Saynète n° 125.2.

 


Destinataire : PYKE JOHNSON, JR.                                                                                          C.C, 1p.
Hôtel Windermere
666 West End Ave,
New York 25, N.Y.
Le 15 mars 1959

Cher Monsieur,

Tous mes remerciements pour les projets de jaquette et de page de titre que vous m’avez envoyés pour mon recueil de poèmes.

J’aime les deux papillons colorés de la jaquette, mais ils ont des corps de fourmis, et aucune stylisation ne peut excuser une simple erreur. Pour réussir une stylisation, il faut avoir une connaissance parfaite de la chose. Je serais la risée de tous mes collègues entomologistes s’ils venaient à voir ces incroyables hybrides. Je voudrais aussi attirer votre attention sur le fait que, de nos jours, on trouve des papillons sur les cartes d’anniversaire, les abat-jour, les robes, les rideaux, les boîtes de bonbons, le papier-cadeaux, et toutes sortes de publicités.

De toute façon, le corps doit ressembler au croquis que je vous joins, et pas à celui de votre illustrateur, et les ailes ne doivent pas être attachées à l’abdomen, mais au thorax. J’aime la texture et les teintes de ces deux insectes, et la calligraphie est admirable.

Maintenant, passons au papillon de la page de titre, il a la tête d’une tortue naine, et les motifs de ses ailes sont ceux de la banale Piéride du Chou (tandis que l’insecte de mon poème est clairement décrit comme appartenant à un groupe de petits papillons bleus au revers des ailes ponctué), ce qui n’a pas plus de sens dans le cas présent qu’il y en aurait à dessiner un thon sur une jaquette de Moby Dick. Je veux être bien clair et franc : je n’ai rien contre la stylisation, mais je m’élève catégoriquement contre l’ignorance stylisée.

Je vous suggère donc l’une de ces deux démarches : 1) Ne mettre ni papillon, ni autre dessin, ou 2) Pourvoir les insectes dessinés de corps de papillons et de têtes de papillons et (dans le cas du papillon de la page de titre) changer le motif de ses ailes.

Si vous cherchez dans la correspondance que j’ai échangée avec Jason à propos de la jaquette de Pnine, vous remarquerez quelles horribles difficultés avait rencontrées le dessinateur, par ailleurs excellent, dans son premier croquis. Je pense qu’il y avait à peu près quatorze erreurs.

Bien à vous,

PS : Je vous joins deux croquis et mes explications au sujet des formes et des motifs des ailes.

Vladimir Nabokov, Lettres choisies. 1940-1977, Paris, Gallimard, 1992, p. 352-353.

Hélène Merlin-Kajman

06/11/2021

 

 

Ce texte me fait rire.

J’entends d’abord son indignation furieuse. Elle se coule dans un art épistolaire disparu et témoignant d’enjeux qui m’apparaissent aujourd’hui comme du luxe. Quel auteur pourrait avancer de tels arguments pour discuter de la jaquette de son livre avec son éditeur ? Une telle lettre appartient à une époque où un écrivain pouvait, légitimement, faire valoir une colère à vif, aristocratique, méprisante (ah, l’énumération sarcastique d’images de papillons galvaudées !), mordante, précise, acérée. Puérile, peut-être, mais croyant fermement dans la légitimité de sa profération. Une telle présence, presque grandiose, mobilisée pour un enjeu minuscule, me saisit.

Minuscule ? Mais c’est de perfection qu’il s’agit. N’importe quelle « erreur » conduit au déshonneur.

La rage a ses pics d’intensité, tous marqués par une trouvaille stylistique. La revendication d’exactitude référentielle se dit dans une écriture qui fabrique des chimères : je vois bien mieux le tout petit thon, qu’on tient dans ses bras, de la couverture imaginaire de Moby Dick, que la baleine qui pourrait y être (quelle tristesse ça serait, une baleine ou un cachalot, comme on voudra, sur la jaquette d’un livre qui me jette la démesure au visage, m’éclabousse de sa sauvagerie, de sa terreur, de sa connaissance encyclopédique folle : plus de terre, rien que la mer ; plus de raison, mais la poursuite d’un monstre, en compagnie d’Achab... Oui, je préfèrerais un ridicule petit thon maussade, plutôt que la baleine blanche en (fausse) personne !).

Quant à ce papillon merveilleux, c’est bien sa tête de tortue naine qui, en le défigurant, l’a fait sortir de son invisibilité, pour moi qui ne suis pas entomologiste, d’autant que ce bizarre petit mutant à ailes de papillon me rappelle un livre de comptines que je lisais à mes fils enfants : les dessins farfelus n’étaient pas fameux, mais ils accompagnaient la fantaisie des comptines joyeusement, donc assez justement. C’est ça, je me souviens :

Pimpanicaille
Le roi des papillons
en se faisant la barbe
se coupa le menton.

  Mais ce qui m’étonne encore davantage finalement, c’est la proximité de cette écriture avec l’un des aspects de Lolita qui m’a le plus fascinée : la façon dont l’écriture donne à voir un monde se déformant sans cesse. Un monde occupé par une présence énorme qui le corrode et l’explose en éclats coupants, imprévisibles, où plus rien n’est à sa place. Le cauchemar règne. Les domaines se contaminent. La force verbale se met au service de la communication d’un monde qui colle à la peau, au tympan, à la racine des cheveux, à la cornée des yeux. La revendication d’exactitude picturale des papillons serait-elle l’indice d’un besoin de protection contre l’informe ? Comme si cet homme ne pouvait pas se contenter de rêver : mais devait osciller furieusement entre l’obsession de l’exactitude et un délire dont seul le soulèvement de la langue le protègerait...

 Un geste commun : épingler ? Scarifier, marquer, fouiller par la langue...

  ... J’ai écrit ce commentaire craintivement, dans une écriture prudente, plate : comme pour me mettre à l’abri de la puissance d’invective de cet écrivain de génie... car c’est le seul terme qui traduise ma stupeur face à son écriture et la forme de reconnaissance très bizarre (partagée, transportée, mais presque écœurée) que je ressens pour elle et sa fureur...

  Bizarre : à la fin, la lettre ne me fait plus rire.

  Je ris encore moins une fois que j’ai lu le poème en question.

Il faut, il faut qu’on en reparle...

 

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