semble définir la peinture comme l’aube de la représentation et la vidéo comme son crépuscule.)

Musique et peinture de commencement donc, tout autant que la voix, la phrase, dissociées d’abord des corps parce que leur alliance ne saurait aller de soi.

Ce qui revient à déterminer les personnages en fonction de ces « bornes » du récit, qui sont aussi celles du film. Isabelle est un personnage initial : vierge (« peut-être »), ses exigences sont à venir. (« Il faut voir. Voir qu’on va écrire »). Elle bégaie, parce que sa parole est une parole à l’état naissant. Elle dit : « la première fois »… En quoi elle s’oppose à Hanna qui dit toujours : « une dernière fois ». L’histoire d’Isabelle est entre le travail (qu’on ne filme pas) et l’amour. Ainsi va le film.

La prise de parole ne va donc pas de soi, de l’admirable « Dis ta phrase » qui désigne au minimum la loi même de la mise en scène, et de la (bien nommée) « direction d’acteurs », à la prise de parole individuelle : « Profite que ta phrase n’est pas encore faite pour commencer à parler, commencer à vivre » dit Jerzy à Hanna.

Veut-on, sous forme de boutade, résumer la « série » du commencement ? « Qu’est-ce qu’une catastrophe ? » demande-t-on à la petite fille. « C’est la première strophe d’un poème d’amour. »

Impossible, dès lors, de faire l’économie d’un commencement radical, théologique. Est d’origine, ici, la série des signes religieux, à leur tour matérialisés, convertis, si l’on peut dire, dans le quotidien des gestes et des mots : la lumière est inaugurale et céleste, l’Ange est un figurant gênant, la Passion est christique et amoureuse. Le premier terme, redisons-le, c’est la lumière, comme condition du film, et comme métaphore. Une métaphore solidaire de celle qui fait du cinéaste Jerzy, celui qui « abandonne » Isabelle. (« Mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? »)

 

Godard, Dieu caché de la métaphore du monde

On peut dire de Godard qu’il est un cinéaste « primitif ». Hanté par les origines, les fondements de la création, la mémoire à partir de laquelle on peut commencer un film. Les références cinématographiques de Passion sont d’ailleurs à chercher du côté du muet (cf. la séquence des flics à l’usine…).

Plus radicalement, Passion est comme le film de l’impossible commencement, puisqu’à l’évidence, un film projeté, dans sa matière, dans la nécessité de son essence, est déjà fini, déjà enregistré, déjà fabriqué. Et, puisque le film suppose toujours ce qui lui pré-existe, le monde, l’histoire, les films, et le processus de son enregistrement, le commencement d’un film est toujours illusoire. « Arrête ton histoire, Isabelle, c’est fini, c’était déjà fini quand on a commencé ».

C’est pourquoi l’histoire (le récit narratif) est, dans l’ordre des nécessités, seconde. « Il faut bien vivre les histoires avant de les raconter », répète Jerzy. Comment donner à voir et entendre cette fatale antériorité de la vie sur le film au cœur d’une œuvre, d’une représentation, sinon en désignant la représentation comme telle, par le jeu de placement des éléments du film ; tous donnés, mais inhabituellement, tous là, mais se désignant eux-mêmes, dans la pleine clarté de leur être, affrontant l’épreuve de témoigner d’eux-mêmes en creux.

Le producteur est aussi naïf que le mauvais spectateur que nous ne sommes pas (« pas vous ! »…), à réclamer sur tous les tons, dans toutes les langues, cette fameuse « histoire » (« una storia !… UNA STORIA !… »). Car elle y est bien, à condition qu’on accepte qu’aucune histoire n’est naturellement consubstantielle au cinéma, qu’elle est toujours l’effet d’un artifice consommé, que l’art d’aujourd’hui met à plat comme l’objet par excellence de toutes les fictions. Du coup, ce que Passion met au jour, c’est la fatale attente, l’incontournable impatience du spectateur à l’égard de l’histoire. Passion « met en scène » le désir de récit.

Le cinéma de Godard est sans perversion, sans roublardise. Tout en surface, sans autre profondeur que celle d’un champ questionné : dans l’espace divisé par la découverte presque fermée, Jerzy dit tout, de lui, du film, des femmes, et du cinéma transitoire de notre temps, entre peinture et vidéo, entre ciel et terre, entre jour et nuit.

Enfin, l’ordre des représentations, Godard ne cesse de le montrer dès ses premiers films, tient à l’ordre du langage. Les peintres qu’il privilégie sont les peintres de récits, mythologiques ou historiques, c’est-à-dire des peintres qui n’auraient pas été sans un récit référentiel.

C’est évident de Goya, du Greco, et le brusque raccourci de l’itinéraire de Delacroix semble le présenter d’ailleurs selon les étapes d’une progressive exténuation du récit : « Il commence à peindre des guerriers, puis des saints, de là il passe aux amants, puis aux tigres, il finit par peindre des fleurs ». L’astuce autorise alors le passage à la serre.

Tout se passe alors comme si la spécificité du cinéma consistait à travailler le référent de la peinture en y faisant apparaître le récit en train de se figer, le mouvement par lequel un geste devient une pause.

Mais le cinéma conquiert sa véritable spécificité à rendre possible que le son dans son rapport à l’image devienne à son tour producteur de fiction. Ce sont, par exemple, les curieux glissements, les étranges jeux sur les signifiants : quand Jerzy et Laslo sont devant la découverte, Jerzy dit : « Il n’y a pas de centre ». Plus tard, dans la cuisine d’hôtel, Manuelle dit à Jerzy : « Je vous ai entendu parler avec votre ami, il disait qu’à notre époque il n’y a plus de sang… si je me tue là, devant vous, est-ce qu’il n’y aura pas de sang ? ». Elle danse alors avec le couteau qui, arraché par un tiers, finira par blesser Jerzy. Le son, ni l’image ne constituent par eux seuls l’imaginaire du cinéma, mais bien le rapport complexe de l’un à l’autre.

L’admirable séquence d’Hanna au magnétoscope, se regardant, se détournant d’elle-même, jouant le jeu de se détourner, le double effet d’un doublage et d’une voix qui se risque à chanter, en plus, sur celle qui la double, offre un bon exemple de ces coups de sonde aventureux, de ces expérimentations au travail, « en amour », souvent bouleversantes.

Impossible de traquer, dans leur intégralité, les réseaux de relations que le film construit ainsi. Qu’il suffise d’entendre que le film n’est pas autre chose que le tracé d’itinéraires intermédiaires, saisis dans la transition qui les constitue, celle du cinéma, entre un « aller simple, simple comme Bonjour » dit Laslo, et un « au-revoir », qu’Hanna, dans la si belle séquence de l’escalier nous fait entendre comme un « OR-VOIR » – précieuse lumière !…

Ne cherchons pas ici, à l’instar de Piccoli, « une phrase définitive ». La seule évidence est qu’un film s’achève au prix d’un mouvement brusquement interrompu. Cette interruption ne peut donc être autre chose que celle d’un mobile, le mobile godardien par excellence, l’automobile. Il faudra bien un jour travailler sur l’extraordinaire faisceau de relations signifiantes que condense la voiture chez Godard. D’À bout de souffle à Passion, en passant par Pierrot le fou, Week-end ou Sauve qui peut (la vie), la voiture est tout à la fois l’objet produit (« le nouveau modèle de chez Peugeot ») consommé, détruit, aimé, échangé, l’objet de transitions, de transactions, de heurts, de catastrophes, pour tout dire l’objet tragique de notre temps.

Il appartient à la magie du langage d’en faire, pour une imaginaire princesse, « un tapis volant ».

Écoutons Godard, une dernière fois : « Je ne crois pas que j’existe, je ne crois pas que tu existes, je crois que nous sommes un moment matérialisé de mouvements, de formes qui passent entre nous. Je crois que la seule chose qui existe, c’est la communication » [6].

Le film est l’image donnée de cette conviction.

 

 

 
Un regard en arrière

C’est un truisme que de dire d’un film qu’il marque son temps autant qu’il est marqué par lui. Passion de Godard résonnait des événements polonais, des luttes de Solidarnosc, des solidarités et des reniements qui hantaient les années 80. Mais les films ont aussi leur propre histoire, arrachés au cours des ans, ils échappent aux circonstances de leur production, non pas dans une abstraite éternité, plutôt en inscrivant dans la durée leur résistance aux érosions. Ils nous transforment aussi, nous modèlent, sculptent nos propres imaginaires, et parfois, nos propres histoires intimes nous les rendent méconnaissables, transfigurant la perception que nous avions d’eux.

Retrouvant il y a peu le texte que j’écrivais fin 82 pour une revue de cinéma quasi clandestine, Ciné-Club Méditerranée, je m’étonne d’y trouver jusque dans son titre le destin qu’il lui impose, comme si le travail collectif de Transitions devait aujourd’hui lui redonner son « actualité », l’inscrire davantage qu’il ne devait l’être à l’époque dans la commune préoccupation qui module toutes les harmoniques – et les dysharmonies – s’associant aux énigmes de la « transition ».

Godard nous ouvrait quelques « découvertes », comme on dit au cinéma, dont nous ne savions, et ne pouvions savoir qu’elles trouveraient ici une de leur possible destination.

G. C.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


[1] Pascal Bonitzer, Cahiers du Cinéma, n°338.

[2] Jean-Luc Godard, L’Âne, n°7, hiver 1982.

[3] Encyclopaedia Universalis, vol. 20.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Jean-Luc Godard, Cahiers du Cinéma, n°336.

 

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