Saynète n° 105.4.

 


Ta tête, ton geste, ton air,
Sont beaux comme un beau paysage ;
Le rire joue en ton visage
Comme un vent frais dans un ciel clair.

Le passant chagrin que tu frôles 
Est ébloui par la santé
Qui jaillit comme une clarté
De tes bras et de tes épaules.

Les retentissantes couleurs
Dont tu parsèmes tes toilettes
Jettent dans l'esprit des poètes
L'image d'un ballet de fleurs.

Ces robes folles sont l'emblème
De ton esprit bariolé ;
Folle dont je suis affolé,
Je te hais autant que je t'aime !

Quelquefois dans un beau jardin
Où je trainais mon atonie
J'ai senti comme une ironie,
Le soleil déchirer mon sein ; 

Et le printemps et la verdure
Ont tant humilié mon coeur,
Que j'ai puni sur une fleur
L'insolence de la nature.

Ainsi je voudrais, une nuit,
Quand l'heure des voluptés sonne,
Vers les trésors de ta personne,
Comme un lâche ramper sans bruit,

Pour châtier ta chair joyeuse,
Pour meurtrir ton sein pardonné,
Et faire à ton flanc étonné
Une blessure large et creuse,

Et, vertigineuse douceur !
travers ces lèvres nouvelles,
Plus éclatantes et plus belles,
T'infuser mon venin, ma soeur !

Charles Baudelaire, "A celle qui est trop gaie", Les Fleurs du Mal, Paris, Gallimard, 1975, p.176.

 

Pierre-Elie Pichot

01/02/2020

 

Charles Baudelaire ne plaît qu’aux hommes, remarquait Adrienne Monnier. Un siècle plus tard, j’ai tendance à croire que c’est encore le cas.

Je peux en témoigner : Baudelaire, parmi quelques autres de nos bonshommes modernes (Céline, Cioran, Kundera…), était un torchon qui brûlait entre mon père et ma mère.

La paix du ménage supposait qu’on ne prononce pas son nom devant elle ; devant lui, si vous n’êtes pas d’humeur à la polémique, ne venez pas discuter qu’il est, et restera, le plus grand poète français, loin devant Hugo !

Ce fut donc en secret qu’à l’anniversaire de mes quinze ans, je reçus de mon père les œuvres complètes de Baudelaire en Pléiade : « celle qui est trop gaie » n’aurait pas été très gaie de l’apprendre !

Cette histoire explique que le poème « à celle qui est trop gaie » représente pour moi le cauchemar d’un cauchemar : un coup de couteau porté à ma scène primitive.

« Si tu peux lire ce poème sans sourciller, tu seras un homme, mon fils ! » Eh bien ! plutôt s’en tenir au programme de John Stoltenberg : refuser d’être un homme !

*

Sur les films que regarde mon père, la conclusion de ma grand-mère sera invariablement : « dis, ce n’est pas gai, ton histoire ! » Un jour, fâché d’une réaction si bourgeoise, mon père lui a répondu qu’on ne faisait pas de bons films avec de bons sentiments. Se le tenant pour dit, le soir, elle préfère lire de mauvais livres gais, dans son lit, pour s’endormir : L’amie prodigieuse d’Elena Ferrante, Le Chant du monde de Giono, ou encore tel programme de campagne au socialisme flegmatique…

*

Naguère, Hans Robert Jauss lisait dans le procès fait à Madame Bovary la preuve irréfutable de sa littérarité. Les entraves bourgeoises, morales ou religieuses ne sont-elles pas des frontières à dépasser perpétuellement pour le progrès en marche ? demandait-il ; la littérature n’est-elle pas le lieu privilégié de cette libération ?

Mais voilà qu’en 2019 est parue la traduction française de L’Affaire Jauss, d’Ottmar Ette. Le saviez-vous ? Moi, pas du tout : Jauss fut aussi le plus jeune officier de la Waffen-SS, dans laquelle il connut une carrière fulgurante.

D’une certaine manière, je ne suis pas seulement horrifié de l’apprendre, mais aussi considérablement soulagé. Cette information me débarrasse du malaise qui me prend à lire la jouissance de Jauss, lorsqu’il vante l’anti-romantisme français, et qu’il encourage le bris des idoles. On y voit plus clair.

*

Il est temps, pour conclure, d’inventer un moyen de pardonner à ce poème le mal qu’il me fait. Afin de retrouver, dans les vers haineux de Baudelaire, un tant soit peu de gaieté, de jocundity, imaginons : ces trente-six octosyllabes, et s’ils étaient une parodie signée par un poète burlesque – mettons, par exemple, une lettre d’Énée à son épouse Lavinia, découverte dans les brouillons de Scarron ? Mille qualités me sauteraient aux yeux. Quelle merveille classico-baroque ! Énée, risible et touchant, confesse, sans faux-semblant, qu’il n’est pas celui qu’on croit. Ainsi même les héros classiques aimeraient, parfois, « comme un lâche ramper sans bruit » ! Même un vénérable Romain deviendrait méchamment cruel, s’il était embastillé dans une galerie pleine de Grâces ! Une horreur de ce genre viendrait à l’esprit de quiconque serait privé·e de variété et de liberté, vous ne croyez pas ?

Quel farceur, ce Scarron ! Il a beau jeu d’exagérer : l’héroïsme d’Énée demeure hors de doute. Le fantasme criminel qu’il formule est sans conséquence existentielle réelle. Aucun danger qu’Énée ne s’abandonne à une impiété de ce style – contrairement à Baudelaire, dont les frasques dans les bordels et dans les îles me sont mal connues, je n’étais pas né à l’époque.

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