Saynète n° 105

 

 

Ta tête, ton geste, ton air,
Sont beaux comme un beau paysage ;
Le rire joue en ton visage
Comme un vent frais dans un ciel clair.

Le passant chagrin que tu frôles 
Est ébloui par la santé
Qui jaillit comme une clarté
De tes bras et de tes épaules.

Les retentissantes couleurs
Dont tu parsèmes tes toilettes
Jettent dans l'esprit des poètes
L'image d'un ballet de fleurs.

Ces robes folles sont l'emblème
De ton esprit bariolé ;
Folle dont je suis affolé,
Je te hais autant que je t'aime !

Quelquefois dans un beau jardin
Où je trainais mon atonie
J'ai senti comme une ironie,
Le soleil déchirer mon sein ; 

Et le printemps et la verdure
Ont tant humilié mon coeur,
Que j'ai puni sur une fleur
L'insolence de la nature.

Ainsi je voudrais, une nuit,
Quand l'heure des voluptés sonne,
Vers les trésors de ta personne,
Comme un lâche ramper sans bruit,

Pour châtier ta chair joyeuse,
Pour meurtrir ton sein pardonné,
Et faire à ton flanc étonné
Une blessure large et creuse,

Et, vertigineuse douceur !
travers ces lèvres nouvelles,
Plus éclatantes et plus belles,
T'infuser mon venin, ma soeur !

Charles Baudelaire, "A celle qui est trop gaie", Les Fleurs du Mal, Paris, Gallimard, 1975, p.176.

 

Eva Avian

01/02/2020

 

J’ai lu À celle qui est trop gaie vers seize ans parce que ce poème se trouvait dans la section des « pièces condamnées » des Fleurs du mal. Je pensais que la dédicataire du titre devait être une jeune fille, et qu’il était effectivement possible d’être trop gaie, pour qui ne se sent pas l’être assez (comme il peut arriver vers seize ans).

Le beau portrait des premiers quatrains, « beaux », « beau », trompait ma curiosité : pas de sofa ni d’absinthe, d’auréole tombée dans la boue, pas de bijoux, et pas un nuage. Ce n’était pas condamnable et ce n’était même pas Baudelaire. Si ce n’est que son nom résonnait partout : « air » de « beau », « beau » dans « clair » ... oui, c’est frais, simple et lumineux, ouvert comme le printemps et, pour voir se lever un nuage, il aurait fallu considérer que trop de gaieté confine à la folie, que les robes aux couleurs vives sont peut-être celles d’une prostituée, et qu’à celle qui est trop gaie, on risque d’exiger qu’elle en rabatte un peu de sa joie.

La rencontre est décrite par son effet sur un « passant chagrin », disons le poète. Ce n’est pas une rencontre ponctuelle mais une figure régulière dans le paysage : il dit au présent ce que ça lui fait, chaque fois, ce qu’elle est, chaque fois, pour lui. Son regard s’ouvre sur le ciel, la lumière, l’horizon, ce qui rayonne, ce qui tourne et ce qui croît, et cette énergie le rend fou. (On peut aimer les fleurs et souffrir du pollen en suspens dans le vent, et de la vitalité d’une passante.)

Folie est, à mon sens, la mesure d’une intensité. Aussi ne trancherai-je pas là-dessus. Ce peut être celle, littérale, d’un syphilitique, une folie contagieuse, le désir qui fait souffrir les mélancoliques ou le manque de sérieux qu’on prête à la jeunesse... Ici s’arrête le prologue fleuri, et l’anecdote commence.

Le poète ne flâne pas, il ne rôde pas non plus (comme un prédateur) mais il se traîne. Tout dans la nature qui grandit peut sembler contraire à qui n’a pas la force de travailler, c’est-à-dire, dans ce cas, de créer – et peut-être se souvient-il avoir été, lui aussi, « gai comme un oiseau des bois » (c’est ainsi que Bénédiction décrit l’enfance du poète).

Après quoi, tout est suspendu au « je voudrais », c’est-à-dire au fantasme de celui qui se compare lui-même à « un lâche ». Ce statut de la parole est la première raison pour laquelle je peux aborder cette scène d’une indéniable violence sans chercher à la qualifier, au sens quasi juridique du terme, exactement et une fois pour toutes. La seconde, liée à la première, c’est la succession particulièrement visible des hypallages, figure qui consiste précisément à qualifier de façon non pertinente, le qualificatif renvoyant à un troisième terme : « chair joyeuse », « sein pardonné », « flanc étonné ». Effet de ba-ri-o-lé, de disparate : d’équivoque. (Qu’était-ce que « punir une fleur », d’ailleurs ? Non : ce qui dérange chaque fois ma lecture, c’est la préposition « sur » du « punir sur une fleur ».) La dernière strophe du poème ne perd pas en équivocité. Le comparé des lèvres « nouvelles » n’est pas fixe, pas plus que le référent du « venin » ...

J’ai peiné à parvenir jusqu’à ce point de mon commentaire, soit jusqu’à l’apostrophe finale, « ma sœur ! », qui me plaît sans me sembler plus simple à approcher que ce qui précède.

Je reconnais dans cette apostrophe celle de L’Invitation au voyage, qui rime, elle aussi, avec « douceur ». Mais d’abord celle d’Au lecteur : « Hypocrite lecteur, – mon semblable, – mon frère ! », « mon venin, ma sœur ! », avec, cette fois, la différence du féminin. Ces échos tissent un réseau qui desserre un peu, pour moi, l’emprise de l’image finale (qui est jouissance pour le poète).

Je pense, surtout, au type de lien qu’établit cette apostrophe fraternelle. Il me semble qu’elle peut être reçue comme une violence supplémentaire, un lien de parenté qui s’impose et qui impose l’identification au « lâche », au vil, ainsi qu’à l’« hypocrite » du seuil du recueil. Il y a des « mon frère », « ma sœur », qui sentent le faux dévot et prétendent fonder une commune humanité dans l’abjection. Mais le lien fraternel n’est pas que lien de réflexion (le même) propre à tourner au fratricide ou au sororicide, il est en même temps lien de réciprocité (l’autre, avec lequel je partage quelque chose). L’autre qui est si proche qu’il est pour moi comme un frère, comme une sœur, douceur possible de ce lien, dont je maintiens l’essentielle ambivalence...

En écrivant, j’ai été frappé par les similitudes entre ce poème et la chanson de Léo Ferré, Jolie môme. Mais Ferré, en chantant les attraits de la « jolie môme », la réduit systématiquement, par la répétition du restrictif « ne...que » : « T' es qu'un' pauv' / Petit' fleur / Qu'on guimauv' / Et qui meurt » ... qui me fait entrer avec lui, malgré moi, dans la communauté des « amis » qui chantent les splendeurs et la dérision de La jeune fille en fleur qu’en remplacera bientôt une autre, tout aussi désirable, tout aussi crédule et pour ainsi dire sans gravité que la première.

Le poète d’À celle qui est trop gaie, quant à lui, maintient une séparation entre la dégradation qu’il fantasme et le corps - et la gaieté - de la dédicataire, tout en soulignant leur proximité que, aussi trouble qu’elle soit, je n’ai jamais pu ne pas entendre.

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