Saynète n° 98 

 

 

Seule ! J'ai l'air de m'en plaindre, vraiment !

— Si tu vis toute seule, m'a dit Brague, c'est que tu le veux bien, n'est-ce pas ?

Certes, je le veux « bien », et même je le veux, tout court. Seulement, voilà... il y a des jours où la solitude, pour un être de mon âge, est un vin grisant qui vous saoule de liberté, et d'autres jours où c'est un tonique amer, et d'autres jours où c'est un poison qui vous jette la tête aux murs.

Ce soir, je voudrais bien ne pas choisir. Je voudrais me contenter d'hésiter, et ne pas pouvoir dire si le frisson qui me prendra, en glissant entre mes draps froids, sera de peur ou d'aise.

Seule... et depuis longtemps. Car je cède maintenant à l'habitude du soliloque, de la conversation avec la chienne, le feu, avec mon image... C'est une manie qui vient aux reclus, aux vieux prisonniers ; mais, moi, je suis libre... Et si je me parle en dedans, c'est par besoin littéraire de rythmer, de rédiger ma pensée.

J'ai devant moi, de l'autre côté du miroir, dans la mystérieuse chambre des reflets, l'image d'« une femme de lettres qui a mal tourné ». On dit aussi de moi que « je fais du théâtre », mais on ne m'appelle jamais actrice. Pourquoi ? Nuance subtile, refus poli, de la part du public et de mes amis eux-mêmes, de me donner un grade dans cette carrière que j'ai pourtant choisie... Une femme de lettres qui a mal tourné : voilà ce que je dois, pour tous, demeurer, moi qui n'écris plus, moi qui me refuse le plaisir, le luxe d'écrire...

Colette, La Vagabonde, Paris, Librairie Paul Ollendorff, 1910, p. 13-14.

 
 

 

 

 Boris Verberk

04/05/2019

 

Après huit années d’un mariage violent et humiliant, Renée, la narratrice, a pris la décision de quitter son mari et le cercle des artistes mondains qu’ils fréquentaient pour se jeter sur la scène de l'Empirée-Clichy, un cabaret. Mais le bonheur n'est pas là, malgré de fidèles compagnons dont fait partie Brague. Avec Max, un riche et bel admirateur qui promet le mariage, une question lui est soudain posée : faut-il accepter la romance ou s'en tenir à sa nouvelle vie de cabaretière ? Le nom de scène qu’elle s’est choisi, Renée Néré, fait planer le risque de la répétition. Ce d’autant plus que l’indécision prend une amplitude insoluble : où commence sa liberté ?

On pourrait lire La Vagabonde comme on regarde une comédie musicale. La narratrice téméraire n’invite pas à vivre en faisant des claquettes et en chantant, mais ce qu’elle offre déborde le récit de la romance sentimentale. Elle nous propose de vivre en écrivant, en donnant à l’ordinaire des pensées un rythme et une énergie qui permet le conte. Ce « besoin littéraire » est ce qui permet au personnage de survivre aux asphyxies symétriques de l'indépendance et de la liberté.

Dans les pages qui suivent, Renée se lance dans un grand élan lyrique sur ce que c'est qu'écrire, ce « luxe » qu'elle s'interdit. Elle l'a connu, a publié trois romans du temps où elle était encore épouse, les deux premiers ont eu du succès. « Écrire... […] Écrire ! » répond à la solitude. Mais trop écrite, la vie de Renée serait alors aux prises des « amis » qui ne l'appellent pas actrice et regrettent de ne plus pouvoir l'appeler autrice. Vivre pour s'écrire, faire de son quotidien une anecdote, rendre l’odieux désirable puisque scriptible, voilà la limite qu'elle refuse de franchir. C’est ainsi qu’elle tourne mal.

Si l’écriture se refuse à faire « livre », ce roman n'est pas pour autant le pur flux des pensées de la narratrice. Écrire, c'est devenir un peu autre, se composer. Colette ne nous fait pas entrer dans la tête de Renée, elle nous montre comment cette dernière s'agence entre pages de journal intime et lettres recopiées. Le roman devient alors un objet étrange qui s'écrit dans son déni. Une nouvelle boucle dans la répétition, peut-être.

Qu’importe la détresse de Renée, son dilemme m’ennuie. Ce qui me captive, c’est la puissance de ce « besoin littéraire » dont le rythme et la structure me touchent par-delà tous les présupposés, pour certains affligeants, que je peux avoir. En mettant son récit sous le signe de cette disposition, Colette me permet de considérer son personnage non pas comme on épie un drame anonyme, mais comme on apprécie une œuvre. Dans ce passage qui déréalise la confession je peux trouver une place pour en recevoir les enjeux.

 

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