Saynète n° 101

 

 

Toru émit trois appels. Point – point – point – trait – point. Point – point – point – trait – point. Point – point – point – trait – point.

Ils restèrent sans réponse.

Il refit ses trois signaux.

Il y eut un trait. Une lumière qui semblait percer près de la passerelle.

(…) C’était le Nitcho Maru, aucun doute.

Ce fut tout un remue-ménage entre les signaux lumineux longs et courts, comme si parmi les faisceaux de lumière ininterrompue, une petite lumière était devenue folle de joie. La voix qui appelait au loin, par-delà la mer enténébrée, ressemblait à la voix d’une folle. Voix métallique qui appelait tristement sans pour autant être triste, dans un transport de joie. Elle ne disait qu’un nom de navire, et pourtant, le trouble infini de cette voix de lumière emportait aussi dans chacun de ses fragments les battements irréguliers d’un pouls qui s’emballe.

Les signaux devaient provenir de la main du lieutenant, qui était de quart. Toru sentait dans ces signaux de la passerelle ce que devait éprouver un lieutenant au moment de rentrer chez lui. ».

Yukio Mishima, L’Ange en décomposition, traduit de l’anglais par Tanguy Kenec’hdu, Paris, Gallimard, Folio, p. 34-35.

 
 

 

 

 Natacha Israël

06/07/2019

 

La scène précédente réunissait un garçon et une fille (Toru, 16 ans, et Kinué, 21 ans) dans une baraque exiguë logée un peu à l’écart du port de commerce.

Lui, convaincu de ne pas appartenir à ce monde ou qu’une moitié de lui seulement y existe pendant que l’autre moitié habite un royaume d’indigo au-delà de la mer, au-delà des navires, des nuages et des péninsules, de la foudre et du soleil à leur tour noyés dans un tourbillon d’étoiles – un « royaume d’indigo massif, sans discontinuité », horizon invisible étalé au-delà du visible où l’adolescent au regard aigu ne voit plus que la transparence toute nue et se voit lui-même, en miroir, en train de voir l’invisible. Elle, vivant dans l’illusion d’être une reine de beauté, réfugiée dans le monde sans miroir de la folie où la réalité est abolie. Tous deux, elle et lui, emmurés chacun en soi-même, l’un voyant au-delà de l’horizon, l’autre aveugle pour ne plus voir sa propre laideur. Ils ne se parlent pas ; pourtant, ils s’entendent. Malgré sa parfaite indifférence, il sait que sa folie à elle est son salut ; malgré sa folie, elle connait la perfection de son indifférence à lui. Soudain, approche un cargo non identifié. Kinué est congédiée car c’est la responsabilité de Toru de lui faire signe et de le guider. Le navire devra mouiller au large pour n’entrer au port que le lendemain, le service de santé étant déjà fermé. « Ceux qui viennent de ports étrangers sont toujours en avance », se dit Toru à lui-même.

Comment la scène est-elle sublimement transitionnelle ? D’abord, à cause de la difficulté : la communication est compliquée par l’éloignement, par les reflets de la lune sur la mer et par le temps, si difficile à anticiper, dont chacun a besoin pour apercevoir et comprendre le signal de l’autre, puis y répondre. Mishima écrit le morse, au lieu d'en présenter simplement les symboles, afin de mieux produire les signaux lumineux devant nos yeux. Il écrit la « voix de lumière », « voix métallique », dont la chanson pointilliste, minimaliste, perce la nuit. Avant de la décrire, il écrit la conversation fragmentaire dont les quelques éclats suffisent à exprimer l’essentiel : « nous sommes lourds, fatigués, heureux de rentrer, de déposer bientôt notre cargaison, tous les autres dorment » (le lieutenant de quart) ; « du fond de la solitude où je campe farouchement, je vous vois, je vous guide, je vous attends » (Toru). Deux esprits humains toujours cernés par la menace de la folie et de l’incompréhension existent bien l’un pour l’autre à cet instant, dans une connivence soustraite à toute espèce d’obscurité, ou en vertu même de la nuit épaisse. Dans chaque lueur spectrale qui tremble sur l’océan, Toru entend battre le cœur de son correspondant. Demain matin, ils ne se verront plus, ne se reconnaîtront pas. (Le soleil rouge-rose du Japon détruit tout, chaque fois…)

 

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