Saynète n° 94

 

 

 

Ainsi dit l’illustre Hector, et il tend les bras à son fils. Mais l’enfant se détourne et se rejette en criant sur le sein de sa nourrice à la belle ceinture : il s’épouvante à l’aspect de son père ; le bronze lui fait peur, et le panache aussi en crins de cheval, qu’il voit osciller au sommet du casque, effrayant. Son père éclate de rire, et sa digne mère. Aussitôt, de sa tête, l’illustre Hector ôte son casque : il le dépose, resplendissant, sur le sol. Après quoi, il prend son fils, et le baise, et le berce entre ses bras, et dit, en priant Zeus et les autres dieux : “Zeus ! et vous tous, dieux ! permettez que mon fils, comme moi, se distingue entre les Troyens, qu’il montre une force égale à la mienne, et qu’il règne, souverain, à Ilion ! Et qu’un jour l’on dise de lui : “Il est encore plus vaillant que son père”, quand il rentrera du combat ! Qu’il en rapporte les dépouilles sanglantes d’un ennemi tué, et que sa mère en ait le cœur en joie !” Il dit et met son fils dans les bras de sa femme ; elle le reçoit sur son sein parfumé, avec un rire en pleurs. Son époux, à la voir, alors a pitié. Il la flatte de la main, il lui parle, en l’appelant de tous ses noms. “Pauvre folle ! que ton cœur, crois-moi, ne se fasse pas tel chagrin. Nul mortel ne saurait me jeter en pâture à Hadès avant l’heure fixée. Je te le dis ; il n’est pas d’homme, lâche ou brave, qui échappe à son destin, du jour qu’il est né. Allons, rentre au logis, songe à tes travaux, au métier, à la quenouille, et donne ordre à tes servantes de vaquer à leur ouvrage. Au combat veilleront les hommes, tous ceux – et moi le premier – qui sont nés à Ilion.” Ainsi dit l’illustre Hector, et il prend son casque à crins de cheval, tandis que sa femme déjà s’en revient chez elle en tournant la tête et en versant de grosses larmes.

Homère, Iliade, VI, v. 465-485 ; tr. P. Mazon, Gallimard, 1975, p. 148

 
 

 

 

 Michèle Rosellini

2/03/2019

 

 

Cette scène de l’Iliade, une des plus connues, est nommée par tradition « les adieux d’Hector et d’Andromaque ». Les quelques tableaux qui la représentent, de l’âge classique au XIXe siècle, portent ce titre. Or, à ne considérer que ce bref extrait, on perçoit le contresens : loin de consentir aux adieux, Hector invite Andromaque à avoir confiance en sa survie, et, dans cette pensée, à poursuivre, comme si de rien n’était, ses activités quotidiennes. Le titre posé sur la scène est donc une extrapolation du lecteur, qui sait, aussi sûrement que l’auteur, qu’Hector à son insu s’avance alors vers sa mort. Tout est déjà écrit. C’est d’ailleurs ce qu’ironiquement le texte homérique lui fait dire. D’où le sentiment de tragique qu’inspire, par tradition aussi, la lecture de la scène.

Mais la relisant aujourd’hui, à distance du contexte scolaire dans lequel je l’ai découverte, je suis touchée par un autre sentiment tragique : celui qu’éveille la mise en contact brutale de l’intime et de la guerre. Certes, la narration rend plausible une telle proximité en situant la rencontre des époux sur les remparts d’Ilion, à peu de distance de la porte Scée qu’Hector s’apprête à franchir pour rejoindre le champ de bataille. Mais, très tôt, l’imaginaire grec a déplacé la scène dans l’espace domestique – comme on le voit sur les peintures de vases –, signifiant par là qu’il n’y a, en temps de guerre, qu’une mince cloison qui sépare l’intérieur rassurant de l’extérieur menaçant : la mort est derrière la porte. Tel est le point de vue de l’enfant, que le poète, avec une juste intuition, montre terrifié par l’intrusion du père paré des attributs du guerrier. De la main porteuse de mort aux bras protecteurs de la vie n’est ménagée aucune transition, mais un brusque escamotage. L’escamotage se produit aussi en sens inverse : le père franchit la porte, livrant brutalement l’enfant à l’abandon.

Entre les deux moments, toutefois, le déploiement d’une parole. Mais que fait-elle, cette parole, sinon accentuer la violence en vouant l’enfant à la répétition du destin du père, dans l’aveuglement volontaire à ce qu’il adviendra de la cité sur laquelle régner et pour laquelle se battre ? Aveuglement volontaire, puisqu'Hector n'ignore pas le destin funeste prédit à sa patrie, comme il vient de le confier à Andromaque : « Sans doute, je le sais en mon âme et en mon cœur : un jour viendra où elle périra, la sainte Ilion, et Priam, et le peuple de Priam […] » Et pourtant il projette son fils, à l’aveuglette, sous l’alibi précaire de la protection des dieux, vers un avenir condamné d’avance.

Si nous rapportons cette scène à nous-mêmes, à la forme de vie que nous adoptons avec les enfants, par la force des choses et sans y réfléchir vraiment, nous y voyons se dessiner la perspective tragique de notre monde. Ne lançons-nous pas inconsidérément – comme si de rien n’était – nos enfants vers un avenir que nous nous figurons comme la répétition de notre présent tout en sachant qu’il a tous les risques d’advenir sur le mode de la catastrophe ?

 

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