Saynète n° 129

 

« Plus tard, en mars, j’ai revu à la bibliothèque Jacques S., l’étudiant qui m’avait accompagnée jusqu’au bus, quand je m’étais rendue pour la première fois chez le gynécologue. Il m’a demandé où j’en étais de mon mémoire. Nous sommes sortis dans le hall. À son habitude il virevoltait autour de moi en parlant. Il allait rendre en mai son mémoire sur Chrétien de Troyes et il se montrait étonné que je commence seulement à travailler. Avec des détours, je lui ai fait comprendre que j’avais eu un avortement. C’était peut-être par haine de classe, pour défier ce fils de directeur d’usine, parlant des ouvriers comme d’un autre monde, ou par orgueil. Quand il a saisi le sens de mes paroles, il a cessé de bouger, ses yeux dilatés sur moi, sidéré par une scène invisible, en proie à une fascination que je retrouve toujours chez les hommes dans mon souvenir[1] . Il répétait, égaré, « chapeau, ma vieille ! chapeau ! ».

Annie Ernaux, L’Événement [2000], dans Écrire la vie, Gallimard, « Quarto », 2011, p. 317.

_________________

[1] Et que j’ai reconnue aussitôt, immense, chez John Irving dans son roman L’œuvre de Dieu, la part du diable. Sous le masque d’un personnage, il regarde mourir les femmes dans des avortements clandestins atroces, puis les avorte proprement dans une clinique modèle ou élève l’enfant qu’elles abandonnent après l’accouchement. Rêve de matrice et de sang où il s’adjuge et réglemente le pouvoir de vie et de mort des femmes.

 

05/02/2022 

 

 

Powered by : www.eponim.com - Graphisme : Thierry Mouraux   - Mentions légales                                                                                         Administration