Saynète n° 113.3

 


Banfi, Angelucci, Shepard, Moore, Onorati,
Delli Colli, Tafani, Cattarinichi, Magistretti,
Normann, Tasso, Tiberi, Harris, Ridolfi, Liberati,
Sisi, De Leonardis, Errico, Potts, Ferretti,

Free, Muygleston, Castellani, Agati,
Lucchini, Sabatini, Brescini, Proietti,
Muratori, Diamanti, Aurellotti, Pettani,
Carlino, Simili, Grassi, Cancellara, Fochetti,

Chessari, Micolizzi, Bosi, Polidoro,
Nozzoli, Porro, Bergamini, Monacchia,
De Santis, Sisi, ne savent pas que la profondeur

De l’automate qui, inspiré et inlassable, travaille
N’est pas ici : que, à cause de vous, il frappe
Aux portes de lui-même et ne répond pas.

 

Pier Paolo Pasolini, Sonnets, traduction et postface de René de Ceccatty, édition bilingue, Paris, nrf / Poésie Gallimard, n° 476, 2012, p. 107

 

Augustin Leroy

03/10/2020

 

Les noms propres qui sont juxtaposés pendant presque trois strophes me sont totalement inconnus et je n’ai pas envie d’effectuer le travail d’enquête qui me permettrait d’identifier leur propriétaire.

Question : puis-je alors commenter ce poème ? Question implicite : quelle relation nouer avec un texte qui manifeste son étroite proximité, voire sa connivence avec des individus dont je ne connais rien, m’excluant d’emblée. Autre façon de poser la question : à quoi bon un commentaire qui ignore tout des conditions de production de l’œuvre qu’il commente, de son histoire, de son contexte – et à peu de choses près, de son auteur ?

La question restera en suspens.

Tentative de réponse immédiate : impossible ! Le risque du contresens est trop grand, d’autant que le poème cultive ses ambiguïtés. (peut-être est-ce l’effet de la traduction mais je préfère de ne pas me reporter au texte en italien parce que ma réflexion sur la possibilité de commenter ce poème sans recourir à des sources externes exclut l’approche philologique, l’usage du dictionnaire, le retour aux sources). En effet, outre ces noms qui ne désignent, pour moi, personne, les autres pronoms ne permettent guère d’identifier une référence. Le « vous » mis en cause dans l’avant-dernier vers renvoie-t-il aux cortèges des noms ? A un autre interlocuteur à qui est destiné le reproche de Pasolini ? Qui est ce « il » qui n’a pas de nom ? Grammaticalement, c’est l’automate mais qui est cet automate ? Une métaphore du poète, du travailleur du vers ? Probable, puisqu’il est à la fois « inspiré », comme les anciens poètes touchés du feu des Dieux et à la fois un « inlassable » travailleur, une machine moderne, un ouvrier mécanique qui façonne la matérialité de la langue.

Voilà une stratégie peu honnête pour générer de la signification : porter la couronne du symbole pour oublier mon bonnet d’âne de philologue… Le commentaire porterait alors sur l’impossible articulation , dans le poème, entre un pouvoir de nomination magique et une machine verbale qui dysfonctionne, dont l’ouvrier, précisément, « n’est pas ici ». Conclusion : le poète marxiste est un ouvrier manqué qui se souvient des dieux et l’illisibilité des noms propres et du destinataire se présente comme un sabotage volontaire, un opération de brouillage du sens contre le public, la valeur marchande et le marché des œuvres.

Mais l’hypothèse se contente d’exploiter certains topoï (le poète inspiré, le poète moderne impersonnel, l’illisibilité comme geste politique) et de produire une lecture allégorique qui évacue mon sentiment de lecteur : c’est-à-dire une lecture dont la cohérence doit esquiver la façon dont je suis relié au texte, non seulement en tant qu’il est un objet de connaissance mais aussi en tant qu’il me touche, qu’il touche mon langage. A mes yeux, la lecture allégorique, symbolisante, simplifie le sens et réduit les problèmes en mobilisant des schémas mythiques ; la lecture philologique met en suspens mon point de vue pour ne conserver que la prétendue vérité du texte, qu’il s’agirait d’exhausser par diverses procédures de vérification (par exemple, voir qui sont les deux « Sisi » au vers 4 et au vers 11 ? Deux individus distincts ? Moi, je pense à l’impératrice...).

Pourrait-on trouver une issue à ces deux approches qui me semblent, somme toute, assez fades et convenues ? C’est peut-être ce qui me plait le plus dans ce poème : il est exigeant, il demande au lecteur de proposer une perspective critique qui sorte le commentaire et le poème de ses gonds et de ses charnières bien huilées, non parce qu’il faudrait naturellement transgresser l’exercice scolaire qu’est le commentaire mais parce que je crois qu’un bon commentaire, un commentaire que j’aime, est un commentaire qui répond aux défaillances de l’oeuvre (sans pour autant la réparer, il ne s’agit pas de soigner l’auteur, encore moins le texte). En l’occurence, un commentaire qui accueille la solitude de l’automate expulsé de lui-même, mis à la porte de son intériorité.

Y répondre, mais comment, selon quel cheminement argumentatif ? En poussant à leur dernier degré l’intensité des équivoques. Ainsi, si l’on considère que le « vous » n’est pas clairement identifiable, je crois que cette indétermination, loin d’être une énigme qu’un travail philologique devrait résoudre, est une porte ouverte au dialogue. En effet, si ce « vous » ne réfère pas aux individus nommés dans la première moitié du poème, il ne peut renvoyer, en tant que pronom du dialogue, aux lecteurs, à tous les lecteurs potentiels. D’une certaine façon, c’est la lecture qui est mise en cause par le poète car elle arrache au « je » la possibilité de co-exister avec lui-même, au point de le faire disparaître. Le sonnet, forme lyrique par excellence, est choisi comme cadre de disparition du « je » : il se change en un « il » , s’automatise, se sépare jusqu’à perdre la possibilité d’être à lui-même son propre lecteur. Il s’adresse à lui « et ne répond pas », c’est là le tort que lui causent les lecteurs qui « ne savent pas ». Paradoxalement, ce poème adressé aux lecteurs cherche à s’en isoler et condamne le regard qui expose l’intimité de l’auteur. Je pense ici au cinéma de Pasolini que je connais mieux que sa poésie et au rôle qu’il donna à sa mère dans l’Evangile selon Saint-Mathieu : la Vierge Marie. Par filiation, Pasolini se fait Christ et il lui faut purifier le cœur de sa parole pour la cacher aux yeux des hommes. L’automate – ce qui n’a pas d’âme chez Descartes – possède une âme secrète qui ne peut se dire qu’à la condition de n’être entendue que d’elle-même – sans quoi elle disparaît, comme le « je » lyrique du poème. La multiplication des noms propres relèverait alors d’une poétique de l’illisibilité où le lecteur ne peut rencontrer le sens qu’à la condition d’y renoncer. Le poème est une agression déguisée non contre les individus nommés dans la première moitié mais contre tous les lecteurs, y compris le premier lecteur, qui est l’auteur.

De là, cette idée très moderne qu’un poème profond, inspiré, est un poème sans lecteur.

Ainsi, le seul commentaire que je puis faire consiste à répondre à l’agression, non en la taisant mais en essayant d’être un destinataire qui sans rien forcer de l’intimité défendue par Pasolini, refuse de se reconnaître dans ce « vous » accusateur. Dire non au poème. Par ce refus, j’espère entrouvrir, légèrement, les « portes de lui-même » et sentir que, comme lecteur, je suis expulsable – de ma langue et de mon intériorité.

 

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